Mercredi 26 février, aux environs de 16 heures. Le président me reçoit dans un sous-sol sécurisé de cette Cité interdite qu’est l’administration présidentielle. Comment se sent-il, à la veille de s’envoler pour Washington ? « Bien. Mais rien n’est décidé. Je ne sais pas encore ce que veut Trump ni si je ferai vraiment ce voyage. » Parce qu’il n’a pas confiance ? Qu’il ne croit pas à la bonne volonté d’un allié qui l’a traité de dictateur ? Il éclate de rire. « Non. Le problème, c’est surtout que je ne sais pas pourquoi il fait ça. Ne comprend-il pas que Poutine n’est pas fiable et que… » Il hésite. « En même temps… Heureusement, il y a le Sénat et le Congrès. C’est sur eux, et leur soutien bipartisan, que je compte. Comme il y a deux ans, vous vous rappelez ? Quand ils ont posé des questions, écouté nos réponses et fini par débloquer le paquet d’aide militaire qu’on a attendu pendant des mois… »

Mettons les choses au pire, dis-je : pourriez-vous, sans l’Amérique, continuer ? « Ce serait difficile. Ils ont la technologie. Le renseignement. Supposez que l’Allemagne, par exemple, consente à nous livrer des Patriot : il lui faudrait leur autorisation. » Et l’Europe ? Ne croit-il pas à une alternative européenne ? « Si, bien sûr. Je crois en Immanuel par exemple… » Il dit « Immanuel », avec un « i » et, dans le ton, un accent de vraie camaraderie pour évoquer son homologue français. « Si ce rendez-vous de Washington se fait, ce sera grâce lui ; je le remercie pour cela ; c’est un vrai ami. »

Zelensky et Bernard-Henri Lévy sont assis autour d'une table blanche et parlent dans un bureau austère aux murs blancs. On voit un drapeau jaune et bleu contre le mur.
Le 27 février 2025, à la veille du départ de Zelensky pour Washington, BHL s’entretient avec le président ukrainien à Kiev. Photo : Marc Roussel.

On sent une admiration non feinte : « Savez-vous que c’est un expert militaire ? Il connaît, à distance, le moindre point de notre ligne de front ! » À propos de ligne de front, sait-il que je pars pour Pokrovsk ? Et, s’il signe demain avec Trump, cela aura-t-il encore un sens ? La réponse fuse. « Bien sûr. Votre présence fera plaisir aux soldats. Elle réchauffera les cœurs. Et puis… » Il semble réfléchir à voix haute. « Et puis, je crois que je vais le faire, ce voyage. Je ne suis sûr de rien, mais je vais le faire. »

La guerre des drones a pris le pas sur celle des tranchées

J’ai l’impression que c’est arrivé d’un coup. Je n’étais plus revenu, depuis huit mois, en première ligne. Et je m’aperçois que la guerre des drones a désormais pris le pas sur celle des tranchées. Nous sommes dans un centre de commandement des abords de Pokrovsk, ce bastion de l’Est où les Russes jettent toutes leurs forces pour percer. Il y a là, dans le bunker souterrain d’une ancienne usine, une dizaine de geeks-soldats face à un mur d’ordinateurs. Certains sont à visage découvert. D’autres, en sweat et cagoule, échangent par micro avec des hommes dont on n’entend que la voix mais qui opèrent, sur le terrain, les drones d’observation et d’attaque.

Dans un bunker aux murs recouverts de baches et de filets de camouflage, un soldat cagoulé est assis derrière un bureau lequel sont posés des ordinateurs qu'il regarde. Assis à ses côtés Bernard-Henri Lévy regarde un des 5 écrans accrochés au mur sur lesquels sont retransmis des images filmés par les drones.
En février 2025 BHL est auprès des dronistes au poste de commandement opérationnel Nord du 91eme bataillon, près de Pavlograd. Photo : Marc Roussel.

