Je n’ai jamais pu véritablement me consacrer à l’étude approfondie de la Shoah, même lors de ma thèse de doctorat. La peur et la douleur étaient trop intenses. Le doute m’envahissait, l’incompréhension me saisissait, et la lecture des lettres et rapports m’effrayait. Après avoir consulté les archives ou écouté les témoignages, je m’empresse de retourner à la vie quotidienne. De même, l’idée de visiter Auschwitz m’a toujours profondément angoissé. Je n’y suis allé que deux fois. La première, en 1985, fut une visite rapide du camp, sans guide, sans témoignage, sans aucun support textuel. Il faisait beau et extrêmement chaud ce jour-là. Pendant vingt ans, je ne suis pas retourné en Pologne. Mais ce second voyage, qui m’a particulièrement bouleversé, reste gravé dans ma mémoire. C’est cette expérience que je souhaite partager.
Dans ce texte, j’ai rassemblé tous mes souvenirs et je m’efforce, avec mes seuls mots, de décrire ce gouffre béant. Ce texte se concentre principalement sur mon expérience personnelle et émotionnelle et je ne cherche pas ici à faire un cours d’histoire, ni à fournir un cadre clair pour l’enseignement de la Shoah dans un contexte éducatif formel. Je veux simplement dire ce que je ressens au plus profond de mon âme.
Un coup de poing dans la gueule
En novembre 2005, je me joignis à un groupe de cent quatre-vingt-huit personnes, soigneusement encadré. En parcourant la liste des participants, j’ai réalisé l’envergure de cette délégation. Elle comprenait une vingtaine d’enseignants de près de vingt établissements scolaires du Nord et du Pas-de-Calais, environ cent vingt élèves, des représentants du rectorat, deux proviseurs, diverses personnalités du conseil régional, des élus de différents partis, des journalistes, et quatre rescapés des camps : Charles Baron, Jules Fainzang, Ida Grinspan et Yvette Levy.
J’avais déjà rencontré Charles Baron et Ida Grinspan lors d’une émission télévisée en 2005. Leur témoignage m’avait profondément marqué. Ils avaient relaté leur expérience avec simplicité et précision, expliquant ce qu’ils considéraient désormais comme leur mission : témoigner inlassablement pour que les jeunes générations n’oublient pas. Je me retrouvais à nouveau en présence de ces personnes. Infatigables, elles étaient dotées d’une force mystérieuse. Comment pouvaient-elles revenir en ce lieu ? En serais-je capable à leur place ?
Dans le bus vers Auschwitz, Jules Fainzang, alors âgé de 82 ans, prit la parole pour partager son histoire. Je me souviens de son regard glacé, vide et blessé, mais toujours si profondément humain. Il captivait l’attention. Son témoignage évoquait l’inhumanité et l’horreur absolue des camps, relatant avec des mots simples et sans haine la souffrance endurée par les déportés. Fainzang décrivait méticuleusement ce que les hommes avaient supporté, comment ils étaient morts. Il racontait également comment d’autres hommes avaient planifié ces crimes avec une précision glaçante, tuant comme on tuerait des insectes, avant de retourner le soir auprès de leur famille, jouant avec leurs enfants comme si de rien n’était. Lorsque Jules Fainzang termina son récit, un silence pesant et lourd s’abattit sur le bus, un silence de gosses confrontés à l’indicible, je me souviens encore de ce silence.
Je me demandais ce que pensaient les élèves, ce qu’ils ressentaient ou comprenaient. Une conversation me revenait à l’esprit. Que retiendront-ils de cette visite dans quelques années ? Développeront-ils une plus grande compassion, une humanité accrue ? Ce voyage suscitait tant d’attentes, mais aussi de craintes. La peur que quelque chose ne fonctionne pas, qu’il y ait un imprévu, qu’un élève se comporte mal, que les jeunes soient indifférents ou blasés, qu’ils ne saisissent pas l’importance du lieu, que nous manquions notre avion, que nous perdions du temps, ou même qu’un accident survienne.
Pourquoi nous infliger une telle pression ? D’où viennent ces peurs ? Et qu’espérons-nous, presque naïvement ? Changer l’Humanité ? Transformer les individus ? Les émouvoir aux larmes ?
