J’ai passé ma vie, de la Bosnie à la Somalie, de la Syrie à l’Algérie et, aujourd’hui, à l’Ukraine, à voir et rapporter les crimes les plus atroces. Et l’on m’a souvent demandé, au lendemain du 7 Octobre 2023, après que j’ai vu les kibboutz incendiés et recueilli la parole des survivants, si j’avais déjà vécu quelque chose de semblable. Eh bien voilà. Quand je pense à Kfir, Ariel Bibas et leur maman, je réponds aujourd’hui : non, une horreur pareille, je ne suis pas sûr d’y avoir jamais été exposé.

Il y a le fait, déjà, de la prise d’otages. Il y a ces mots « enfant otage » et « bébé otage ». Jamais je n’avais vu cela. Jamais je n’avais entendu cela. Ailleurs, dans les guerres, quand on rafle et que, dans la rafle, il se trouve un bébé, il arrive, bien sûr, qu’on le tue et la mort d’un enfant est toujours le scandale des scandales. Mais un reste archaïque d’humanité ou, peut-être, de rationalité fait qu’on ne s’embarrasse pas d’un nourrisson. On l’abandonne. On le jette hors du pick-up. Parfois, il se trouve même un cœur moins endurci pour le laisser au bord d’un champ comme les enfants trouvés de jadis, emmaillotés, sur le seuil d’une église, d’une mosquée, d’une maison. Là, non. On a pris la peine de les enlever. On a soutenu le spectacle de ces deux petits êtres, terrorisés, agrippés aux bras de Shiri, leur mère. Qu’avaient-ils en tête, ces hommes, quand ils les traînaient comme des animaux ? Savaient-ils la dévotion des Juifs pour leurs enfants ? Avaient-ils vu, lors de leurs repérages, comme les enfants juifs sont les vrais rois d’Israël et comme les petits garçons sont beaux avec leurs longs cheveux coupés le jour où, à la maternelle, on leur donne des lettres couvertes de miel pour leur faire aimer les lettres juives ? Imaginaient-ils les images de Kfir, 9 mois, et d’Ariel, son frère, 4 ans, recouvrant les murs de nos villes et se délectaient-ils, par avance, des flots d’« émotion juive » qu’allait déchaîner cette insulte à l’innocence du monde ? Je ne sais.

Il faut imaginer la vie de Kfir et Ariel otages s’ils ont été, comme c’est probable, arrachés aux bras de Shiri, leur mère. Il faut imaginer une vie de bébé qui a habité, l’essentiel de son temps, dans la noirceur humide d’un tunnel. Il faut imaginer une vie d’écolier, ravi à sa classe et ne comprenant pas. Il faut les imaginer jouant, car les enfants jouent toujours. Avaient-ils des doudounes ou des douilles vides ? des Lego ou des pistolets à lécher, après les lettres couvertes de miel ? Avaient-ils faim ? Soif ? De la boue à gratter avec leurs petits ongles ? de l’eau croupie ? Est-ce eux, les tortionnaires, qui changeaient les couches de Kfir ou laissaient-ils ses petites fesses cuire dans leur salissure ? avaient-ils du talc ? du sirop pour les jours de fièvre ? Et que faisaient-ils, les geôliers encagoulés, quand ils pleuraient, ou qu’ils avaient peur des bruits la nuit, ou quand, s’il leur arrivait de sortir à l’air libre, ils interrogeaient le ciel et les étoiles sur leur destinée d’enfants otages ? Leur refilaient-ils, alors, une beigne ? un coup de crosse ? S’amusaient-ils, pour leur faire encore plus peur, à tirer en l’air, à la kalach, leur vrai bébé à eux ? Et puis encore : a-t-on fait d’Ariel, l’aîné, le tuteur de son bébé de frère ? les deux vécurent-ils ensemble leur vie brève, ou séparés ? Et quand Kfir, le bébé, a prononcé ses premiers mots, l’a-t-on moqué ? fait taire ? lui a-t-on, à l’entonnoir, pour le purger de la langue honnie de sa mère, versé dans la bouche la langue des ravisseurs ? Je ne sais pas non plus.

Et puis, un jour, ils sont morts. Le même jour ou non, ils sont morts. Après d’interminables semaines d’attente, de souffrance, de profanation de leur pureté et de leur sainteté d’enfants (car tous les bébés sont saints, puisqu’ils ne font rien d’autre, en plus de se nourrir, que de laisser la lumière, c’est-à-dire l’intelligence, la parole et l’amour, monter, monter sans fin, en eux), ils ont fini par mourir, seuls, sans leur maman dont le cadavre rendu ne sera, ultime outrage, pas le bon. Et, même si c’est insupportable, il faut aussi imaginer ce moment car la dernière des indécences, ou le plus indécent des conforts, serait de se bander les yeux et de refuser de voir. Comment sont-ils morts et quand ? Un jour d’éboulement, au début de la guerre, comme le prétendent leurs ravisseurs qui s’en étaient fait des boucliers ? Ou est-ce eux, les hommes en noir, qui, parce qu’ils en avaient assez de leurs regards et de leurs larmes, parce qu’ils faisaient trop de bruit, avec leurs jeux, dans les tunnels, parce qu’on n’en pouvait plus de ces deux petits Juifs trop choyés par leurs mamans, et geignards, peut-être est-ce eux qui les ont cognés pour les calmer, étranglés jusqu’à ce que mort s’ensuive, défigurés – c’est à cette conclusion que sont parvenus les médecins légistes de l’armée israélienne… Le Hamas a fait cela. Quoi qu’on découvre encore, il a rayé du livre des vivants le plus beau bébé du monde et un écolier dont la vie donnait à la terre, comme toujours, une raison de tourner.

Jadis, on tuait les enfants à la sortie des trains. Lui, le Hamas, a attendu. Et tant pis pour les salauds qui essaient déjà de nous entraîner dans leur jeu de fausses symétries : ces deux souffles fauchés, cette double mort du monde, c’est un crime sans espèce et, donc, impardonnable. Comme n’est pas pardonnable le spectacle, à la fin, de la foule déchaînée huant les petits cercueils.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*