Soudain, sur l’un des écrans, paraissent trois silhouettes, marchant dans un paysage de neige, semé d’arbres rares, alignés, sans bosquet. Silence, alors, dans le bunker. L’homme à la cagoule sélectionne une des silhouettes, au hasard, avec sa souris. La suit. La perd. Zoome dans l’image. La retrouve. Transmet ses coordonnées. La silhouette disparaît dans un nuage de neige grise et mal pixélisée. Mais le nuage se dissipe. Et elle réapparaît, se relevant, titubante. Est-elle blessée ? Juste étourdie par le choc ? Les deux autres la rejoignent. Non. Elles ne s’arrêtent pas et continuent, trébuchant elles aussi, vers un bouquet d’arbres plus fourni. L’homme à la cagoule, alors, donne un nouvel ordre dans son micro. La première silhouette s’effondre pour de bon dans une convulsion brève tandis que les deux autres se blottissent entre des bouleaux. Une heure passe. Ils vont mourir là, gelés, dit l’homme à la cagoule. Et quand, en effet, ils tentent une sortie, il prend son temps, les suit, chuchote un dernier ordre : ne reste, quand la fumée se dissipe, que deux formes semblables à des arbres abattus.

Photo d'un écran d'ordinateur sur lequel on voit la captation d'une vidéo de drone qui filme un soldat russe abattu dans une forêt.
Sur les écrans du commandement opérationnel Nord du 91eme bataillon, vers Pavlograd, les soldats-geeks mènent une guerre des drones. Ici un soldat russe vient d’être abattu. Photo : Marc Roussel.

Quand de chasseur vous devenez possiblement chassé, il n’y a pas trente-six façons de vous échapper. Il faut, pour les drones classiques, s’équiper d’antennes coniques posées, comme nous l’avons fait, sur le toit de la voiture pour brouiller la communication entre le drone et son pilote. Mais pour les appareils reliés à leur pilote par une fibre optique de plusieurs kilomètres – comme c’est actuellement le cas pour les deux tiers de l’arsenal russe –, il n’y a pas d’autre solution que de rouler à tombeau ouvert sur des pistes verglacées, rendues presque invisibles par la neige ; puis, à destination, de courir se mettre à l’abri dans une Posadka, ces drôles de forêts sans sous-bois, juste des aulnes élancés, presque nus, plantés du temps des Soviétiques pour fixer, contre les vents violents, les sols riches et noirs du Donbass.

En marge d'une pleine enneigée deux hommes fortifient des tranchées pour construire un abri souterrain. On voit de grands trois et de grandes tranchées et des buches et morceaux de bois recouvrir le sol terreux.
Sur la ligne de front des volontaires civils, ex-mineurs, construisent un abri fortifié et souterrain aux alentours de Pokrovsk. Photo : Marc Roussel.

Ici, ne se trouvent pas trois soldats russes perdus, mais cinquante mineurs de la mine fermée de Pokrovsk qui ont huit jours et huit nuits pour aménager l’une de ces fortifications faites de terre creusée et levée, de filets de métal enfouis, d’entonnoirs excavés dans la neige ou de cônes, dont les Ukrainiens ont le secret. Ballet des mineurs devenus bûcherons. Noria des arbres coupés, le plus loin possible, à la scie électrique, puis portés à dos d’hommes. Et, quand un drone gronde, un bouquet de troncs plus épais où l’on se réfugie autour d’un feu nourri par des copeaux découpés, à la hache, sur les troncs. Ingéniosité des Ukrainiens : je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour les trois Russes d’hier, envoyés à la boucherie comme de la chair à canon.

Oleksandr Syrsky, général en chef des armées ukrainiennes, n’a pas changé depuis notre dernière rencontre, il y a huit mois, sur le front de Kharkiv. Les mêmes pommettes hautes et maigres. Les mêmes yeux rieurs légèrement bridés, que l’on distingue à peine tant ils sont enfoncés dans leurs orbites émaciées. Et la même allure de centurion taiseux, fuyant en principe les interviews et ne se sentant bien qu’ici, dans la tente de commandement improvisée et glaciale des environs de Pokrovsk où il nous a fait venir.

Portrait du général Oleksandr Syrsky, commandant en chef de l'armée ukrainienne. Il porte une polaire au motif treillis militaire et a le crâne rasé.
Le général Oleksandr Syrsky, commandant en chef de l’armée ukrainienne, avec le 91eme bataillon, dans un bunker entre Pokrovsk et Pavlograd. Photo : Marc Roussel.

