Au gui l’an neuf, chantait-on jadis au passage de l’année.
Au gué, ici, où passe le flot des vœux que l’on veut opposer à un monde devenu fou.
Vœu que la France des misères et du mal-être, des funèbres ronds-points et des villes désertées, voie renaître, frêles pensées d’hiver, les signes de son génie, qui est si grand !
Vœu que la France des députés du pire, des robespierristes pour rire et des vulgarités de travées, cède à celle des hardiesses, des rhétoriques inspirées, des gestes vraiment politiques.
Vœu que la terre des néo-Doriot et des post-Barrès, des Insoumis soumis et des nationaux moisis, soit ravivée par des esprits nouveaux, aigus comme des Necker, pensifs comme des Rousseau, lucides comme des Victor Hugo, des Benjamin Constant, des Jean Jaurès.
Vœu que Paris cesse d’être, aux yeux du monde qui la regarde, cette fée Électricité sans jus et gorgée de passions tristes, pour redevenir ville lumière renée de son crépuscule épileptique ; que Marseille, au lieu d’un champ de bataille pour caïds et dealers fascisés, renoue avec sa vocation, gagnée sur les trirèmes des millénaires, de carrefour des Méditerranées ; que Calais, quand n’y viendront plus mourir les damnés de la terre, retrouve sa beauté océane ; qu’Avignon, ayant lavé l’honneur de Gisèle Pelicot, revienne très vite à l’étincelant théâtre qu’elle est depuis Jean Vilar ; que le pays entier voie sa montagne de dettes accoucher d’une petite souris qui aurait le visage d’un grand Premier ministre.
Vœu (rêve…) que le gros chat GPT finisse par renoncer : « J’ai honte de ravir aux hommes les inventions de leur langage, je me tais à tout jamais ».
Vœu (un peu plus plausible…) que les Amériques se remémorent ce qu’elles furent dans les romans de Faulkner et Hemingway, de Borges et Garcia Marquez ; que les loups de Wall Street, transformés en chèvres bêlantes ensorcelées par un flûtiste nommé Donald, comprennent que s’isoler derrière une muraille de tarifs douaniers est un suicide pour tous ; et que, pour que les États-Unis soient great again, il faut, non un mur mexicain, mais un tissu de chaînes d’or tendues, comme chez Rimbaud et Walt Whitman, d’étoile en étoile, de démocratie en démocratie, de clocher en minaret et en synagogue.
Vœu que Trump lui-même, vaincu par le cumul des années et le poids de ses propres victoires, crée – qui sait ? – la surprise au Kurdistan et en Ukraine (et qu’il commence par envoyer Elon Musk sur Mars voir si le sol y est aussi luminescent que sur ses montagnes de bitcoins !).
Vœu que Poutine se mue en ours blanc et que, saisi par le réchauffement climatique, il se détache de la banquise Russie pour dériver jusqu’au pôle magnétique.
Vœu que Zelensky, après avoir été Churchill, tourne Patton en lançant, sur la Crimée ou ailleurs, une attaque si foudroyante qu’elle renversera tous les rapports de force – puis Cincinnatus ayant si bien œuvré, et si parfaitement gagné, qu’il reviendra à ses premières amours, qui sont de faire rire et rêver.
Vœu que, de retour à Odessa, Kharkiv et Marioupol, j’y voie les gueules cassées réapprendre à sourire et jouant au pistolet à eau avec leurs enfants et leurs petits-enfants.Vœu que Bachar ne soit que le premier d’une cordée où tomberont les généraux russes aux pieds d’argile, Erdogan le roi zombie, les ayatollahs se prenant les pieds dans les tchadors et Kim Jong-un, lassé de ses joujoux atomiques, décidant de passer au croquet.
Vœu qu’Israël, vainqueur partout, redevienne sans délai le pays de pionniers, de poètes et de prophètes qu’il n’a, au fond, pas cessé d’être.
Vœu que, du Texas à l’Arabie en passant par Pékin, retentisse la voix des écolos, qui est celle de la terre en colère, devenue cimetière et n’attendant, quand elle reste un peu vivante, que de redevenir source d’émerveillement et énigme – vœu que, pour faire écho à François Villon, qui attend toujours sa réponse, l’on sache enfin où sont passées les neiges d’antan.
Vœu que surgissent des Tête d’or qui, tels Claudel, Lautréamont ou de plus humbles aventuriers, s’écrient à nouveau : « en avant, vers l’ouest, l’est, le sud, le nord ! »
Vœu, pour les amoureux du voyage et des explorations, d’un monde où les soleils mouillés, les ciels brouillés, les riches plafonds, les miroirs profonds, le métier d’aimer ou de mourir, n’aient plus à se photographier sur Insta.
Vœu de revoir, une fois au moins, cette année, ce que l’homme a cru voir.
Vœu de savoir dire, une fois encore, que le monde n’a jamais commencé et qu’hier, en fait, c’est demain.
Vœu que prennent forme les vœux pieux ; que pétrarquisent les spectres grésillants et haineux d’Internet ; que les voix des bons écrivains que j’ai vus naître et qui publient ces jours-ci sonnent comme des trompettes, ou des fugues, faisant choir les murailles des Jéricho du dehors et du dedans.
Vœu d’avoir si bien dit, moi aussi, mon dernier mot qu’il me sera une aurore et que je poursuivrai, vaillant, mon combat contre le nihilisme et les âmes basses.
Au gué du gui… Ô gai l’an neuf… Qui sait ? Peut-être les rêves éveillés seront-ils, cette année, les seuls à prendre au sérieux.