C’est étrange.

Qu’un abandon de l’Ukraine et une victoire finale de la Russie impliquent une menace existentielle pour l’Europe, la plupart des chefs d’État et de gouvernement l’ont dit.

Mais est-ce notre inguérissable esprit Maginot ? Notre culture tragiquement munichoise ? Le « Macron bashing » qui rendrait, à force, aveugle et sourd ? Le poids, plus lourd qu’ailleurs, des deux factions, extrême droite et extrême gauche, du parti de Moscou à Paris ?

Nous sommes le seul pays où fasse furieusement débat ce qui va de soi en Pologne, en Allemagne, chez les Baltes, les Britanniques, ailleurs – nous sommes les seuls où l’on entende soir et matin : « on nous bourre le mou, on attise les peurs, on nous manipule ».

Urgence, dès lors, de mettre les points sur les i.

Ceux – le président Macron en tête – qui évoquent la menace existentielle qu’est, pour nous, la Russie ne font que prendre acte de ce que dit Poutine lui-même.

Sa détestation de l’Europe.

Sa volonté, maintes fois déclarée, de faire de sa partie centrale et orientale, au mieux une zone d’influence, au pire un glacis sous contrôle.

Cette façon, quand il exige la neutralisation de l’Ukraine, de nous dire : « ce n’est pas à vous, mais à moi, Poutine, de décréter qui peuvent être vos alliés, qui ne doit surtout pas l’être, et quelles sont les limites de cet exercice de souveraineté qu’est la conclusion, par une nation, de ses alliances ».

Alexandre Douguine précisant, le 30 septembre 2022, au soir de l’« annexion » des régions de Zaporijjia, Kherson, Louhansk et Donetsk, qu’il s’agit « d’une déclaration de guerre à l’Ouest ».

Ou les mots de Poutine quand, le 27 octobre 2022, au club Valdaï, il nous annonce que « nous sommes à un moment historique », que la planète est en « situation révolutionnaire » et que l’assaut contre l’Ukraine s’inscrit dans ce « changement tectonique de tout l’ordre mondial ».

La menace existentielle, c’est aussi le chantage sans précédent qu’est l’évocation répétée, obsessionnelle, d’une révision de la doctrine nucléaire du Kremlin.

J’ai publié, le 13 janvier 2022 (Le Point no2579), plus d’un mois avant l’invasion massive de l’Ukraine, un Bloc-notes où je citais le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Alexandre Grouchko, voyant « le continent » devenir « le théâtre d’un affrontement militaire » avec une Russie hypernucléarisée ; le président de la commission Défense de la Douma, Andreï Kartapolov, nous menaçant d’« une frappe préventive » du type de celles dont Israël menace l’Iran ; ou tel média proche du régime, Svobodnaya Pressa, clamant que la Russie, en cas d’élargissement de l’Otan à l’Ukraine, « enterrera l’Europe en trente minutes ».

Et je ne connaissais pas, à l’époque, les mots, rapportés, il y a quelques jours, dans Le Monde, par l’historien Karl Schlögel, du patron du Conseil de politique étrangère et de défense, Sergueï Karaganov, appelant à « briser l’épine dorsale » de l’Europe.

Briser l’épine dorsale… Qui sont les patriotes ? Ceux qui prennent ce type de propos au sérieux ? Ou ceux qui, quand ils ne prennent pas carrément parti pour l’ennemi, choisissent de les ignorer ?

Les autruches objectent que la France n’a qu’un ennemi et que c’est l’islamisme radical.

Ils oublient que tout est lié.

Ils oublient que la Russie fut l’un des rares grands pays à avoir été informés, avant, des préparatifs du 7 Octobre et à avoir, après, reçu, salué, célébré ses auteurs.

Ils oublient qu’elle devait mener, ce mardi 11 mars, au large des côtes iraniennes, des manœuvres militaires conjointes avec les Gardiens de la révolution, donc avec l’État parrain du Hamas et du Hezbollah.

Et ils oublient tel discours de Poutine lâchant, au club Valdaï toujours, le 18 octobre 2018, un aveu proprement stupéfiant : en cas de guerre nucléaire, les Russes monteraient en « martyrs » au « paradis » tandis que leurs adversaires iraient, eux, « en enfer » et sans « possibilité de se repentir ».

L’allié du Hamas et de l’Iran s’exprimait là comme un djihadiste.