J’avais envie de pleurer
En franchissant finalement l’enceinte du camp et en parcourant les lieux du crime, une douleur indescriptible m’envahit. J’avais prévenu dans le bus que j’appréhendais cette visite, mais je réalisais maintenant que cette appréhension était encore plus forte que je ne l’imaginais. La souffrance était viscérale, elle me nouait l’estomac et m’oppressait. J’avais envie de pleurer, mais aucune larme ne coulait. Un silence total s’imposait, sans un mot, sans une larme.
Une émotion intense me saisit lorsque mon regard croisa celui d’Ida Grinspan fixant l’entrée d’Auschwitz II Birkenau, la tristement célèbre guérite principale des SS, surnommée « Porte de la mort » par les prisonniers. Elle se trouvait au beau milieu de l’embranchement de la voie ferrée et du quai de Birkenau, où les SS réceptionnent les convois de Juifs. Que regardait-elle si fixement ? Que voyait-elle ? À quoi pensait-elle à cet instant précis ? Je n’ai pas osé le lui demander.
C’était une journée d’éducation. On voyait donc les blocs, les voies, les portes, les rails, les embranchements de voie ferrée, le plafond effondré d’une chambre à gaz, les ruines d’un crématoire, l’intérieur d’un crématoire, les escaliers menant à un crématoire, des photographies prises par les SS, des fragments du camp, des cheveux, des Taleths retrouvés après la libération du camp, des objets pris sur les victimes (pièces, montres, cuillères, miroirs, boîtes, nounours d’enfants), des bagages, des valises, des installations pour le nettoyage et la désinfection des vêtements, des vêtements d’enfants, de femmes, d’hommes, de vieillards, des restes métalliques, des latrines situées dans les baraques en bois de Birkenau, un gibet sur lequel ont été exécutés des prisonniers, un chevalet sur lequel on exécutait la punition du fouet, les clôtures électrifiées, un chariot pour le transport de corps, des tours de guet, des photos personnelles, des photos de famille apportées dans le camp par les Juifs, les vitrines…
C’était une journée d’éducation et nous prenions en pleine gueule les lieux, les murs, le froid. Trop courte journée pour comprendre parfaitement et totalement tous les rouages du crime, l’indicible, la mort et la haine.
Les cheveux, les chaussures, les valises disent-ils sans dire ?
Que nous révèlent réellement ces objets sur l’histoire de ceux qui les ont possédés ? Que savons-nous d’eux ? Rien, car ils ont disparu, invisibles à nos yeux. Les tas de cheveux de femmes rasées, les brosses à dents, les prothèses, les lunettes, les assiettes. Des cheveux sans tête, des lunettes sans regard, des prothèses sans corps, des chaussures vides. Face à l’une de ces vitrines, Jules Fainzang laissa éclater sa douleur. J’écoutais, frissonnant, constamment perturbé par le flux incessant de visiteurs parcourant les lieux. Pas le temps de se recueillir, de comprendre. Frustré, je percevais néanmoins dans les yeux des élèves du Nord Pas-de-Calais leur horreur, leur chagrin, leur incompréhension.
Ce voyage, loin d’être inutile, nous a permis de voir l’essentiel malgré le manque de temps. Nous avons entendu ce qui devait l’être. Nous sommes venus pour comprendre, savoir, et témoigner encore et encore.
« Il n’existe pas de mots pour décrire cet outrage, cette destruction de l’être humain ». Pourtant, des mots existent pour affirmer notre opposition à la barbarie, notre détermination à lui résister, notre volonté d’agir en êtres humains. Des mots pour crier, se révolter et résister. Des mots pour rappeler le silence du monde. N’est-ce pas là, au fond, l’une des leçons d’Auschwitz ?
Vingt ans après, le chemin vers Auschwitz se dessine entre mémoire et cicatrisation. Retournerais-je là où mon âme a laissé un fragment d’elle-même ? Chaque pas serait un dialogue silencieux avec l’histoire, chaque souffle une résonance des absences.
Mais, mon retour serait moins un voyage qu’une méditation, moins une confrontation qu’une réconciliation. Ne plus avoir peur et faire de l’histoire.
Marc Knobel est chercheur associé à l’Institut Jonathas de Bruxelles.