Pour les observateurs lucides, la mort de Giovanni Falcone fut l’énième chapitre du roman des attentats. L’un des plus douloureux, mais bel et bien écrit dans le style — encre sympathique comprise — caractéristique d’autres désastres nationaux.

Ce jour-là, les gens distraits tombèrent des nues. Les bourreaux de la République commencèrent à brouiller les pistes. Les pleureuses en costume trois pièces firent du raffut pour couvrir les bruits de fond révélateurs. Les vrais hommes d’État, eux, essayèrent désespérément d’arrêter un mécanisme narratif qui les dépassait. Les autres adultes responsables prirent acte avec contrition de ce qui, pour quelqu’un capable de détecter les signes, était déjà dans l’air depuis des mois. Mais, pour la génération qui débutait dans la vie en 1992, les 57 jours qui séparèrent l’attentat de Capaci[1] de celui de la via D’Amelio[2] détruisirent la confiance dans les institutions que l’école, la télévision — et la famille, pour les plus chanceux — avaient essayé d’inculquer aux jeunes gens qui bientôt s’écorcheraient les poings en frappant à la porte de l’âge adulte. À l’époque, j’avais 18 ans.

« L’État s’est éteint », titrait un numéro du Male en 1978. En Italie, l’État est parfois là, parfois non. C’est un éclairage à courant alternatif. Une comédie fatigante dans laquelle, pour rester eux-mêmes, certains personnages sont obligés de passer en permanence d’un rôle à l’autre. Les changements de costumes sont fréquents et frénétiques, les costumiers ne suivent pas toujours le rythme, et certains comédiens risquent d’être surpris dans leur nudité de chair en mouvement. Entre le 23 mai et le 19 juillet 1992, le changement de décor eut lieu rideau levé. Ce qui fut horrible, car tout le monde vit la défaillance molle et obscène des personnes censées nous représenter.

N’oublions pas que Falcone et Borsellino ne devinrent des héros nationaux qu’après leur mort. De leur vivant, ils avaient constamment été la cible de discours fielleux, de soupçons, de médisances, lesquels, mis ensemble, participèrent de la trame qui conduisit à leur fin. Ils furent accusés de vouloir occuper le devant de la scène, de vanité, d’avoir un sens limité de l’État. Quand, le 21 juin 1989, date de la tentative d’attentat de l’Addaura, la police retrouva 58 cartouches d’explosif dans un sac déposé sur la petite plage devant la villa louée par Falcone, certains dirent que le magistrat avait lui-même organisé l’attentat pour se faire de la publicité.

Beaucoup de gens se souviennent de l’émission du « Maurizio Costanzo Show » — jumelée pour l’occasion avec l’émission « Samarcanda » de Michele Santoro — où, devant Giovanni Falcone, le jeune Totò Cuffaro se répandit en invectives sans rime ni raison, affirmant que les propos tenus ce soir-là sur la mafia portaient préjudice à la dignité de la Sicile : « C’est une vulgaire attaque contre le meilleur de la classe dirigeante démocrate-chrétienne en Sicile ! Une attaque parfaitement construite ! » brailla-t-il.

Il n’accusait pas directement Falcone, mais il y avait dans son discours des relents douteux de la rengaine sur les « professionnels de l’antimafia ». On se souvient moins d’une interview que Corrado Augias fit à Falcone pendant l’émission « Babele », en 1992, quelques mois avant la mort de ce dernier. À un moment donné, il paraît normal à une des invitées de demander candidement au magistrat : « Vous dites qu’en Sicile on meurt parce qu’on est seul. Vu que, heureusement, vous êtes toujours parmi nous, qui vous protège donc ? »

Et Falcone de répondre, découragé : « Est-ce que ça signifie qu’il faut être tué pour être crédible, dans ce pays ? »

Il y eut l’article de Sandro Viola dans La Repubblica, le 9 janvier 1992 : « Depuis quelque temps, il devient difficile de regarder le juge Falcone avec le respect qu’il s’était gagné, car il est en proie à une fièvre d’omniprésence. Il semble dominé par cette pulsion irrépressible de parler, qui apparaît aujourd’hui comme le défaut national le plus indécent. Cette obsession de se prononcer, de débiter des jugements dans les pages des journaux ou sur les plateaux télévisés qui dévore beaucoup de personnages publics […], les poussant à rivaliser avec les comiques du samedi soir. »

Ces quelques exemples, parmi tant d’autres, ne sont pas une preuve de mauvaise foi mais du climat ambiant de l’époque.

Ce n’est qu’au lendemain du 23 mai qu’on commença à regarder les étapes narratives conduisant à Capaci sous une tout autre lumière.