Aux mêmes autruches objectant enfin que cette armée russe, présentée comme redoutable, n’est pas capable, depuis trois ans, de venir à bout de l’Ukraine, on répondra en retournant l’argument.

Si Poutine, en effet, piétine, c’est qu’il a face à lui une armée devenue, à force d’épreuves et de sacrifices, la plus aguerrie du continent.

C’est cette armée d’Ukraine qui, par conséquent, nous protège.

C’est elle qui, depuis trois ans, fait rempart contre l’ennemi commun.

Trump et les siens exigent de Zelensky, sur un ton de plus en plus douteux, qu’il « remercie » pour l’aide qui lui est apportée ? C’est nous qui devrions lui dire merci d’exister. C’est nous qui devrions lui savoir gré de contenir notre ennemi. Et l’intérêt, non moins que l’honneur, voudrait que l’on redouble d’efforts, France en tête, pour empêcher que l’héroïque Ukraine ne soit finalement vaincue par le couple diabolique que semblent désormais former Trump et Poutine.

Une capitulation serait, oui, un danger existentiel pour l’Europe et la France.

2 Commentaires

  1. Qu’il est loin le temps béni-oui-oui de la non-prolifération ; si loin, si proche de notre espèce bâtarde à jamais hésitant à rebrousser chemin entre la dague des anges et l’antre des damnés.
    Nulle organisation, aucune institution, fussent-elles teintées d’internationalisme, pour peu qu’elles eussent drapé l’hégémonie des grandes nations occidentales dans l’infrangible dignité des droits humains et de l’égalité de tous devant la loi globale, ne sauraient jouir perpétuellement des fruits roboratifs de leur pédagogie universelle : c’est la leçon que les louveteaux mondialisés donnent à ronger aux bergers présomptueux qui avaient cru pouvoir neutraliser les génomes des derniers prédateurs en les conviant au Grand Banquet des Ovidés.
    Les négociations sur le rachat par les États-Unis de la Russie d’Amérique, futur 49e État, avaient bénéficié d’un réchauffement entre Russes et Américains lors de la guerre de Sécession. À l’époque, la reine Victoria comme Napoléon III miseraient sur les Sudistes, quand Alexandre II serait bien inspiré d’envoyer ses navires de guerre à Abraham Lincoln pour préserver les cités clés contre un assaut fatal. Le prix d’acquisition de l’Alaska s’élèverait à un montant de 7 200 000 dollars, une bonne affaire quand on songe à l’étendue d’un territoire faisant trois fois la superficie de n’importe quel pays du Vieux Continent, bien que tout cela soit très relatif en parallèle de l’exploitation des ressources de la Sibérie et de l’Extrême-Orient.
    Les intentions du tsarillon n’ont jamais débordé les limites de la conquête des corps et des biens, et cela au plus grand mépris des âmes qui y logent ; ses visées stratégiques sont purement, sinon prosaïquement économiques, politiques, probablement un brin, — force est d’admettre que le virus de la démocratie est difficile à vaincre.
    En termes de puissance militaire, les Post-Soviétiques bénéficient d’un demi-siècle de performances scientifiques impressionnantes qui leur ont octroyé une seconde place mondiale qu’ils parviendraient sans mal à préserver, malgré une chute vertigineuse au même classement qui allait devenir de loin le plus important sous les cieux pacifiés de la globalisation ; aussi la Pax Mundi ne les ravit-elle guère.
    Trump sait comment fonctionne un individu en proie au stress intense résultant d’une intoxication aiguë. Afin que son inhomologue aille mordre la poussière, il veillera à ce qu’il n’ait pas l’impression de mettre un genou à terre. Jusque-là, ça se défend, mais de là à donner à la forme la plus nocive de kagébisme l’occasion de se refaire une santé en enfer ?
    Face à l’hubris de l’agresseur, ici maître Stalinovitch cruellement bastonné par son valet Mao-Xi, la Maison-Blanche commence de mieux cerner le profil comportemental du trublion le plus imprévisible parmi les émergents qui lui disputent le réalignement des mondes. Pour arriver à cette étape, elle a lancé une première offre ; c’est sa façon de procéder avant de préparer son contrecoup d’État. Poutine s’y croit déjà ? Qu’on lui en donne à voir. La dénucléarisation militaire de l’Ukraine engage a priori la responsabilité du Kremlin conformément aux clauses de l’accord de Minsk concernant la stratégie de défense ; le fait que la Petite Russie se soit expulsée hors de son orbite naturelle oblige l’OTAN, au grand dam d’une Russie incapable de rallier le monde libre, à fournir à la belle estropiée les garanties de sécurité auxquelles a droit toute nation en phase de transition démocratique. Mais de manière à éviter un choc frontal entre deux puissances dotées, c’est forcément sur la dissuasion conventionnelle que nous nous rabattrons. La perspective d’une paix sèche entre les deux blocs ne change donc rien au paradigme d’une guerre tiède au cours de laquelle les relations d’État à État ne se sont pas refroidies au point d’être atteintes de rigidité cadavérique.
    La Russie est un monde ouvert comme un éventrement, or si les mondes ne sont pas éternels, ils disparaissent rarement du jour au lendemain. La chute du Troisième Reich — et nous nous abstiendrons, si vous le permettez, d’établir une déconscientisante équivalence entre hitlérisme et poutinisme — n’a pas anéanti l’Allemagne en tant que source de rayonnement intellectuel, voire spirituel (on pense au théologien et réformateur Joseph Aloisius Ratzinger, nommé peritus auprès du cardinal-archevêque Josef Frings au concile Vatican II) ; l’impérialité de Rome, aurait-elle dû se germaniser après qu’on l’eut hellénisée, puis ChRIsTIQUEMENT judéisée pour survivre encore et encore, était bien trop industrieuse pour ne pas être industrielle, capable de redresser la barre sans pour autant en mener large, de devenir enfin la locomotive économique d’une Europe renaissant de ses cendres, ironie ou logique de l’histoire ?
    Poutine est prêt à sacrifier beaucoup de vies pour empêcher qu’un territoire qui, dans la perspective d’une Restauration impériale, constitue à ses yeux un atout crucial, ne tombe jamais dans le giron d’un Empire dépravé que les BRICS+ espèrent pouvoir conduire à un stade de déclin hallucinatoirement avancé. Afin de tirer le meilleur parti d’une situation, il faut parfois ne pas hésiter à se lancer dans l’exploitation du pire. Eh bien, qu’on s’y prépare ! Il n’est pas impossible que, dans un contexte que nous aurions participé à créer ou dont les dilapidateurs de l’héritage de Pierre le Grand seraient seuls responsables, un autre joueur d’échecs estime la vente de la Crimée ou de l’Est de l’Ukraine avantageuse, voire primordiale à la continuité de sa démocrature, voire à la démocratisation d’une Russie ni plus ni moins mortelle que n’importe quelle idée propre à s’éterniser ici-bas.
    Un syndicat de banquiers pourrait alors rafler la mise et intégrer l’Ukraine au sein d’une fédération d’Europe fondée sur l’idée même qu’une civilisation, inégalée depuis un bon demi-millénaire, se serait faite de la justice sociale, des libertés universelles car fondamentalement individuelles d’un Homme transcendant la totalité de ses attributs originels.
    Un Homme comme on n’en fait plus.

