Aujourd’hui, une voix qui m’est chère s’est tue.
Une voix qui résonne encore dans ma tête, une voix qui, des décennies durant, a traversé le rideau de fer, franchi les murs gris et les fenêtres closes, s’est infiltrée dans les cuisines exiguës de Moscou, Kyiv, Minsk, Vilnius, Tallinn… Une voix qui réconfortait les esprits affamés de vérité.
Je garderai toujours en mémoire l’image de mon père, la nuit, assis dans notre cuisine, le transistor collé à l’oreille, tendu, concentré, cherchant à capter les mots derrière les grésillements des ondes brouillées. Il bricolait l’antenne, en enroulant un fil de fer autour d’un crayon, réglait minutieusement la fréquence, comme si chaque ajustement pouvait arracher un fragment de vérité au silence imposé.
« Surtout, n’en parle à personne. »
C’était le mot d’ordre, posé sur mes épaules avec gravité. Les yeux dans les yeux.
Le matin, j’allais à l’école en portant ce secret comme un fardeau et un honneur. Je savais que le moindre mot de trop, une phrase lâchée par inadvertance, pouvait être fatal pour nous tous.
J’avais vu mes camarades disparaître du jour au lendemain, leurs parents envoyés en asile psychiatrique pour avoir écouté ces voix interdites. Lorsqu’ils revenaient, ils n’étaient plus les mêmes.
Ces grésillements venus de l’outre-Atlantique, ces fragments de phrases volés à l’interdit, que nous écoutions les nuits, sont devenus une sorte de rituel initiatique.
Ils m’ont appris que le monde ne se résumait pas aux discours officiels, qu’il existait ailleurs une réalité où l’on pouvait penser librement, dire la vérité sans craindre d’être broyé.
J’ai grandi avec cette certitude : ailleurs, il existait une vie où la parole n’était pas un crime.
J’ai osé à peine rêver d’y être.
J’y suis aujourd’hui.
Et pourtant, cette voix qui m’a tant appris, qui a porté l’espoir de tant d’autres avant moi, vient de s’éteindre.
Pas sous la pression d’un régime totalitaire, pas sous la menace d’un tyran, mais sous la décision d’un gouvernement que l’on croyait garant des libertés.
« La Voix de l’Amérique » n’émet plus.
C’était un bruit interdit dans la nuit soviétique, un souffle ténu mais obstiné qui parvenait à traverser les interférences, les dénonciations, la peur.
Un écho d’ailleurs, porteur d’une vérité que l’on voulait effacer.
On écoutait en cachette, à voix basse, le regard inquiet.
Les transistors bricolés, les antennes de fortune, les précautions infinies… Écouter, c’était résister.
Les autorités soviétiques ont tout tenté pour réduire ces voix au silence : brouillage des ondes, arrestations, internements dans des hôpitaux psychiatriques. Elles ont traqué ceux qui écoutaient comme des criminels.
Mais jamais elles n’ont réussi à les faire taire totalement.
Et pourtant, aujourd’hui, c’est une démocratie qui les éteint.
L’administration Trump, dans une décision aussi absurde qu’inquiétante, a signé l’arrêt de mort de l’Agence américaine pour les médias mondiaux, condamnant « Radio Liberté » et « Voix de l’Amérique » à l’oubli.
Comme si, en 2025, la liberté d’informer était devenue un luxe superflu.
C’est un recul tragique.
Dans un monde où les régimes autoritaires maîtrisent mieux que jamais l’art de la propagande, où la Russie, la Chine, l’Iran façonnent des récits mensongers à coups de milliards, où les dictatures verrouillent l’information avec une efficacité terrifiante, les démocraties, elles, choisissent de s’effacer.
Même si l’Amérique n’a jamais été parfaite, même si ces médias étaient aussi critiquables, ils représentaient une alternative.
Une brèche dans le mur du mensonge.
Une possibilité d’entendre une autre version que celle dictée par les régimes autoritaires.
Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement des émetteurs qui s’arrêtent.
C’est un symbole qui s’effondre.
Je pense à mon père et à sa foi inébranlable dans les États-Unis, à sa croyance naïve mais sincère en leur liberté, forgée par ces voix lointaines.
À cette présence nocturne, fidèle et inspirante de « La Voix de l’Amérique », qui l’a aidé à tenir, à résister, à ne pas sombrer sous la pression de la propaganda soviétique.
Elle l’a aidé à sauvegarder son honneur dans la basse-cour de l’URSS, où, pour survivre, il fallait se soumettre aux mensonges, dénoncer, trahir, se laisser abrutir…
Je pense à tous ceux, à travers le monde, pour qui ces ondes représentaient une respiration, un souffle ténu mais essentiel.
Et je repense aux mots d’Andreï Sakharov, ce physicien et dissident soviétique, défenseur des droits de l’homme, enfermé par le régime dans la ville-prison de Gorky, devenu depuis Nijni Novgorod, dont « La voix de l’Amérique » nous donnait de rares nouvelles :
« La liberté de pensée est la seule garantie contre l’infection d’une société par la folie collective. »
Aujourd’hui, ces radios tombent, leurs voix s’éteignent, et avec elles, une part de la résistance intellectuelle s’efface dans l’histoire.
Et quand viendra le jour où l’on réalisera cette erreur colossale, quand il sera trop tard pour raviver ces voix perdues, on comprendra que ce n’est pas seulement une radio qui s’est tue, mais une part de la liberté elle-même.
Alors, ceux qui ont signé cette sentence d’exécution, ceux qui l’ont appliquée, réaliseront un jour, qu’ils ont jeté aux oubliettes un éclat de lumière dans ce monde de plus en plus obscur.
Et j’espère qu’ils le regretteront à leur tour, comme moi je le pleure aujourd’hui.