Des éléments qui, jusqu’à la veille, n’avaient pas étonné grand-monde parurent soudain incroyables. Par exemple, le fait qu’après la démission d’Antonino Caponnetto[3], Falcone n’ait pas été nommé à la tête de l’équipe d’instruction de Palerme. Le conseil supérieur de la magistrature lui préféra Antonino Meli. Un choix légitime, mais déconcertant. Pas seulement après coup mais déjà sur le moment, au vu des résultats du maxi-procès. Le passé prit brusquement des teintes absurdes le 23 mai. Il n’aida pourtant pas — toujours pas ! — à lire le présent jour après jour de fin mai à mi-juillet, jusqu’à l’attentat de la via D’Amelio. De l’absurdité à l’atrocité. Si la mort de Falcone fut révélatrice concernant les dix années précédentes, celle de Paolo Borsellino fut, dans un sens, encore pire : une tragédie annoncée sans ambiguïté aucune.

Le jour de l’attentat de Capaci, nous fûmes choqués. Mais le 19 juillet, nous arrêtâmes légitimement de croire en l’État. Pendant ces 57 jours, Borsellino avait été un homme mort, et il l’avait été publiquement, au grand jour, de manière terrible.

« Dès lors, Borsellino a su qu’il était dans le viseur, dit en 1996 Antonino Caponnetto à Gianni Minà, au cours d’une interview. Et il l’a parfaitement su dans les derniers jours avant sa mort. Le jeudi, il a reçu une information indiscutable… il a eu la certitude absolue que l’explosif qui lui était destiné était déjà arrivé à Palerme. La première chose qu’il a faite, c’est passer un coup de téléphone à son confesseur. Il lui a dit : “Est-ce que tu peux venir immédiatement, s’il te plaît ?” Et dès que celui-ci est arrivé dans son bureau, il lui a dit : “Confesse-moi et donne-moi la communion, s’il te plaît.” »

À la question de Minà : « N’y avait-il rien à faire pour éviter sa mort ? », Caponnetto répondit : « Si. Quelque chose que Paolo avait demandé depuis vingt jours à la préfecture. Une demande qui est restée sans suite : faire enlever tous les véhicules autour du domicile de sa mère. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à y croire. Et aujourd’hui encore, j’attends de savoir qui était le responsable de la sécurité de Paolo, s’il a reçu des sanctions disciplinaires. J’espère le savoir avant de quitter ce monde. »

Le dimanche de sa mort, dit Caponnetto dans cette même interview, Paolo Borsellino reçut le matin un appel du procureur de la République de Palerme, Pietro Giammanco : « Je crois qu’il lui a communiqué qu’il avait enfin décidé d’accepter sa demande de procuration pour d’autres parquets. Il insistait depuis longtemps auprès de Giammanco, sans réussir à obtenir la procuration pour enquêter sur des faits criminels advenus dans d’autres circonscriptions judiciaires. Cette décision lui a paru très étrange. Il a dit à ses proches : “C’est quand même bizarre, il se réveille un dimanche pour venir m’informer de ça…” »

Je suis d’accord avec Piero Gobetti[4]. Je crois qu’il est toujours question de l’autobiographie de la nation. Gobetti utilisait cette expression en se référant au fascisme. Moi, j’estime qu’elle vaut aussi pour la mafia. Je ne veux pas dire que nous avons tous une mentalité mafieuse. Mais que, tôt ou tard, nous nous retrouvons tous au centre ou, plus fréquemment, aux marges de narrations faites d’étapes que le sens commun conduit à interpréter n’importe comment.

En Italie, le sens commun est souvent le produit d’une combinaison de bas instincts, d’émotivité effrénée et d’intérêt personnel. La capacité d’analyse nous fait défaut, nous n’avons pas assez intégré la pensée des Lumières, et nous avons transformé Falcone et Borsellino en saints avec une passion qui pourrait bien être de la même nature que celle qui nous a conduits à nous méfier d’eux de leur vivant.

Rien à faire. Le doute que certains de nos contemporains puissent être meilleurs que nous nous brouille la vue, nous empêche de dormir. Le présent nous semble toujours plus pauvre qu’il ne l’est. De façon absurde, nous craignons que par le simple fait d’être parmi nous, les hommes valeureux empiètent sur notre espace vital. Voilà pourquoi nous sommes un pays de héros posthumes. De leur vivant, nous préférons les faux prophètes : leur médiocrité et leur duplicité nous rassurent.

À cela, s’ajoute notre vieil amour pour le particulier. Nous laissons certains événements et certaines situations être entourés d’une aura suspecte alors que nous en ferions une autre lecture si nous étions plus lucides et plus courageux. Comment a-t-on pu autant se tromper sur Falcone et Borsellino de leur vivant ? La faute la plus répandue n’est pas d’enfreindre la loi. Dans de pareils cas, en un sens plus grave encore (car elle n’est pas sanctionnée), la faute a lieu quand, sans violer la moindre règle, nous laissons un fait, ou un ensemble de faits, être interprété de la façon la plus avantageuse pour nous — chose qu’on nous fait comprendre dans les cas où ce n’est pas déjà clair pour nous.