Le vainqueur de la bataille de Kiev, puis libérateur d’Izioum, a la réputation d’être un officier dur. Ce qui m’a toujours frappé, moi, c’est plutôt sa fraternité bourrue avec ses hommes ; sa façon, quand ils l’attendent, comme à présent, par -10°C, dans la neige, figés dans un garde-à-vous qui les statufie, de leur intimer l’ordre de venir sans délai se mettre à l’abri avec lui ; et son goût d’aller d’avant-poste en avant-poste et de n’être jamais loin du champ de bataille. Il me donne, comme chaque fois, l’état de ses besoins : aujourd’hui, si les Américains se retirent, des missiles franco-italiens SAMP/T. Puis, comme chaque fois aussi, un message au président Macron : « C’est bon, nos pilotes sont formés et vos Mirage sont, depuis ce matin, opérationnels et dans le ciel. » Et puis… Il part d’un grand éclat de rire qui lui rétrécit encore le regard… Et puis, il ne peut pas m’en dire plus – mais, aux défaitistes occidentaux qui croient l’Ukraine à genoux, il réserve une surprise. La dernière fois que je l’ai entendu parler, et rire, ainsi, c’était quelques jours avant son offensive éclair dans la région de Koursk, en Russie…

Oksana, 22 ans, cheffe de guerre et… poète

Oksana a 22 ans. Elle est menue. Chétive. Mais elle est, avec son physique d’enfant et sa longue chevelure rousse nattée en queue-de-cheval, la commandante d’une unité de dronistes, tous des hommes, qui, avec l’infanterie ukrainienne, bloquent l’offensive russe sur Pokrovsk. Dans le civil, elle est poète. Oui, poète. Deux recueils, prêts pour l’impression, que seule la guerre a retardés. Y a-t-il un autre pays au monde que celui de Taras Chevtchenko où existe une cheffe de guerre adolescente, presque une enfant, capable de vous dire, comme ça, de but en blanc, sous une tente dressée au fond d’un bunker glacial où elle a fait servir du thé et des biscuits : « Je fais la guerre depuis trois ans, j’ai commandé une unité d’artillerie, j’ai été grièvement blessée et je commande maintenant cette unité de dronistes – mais, fondamentalement, je suis poète » ?

Portrait d'Oksana Rubaniak, jeune femme rousse de 22 ans, commandante de l'unité de drones du 91eme bataillon et poétesse. Elle se tient debout devant un autel religieux orthodoxe un bunker aux murs jaune et bleu.
Oksana Rubaniak, 22 ans, commandante de l’unité de drones du 91eme bataillon, poétesse, étudiante en littérature, est à la tête de 108 hommes. Photo : Marc Roussel.

Il y a pourtant plus singulier encore. Elle baisse soudain d’un ton. Regarde ailleurs. Revient. Ses grands yeux verts implacables sont maintenant embués de larmes. Elle avait un fiancé. Il s’appelait Maksim. Poète, lui aussi. C’est comme ça qu’ils se sont rencontrés. Comme ça aussi, un couple de poètes, qu’ils envisageaient leur avenir. Mais il est mort au combat, là, il y a une poignée de semaines. Et elle n’a plus, dans sa vie encore si longue et désormais si vide, qu’un but. Ou plutôt deux. La défense de l’Ukraine. Et la défense de l’œuvre de Maksim.

Que n’a-t-on pas dit de la brigade Anne de Kiev, équipée par la France, entraînée par la France et nommée, par les présidents Zelensky et Macron, lors du 80e anniversaire du Débarquement sur les plages de Normandie, d’après une princesse ukrainienne qui fut aussi reine de France ! Désertions… Corruption… Organisation défaillante, pour ne pas dire inexistante… Tout y est passé. Et c’est pourquoi j’ai décidé d’aller y voir. D’abord, au nord de Pokrovsk, dans la mine désaffectée qui lui sert de quartier général et où règne, depuis le début de l’année, un officier solide, vingt-sept ans de carrière, ancien des terribles batailles de Soumy et qui dit sobrement : « Il ne manquait pas grand-chose à la brigade ; peut-être un chef d’orchestre ; mettons que j’aie été celui-là ; ce n’était pas sorcier. »

Avec la brigade Anne de Kiev

Et ensuite, plus au sud et plus près du front, dans les rangs d’une unité de reconnaissance constituée de quatre hommes, d’un chien et d’un VAB Renault flambant neuf et chargée de repérer, dans l’immensité blanche de ce terrain désespérément plat, des Posadka où pourront s’embusquer les opérateurs de drones de la nuit et du lendemain : « Toute cette polémique fut bien injuste, s’emportera Dmytro, le chef d’unité ; vous êtes dans la zone la plus chaude du front ; comment pouvait-on faire l’économie d’un minimum de temps d’adaptation ; nous sommes des hommes, pas des Nord-Coréens… » Il a trouvé, entre-temps, la parfaite Posadka. Gare le véhicule. Et me montre comment, par grand ciel bleu, quand les drones volent en escadrille, on les shoote au fusil-mitrailleur.