  2. Nous devrions pourtant être prémunis contre l’effet Maginot, ou encore contre le syndrome de Munich. Poutine, dont on sait la brutalité qui lui tient lieu de méthode et le respect que lui inspire l’Etat de droit sur lequel il s’est assis voilà je crois vingt-quatre ans, qui partage avec son homologue américain un habitus de mafieux, devrait être traité comme il le mérite par les pays libres qu’il a l’ambition criminelle de déstabiliser – ce qu’il a largement entrepris de faire. Avant de songer à négocier avec ce médiocre mais dangereux personnage, ne faudrait-il pas lui faire clairement entendre que s’il continue sur son erre scélérate, dans ce qui s’apparente à la fuite en avant d’un homme qui ne s’appartient plus, il risque de finir sa triste vie d’espion et d’assassin insane dans des conditions peu reluisantes. Je ne cache pas que le parcours de cet homme sans honneur m’a souvent fait songer au caractère finalement souhaitable du tyrannicide, mais il est de ceux à qui on serait bien aise de faire rendre gorge. Je m’emporte, cher Bernard-Henri Lévy, mais que de tels dictateurs surgissent de notre espèce me met en colère et m’empêche de dormir. Je vous remercie de m’aider à retrouver un peu de calme sans rien perdre de la combativité que je déploie à la place modeste mais pas ridicule qui est la mienne.