Nous nous enflammons pour de mauvaises causes. À une certaine température, les limites se brouillent, et ainsi, sans en avoir pleinement conscience, nous confondons notre passion pour nous-mêmes avec le feu sacré de la vérité. Tant que ces passions tristes prendront le pas sur la raison — base de toute véritable passion civique –, la honte de ces 57 jours sera la nôtre.

Traduit de l’italien par Laura Brignon.


[1] Le 23 mai 1992, le magistrat italien antimafia Giovanni Falcone, sa femme Francesca Morvillo, et trois hommes de son escorte policière (Vito Schifani, Rocco Di Cillo et Antonio Montinaro) sont tués dans un attentat perpétré par l’organisation mafieuse sicilienne Cosa Nostra.

[2] Le 19 juillet 1992, le magistrat italien antimafia Paolo Borsellino et cinq membres de son escorte policière (Agostino Catalano, Emanuela Loi, Vincenzo Li Muli, Walter Eddie Cosina et Claudio Traina) sont tués dans un attentat perpétré par l’organisation mafieuse sicilienne Cosa Nostra.

[3] Magistrat italien. Considéré comme l’un des héros de la lutte contre la mafia. Après l’assassinat en 1983 de celui qui le fonda, le magistrat Rocco Chinnici, il dirigea, de 1984 à 1990, le Pôle antimafia composé notamment de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. Lorsqu’il quitta Palerme pour Florence, il insista pour que Falcone soit son successeur, ce que le Conseil supérieur de la magistrature refusa.

[4] Journaliste, philosophe et éditeur antifasciste. Mort à 25 ans en exil à Paris, en 1926.

Un commentaire

  1. Un crime d’État, dévastateur de la crédibilité et de la légalité des institutions républicaines, dont la vérité trente ans après les faits est encore loin d’être acquise, et qui a amené au post-fascisme actuel, à cet héritage fasciste qui s’est niché dans une démocratie libérale laissée à la merci et à la dérive de la corruption.

    Giovanni Falcone et Paolo Borsellino ont payé de leur vie leur engagement courageux pour défendre les institutions de la République des Lumières de ce Pacte des loups qui la menaçait, pour éradiquer la Bête de Palerme, le système criminel appelé Cosa Nostra, qui a prospéré et prospère toujours en connivence avec la politique, le milieu des affaires, les banques, les industries, les pouvoirs occultes, les parties corrompues des institutions (justice comprise).

    Par l’importance grandissante de leurs enquêtes, ils s’apprêtaient à franchir des portes, qui devaient rester secrètes et auxquelles conduisaient l’argent des narcodollars et leur blanchissement. De là la décision de les « arrêter ».

    « Nous mourons généralement parce que nous sommes seuls ou parce que nous sommes entrés dans un jeu trop grand. Les gens meurent souvent parce qu’ils n’ont pas les alliances nécessaires, parce qu’ils manquent de soutien […] de l’État, tragiquement absent ». Citation de Giovanni Falcone.

    « Berlusconi connaissait la vérité sur les massacres de 92-93 », nous a dit récemment le frère du juge Borsellino.

    « Il ne reposera pas en paix, tout comme toutes les victimes des massacres mafieux ».

    Pour le frère de Borsellino, désormais désabusé par la possibilité d’atteindre la vérité et de faire confiance à la justice du régime actuel, il existe encore ce fort point d’interrogation qui a gravé longtemps, entre détournements variés et entraves de toutes sortes, sur Berlusconi avec le suspect d’être l’instigateur externe des massacres de 1992 et 1993.

    Et pour cause. Le « Cavaliere » était lui-même au centre du pacte secret avec l’association mafieuse et criminelle. Il ouvrit à l’entrée des milliards de narcodollars le Grand Milan, ses propres entreprises immobilières et financières, tout le Nord industriel en échange d’une protection permanente de la mafia, jusqu’à même son élection à président du Conseil des ministres et cela dès le lendemain de la mort des juges Falcone et Borsellino, périodes de 1994 à 1995, de 2001 à 2006 et de 2008 à 2011.
    À la confirmation de ce pacte de protection noué par le président du Conseil et l’organisation criminelle, la justice italienne condamna en 2014 Marcello Dell’Utri, le bras droit de Silvio Berlusconi et cofondateur avec le magnat du parti Forza Italia, d’être le chaînon courant entre pouvoir et mafia.
    Berlusconi, comme Al Capone, fut néanmoins condamné, même si pour fraudes fiscales.

    Les massacres de Capaci et de Via D’Amelio ont entraîné sur le long terme une transition de régime que celle d’aujourd’hui, l’extrême droite en mèche avec la droite berlusconienne, qui en dépit de l’apparence trompeuse des cérémonies commémoratives des deux juges donne des gages que les processus judiciaires n’atteindront jamais la vérité.