Faire revivre dans un livre aux allures de thriller un homme dont nous connaissons tous le destin tragique, rend plus vraies, plus poignantes, plus grandes encore l’exigence de justice et de vérité et les vertus d’humanité qui habitaient cet homme, voilà l’enjeu de ce livre.

Le juge Falcone, assassiné par la mafia sicilienne il y a trente ans parce qu’il était en passe de l’emporter sur le crime organisé, était de ces preux qui sont l’honneur du genre humain.

Comme dans un conte à suspens, à chaque page de ce nouveau livre de Roberto Saviano sur le juge Falcone, nous épousons un peu plus la cause de ce passant considérable. Au point qu’au fil des chapitres nous rêvons qu’il déjouera la mort en permanence à ses trousses, que l’histoire ne s’arrêtera pas brutalement pour lui, que, par un miracle rétroactif comme il s’en produit dans les fables ou les romans, l’irrémédiable sera conjuré – bref : que le destin accordera un sursis à l’acteur d’une vie entière dédiée au bien commun, afin qu’il achève sa tâche. C’eût été justice qu’il en fût ainsi dans la réalité.

Hélas, pas de happy end pour le juge Falcone « parti rejoindre le Créateur », comme le dirent les sicaires de Cosa Nostra auteurs de ce « crime exquis », en guise d’oraison funèbre.

Remisant de mauvaise grâce ce scandale qui perce le cœur, nous revivons au jour le jour dans Giovanni Falcone la lutte d’un Juste contre la Mafia sicilienne tout au long des années 1980, jusqu’à l’attentat à l’explosif dans les faubourgs de Palerme en mai 1992. Une fin sans appel, à laquelle sa mémoire a survécu en Italie et ailleurs, mais comme une plaie toujours béante.

Chronique d’une mort annoncée, la force de ce récit haletant est double. Du fait, d’abord, de l’intranquille et magnifique héros que fut Falcone dans son combat implacable contre la pieuvre sicilienne, même s’il savait d’entrée de jeu qu’il le paierait de sa vie. Mais aussi parce que son biographe, l’auteur de ce suspense sacrificiel, a repris au péril de sa vie le flambeau de la lutte contre les prétendus « hommes d’honneur », aliasles picciotti, ces sous-fifres de Cosa Nostra préposés aux crimes. Livre après livre – dont Gomorra, traduit dans le monde entier –, Roberto Saviano, retranché dans son bunker de papier, s’est mué en un nouveau juge Falcone, jusqu’à être désigné par la Camorra napolitaine comme son ennemi numéro 1 – moyennant quoi, Saviano vit nuit et jour sous protection policière.

Falcone-Saviano : deux vies parallèles, un même combat, une même science inégalée du monde de la Malavita, un même courage. Fasse que le parallèle s’arrête là.

Narré en direct comme si nous étions aux premières loges, le roman vrai de la décennie que Falcone a marquée de son sceau se déroule comme une tragédie grecque où le dénouement est scellé dès l’origine, sans que les protagonistes y puissent rien changer.

Septembre 1982. Le général Dalla Chiesa, préfet de Sicile, est assassiné par la Mafia pour avoir publiquement dénoncé ses compromissions véreuses avec les représentants locaux de la Démocratie chrétienne d’Andreotti. Lui succède Rocco Chinnici, bientôt assassiné à son tour. L’ascension de Falcone commence. Il comprend que la nouvelle Cosa Nostra n’est plus un ramassis de familles fratricides et de malfrats en guerre les uns contre les autres telle la Mafia d’antan dont l’Italie comme il faut se fichait complètement, mais qu’elle s’est dotée d’une structure unique, hiérarchisée, avec une coupole au sommet. S’attaquant aux banques pour y tarir les blanchiments, faisant parler les repentis traqués jusqu’au bout du monde, déchirant les voiles de l’omerta, multipliant les arrestations, la carrière de Falcone culmine avec le maxi-procès de Palerme, où des centaines de mafieux, enfermés dans des cages comme des animaux furieux, se voient condamnés à des siècles de prison. Nous sommes fin 1987. L’opinion italienne porte Falcone aux nues. Mais trop de gloire fait des jaloux. Battu à l’élection à la tête du Pôle antimafia de Palerme, le samouraï gagne Rome et il entre au ministère de la Justice.

Mai 1992. Du côté de l’ennemi, là aussi, Falcone en a trop fait. Surtout, il en sait beaucoup trop sur Cosa Nostra. La haine est à son comble. Toto Riina, surnommé « La Bête », un plouc de Corleone qui a pris l’ascendant à coups de kalachnikov sur ses homologues de Palerme, met sa tête à prix. L’hallali commence. Après deux échecs des tueurs, un acte de guerre sans précédent est monté : 600 kilos d’explosifs sont placés dans un souterrain sous l’autoroute qui mène de l’aéroport à Palerme.

Ce week-end-là, Falcone vient vendre visite aux siens. Les guetteurs donnent l’alarme. Le convoi s’engage sur l’autoroute ; quelques kilomètres plus loin, l’artificier attend, le doigt sur l’interrupteur. Le convoi arrive ; l’artificier appuie ; la déflagration est énorme. C’est la fin, dans le bruit, le chaos et la fureur.

Tout cela, le roman de Roberto Saviano le raconte magistralement, en ajoutant une déchirante part d’humanité à ce courageux juge devenu le symbole de la lutte contre une pieuvre mafieuse dont le livre révèle les multiples visages.

Je m’avise à retardement que « falcone » veut dire « faucon » dans la langue de Molière.

Giovanni Falcone était un faucon. Son fauconnier s’appelle la Justice. Son ange gardien : Saviano.

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