Dans une plaine enneigée dans le Donbass en Ukraine Bernard-Henri Lévy est accoudé à un véhicule blindé. Quatre militaires en tenue de combat sont assis à l'avant du blindé, sous le canon. Au pied du véhicule un chien brun se dresse et regarde le philosophe tout en tendant la patte à un soldat.
Bernard-Henri Lévy accompagne l’unité d’assaut de la brigade Anne de Kiev, dotée dun VAB (Véhicule de l’avant blindé) Renault, à Pokrovsk, sur la ligne de front. Photo : Marc Roussel.

Mais la grande fierté de la brigade Anne de Kiev, ce sont ses canons Caesar, automoteurs, montés sur roues et ultramobiles qui sont, parmi toutes les armes testées, les plus précises et efficaces. Nous sommes en mission d’inspection avec le commandant en chef de la brigade, Taras Maksymov. Nous roulons une petite heure, sur des chemins de terre verglacée dans une voiture banale, sans blindage ni système de brouillage, car les Russes sont si près que ce serait, paradoxalement, le plus sûr moyen de se faire repérer. Et nous arrivons, non plus dans une Posadka, mais dans un entonnoir creusé assez profond pour que n’apparaisse – et encore ! sous des filets de camouflage blancs comme neige ! – que la gueule du canon.

Les hommes nous attendent. Ils sont six. Ils fument et étaient en train, pour tuer le temps, de se réciter des poèmes. Garde à vous ! Obus dans le vérin. Chargement du sac de poudre blanche. Calcul de la pression de l’air et de la vitesse du vent. Tout est prêt ? Le drone de reconnaissance est en place ? Feu ! On attend une minute ou deux, histoire de débriefer le drone et de s’assurer que la position russe, en face, a bien été pulvérisée. Et, tandis que le canon, maintenant repéré par l’ennemi, se met en route pour gagner une position nouvelle, nous repartons, nous aussi, très vite, en courant parmi les branches sèches et nues qui se prennent dans les vêtements et griffent les visages. Sans doute la brigade Anne de Kiev n’a-t-elle pas été toujours à la hauteur de la légende qui la précédait. Mais elle n’a pas perdu un seul des dix-huit Caesar qui lui ont été livrés par la France.

Cette scène, il aurait fallu la situer plus tôt dans le récit. Mais je raconte comme cela me vient. Nous sommes, toujours autour de Pokrovsk, dans un gigantesque hangar transformé en atelier de réparation de chars et de véhicules divers. Lumière blafarde. Carcasses de ferraille et de rouille. Engins à demi explosés ou simplement désossés, autour desquels s’affairent des mécanos aux mains gantées de graisse, experts en examen d’un reste de moteur, d’une plaque de blindage intacte ou d’un rivet d’acier encore vivant. Et puis tout s’arrête. Car on a, dans le hangar et les pièces attenantes, installé des ordinateurs où les hommes vont pouvoir suivre, en direct, le dialogue mondovisé de Trump et de leur président.

Au début, quand c’est Zelensky qui parle, les chirurgiens des chars sont contents car ils le sentent à son aise, bon messager de leur douleur et de leur héroïsme. Puis, quand ce sont les deux Américains qui prennent la parole, couvrent sa voix, puis l’insultent, ils ne disent rien mais se peint sur leurs visages un mélange de stupeur (tant de vulgarité…), d’effroi (ils ont compris, eux, dans le cambouis et le sang, combien l’aide étrangère leur est précieuse…) mais aussi de fierté (ce jeune président qui tient tête aux deux hommes les plus puissants du monde est l’image même de cette audace tranquille et narquoise qui, en ukrainien, se dit Nakhabstvo et, en yiddish, Chutzpah – et qui est, ici, l’une des vertus les plus prisées). J’ignore si ses alliés sauront se hisser à la hauteur du président Zelensky. Mais je sais qu’avec ce mélange d’ironie, de sang-froid et de mépris pour la bassesse humaine dont il ne s’est pas un instant départi, il est entré, une nouvelle fois, dans la légende de ce siècle.


Un reportage paru originellement dans le magazine Paris Match.

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