Disons-le d’emblée : si l’on se fie au titre de ce Mille façons d’aimer, une confession aussi sobre que bouleversante sur un amour de jeunesse, et à la qualité de roman dont se prévaut l’ouvrage, le pacte de lecture entre l’auteure et ses liseurs risque fort, dès les premières pages, de voler en éclat. Sans dommage aucun, au contraire, pour la lecture.

Peu de romans, en effet, sont comme ici, d’évidence, des autobiographies à peine déguisées. Au point que l’on se prend, au fil des pages, à penser que ce récit – même s’il n’en manque pas, aurait encore gagné en force, en vérité et en émotion, à nous livrer cette histoire en direct, dite à la première personne, telle qu’elle fut vécue par la narratrice, ainsi que je m’en enquis auprès d’elle. Tant le parti pris de la fiction – vingt-quatre heures dans la vie d’une femme en marche vers un cimetière parisien, à se remémorer trente ans plus tard l’amitié qui illumina dès son plus jeune âge sa toute première enfance – n’ajoute rien à l’histoire du couple sans pareil qu’elle forma jadis avec le défunt. Quelques effets littéraires se greffent à l’occasion ici ou là dans le récit, mais l’écriture, globalement, est « à l’os ».

De même, loin, que l’on ait à faire à une anthologie des façons d’aimer, comme le titre du livre pourrait le laisser croire, deux formes d’amour sont ici en lice, magistrales, reléguant toutes les autres façons d’aimer au silence : l’amour-amitié entre deux jeunes enfants, fille et garçon, et pour leur vie entière ; l’amour de deux mères sans maris pour ces deux mêmes enfants.

Mais d’abord qu’est-ce ici que l’amitié ? Un dérivé chaste de l’amour ? Une affection pure de tout attrait sexuel ? L’accord, comme l’entendaient les Anciens, des choses divines et des choses humaines ? Le commerce spontané des âmes sœurs entre elles ? Ou comme l’on dit d’une étoffe qu’elle a de l’amitié, pour signifier qu’elle est douce au toucher ? Ou encore comme l’on dit du jaune qu’il a, dans le mariage des couleurs, de l’amitié pour le bleu, puisque leur mélange donne le vert – cette autre idée de l’amitié comme complémentarité, fusion de deux éléments, deux moitiés, dans un troisième état où se fond, se dilue, se métamorphose leur différence ? Ou, enfin, l’amitié telle qu’elle unit fameusement Montaigne et La Boétie, « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » ?

Non, l’amitié, ici, n’est rien de tout ce qui précède, ou si peu. Il s’agit dans ces pages d’un amour-amitié à la vie et à la mort, noué à l’école maternelle entre deux bambins, Raphaël et Jeanne, qui va perdurer, indéfectible, jusqu’à la disparition du héros, à vingt-cinq ans, des suites du sida, laissant son autre moitié dans l’affliction post- mortem jusqu’à aujourd’hui.

L’histoire familiale de ces deux enfants va peser lourd, ils l’affronteront ensemble. Deux mères célibataires, elles-mêmes amies, veillent sur eux jalousement, bénissant continûment leur « couple », jusqu’à espérer, passée l’adolescence, un futur mariage pour leurs deux progénitures. Quittée par un mari volage, la mère du héros s’est attachée à séparer hermétiquement le père de son fils tout au long de son enfance et au-delà. De même ou presque, la mère de Jeanne lui a fait croire que son père était, depuis ses cinq ans, en voyage, alors qu’il était mort.

Quand des mères abusives, riches de trop d’amour sans emploi ailleurs, s’en mêlent, les rêves que formaient les deux enfants devenus adolescents tournent court. Le vert paradis des amours enfantines, cher à Baudelaire, « l’innocent paradis plein de plaisirs furtifs, peut-on le rappeler avec des cris plaintifs ? » C’est ce à quoi s’emploie Anne Goscinny – pardon, Jeanne –, tout au long de ce mémorial douloureux où les souvenirs heureux, la nostalgie du bonheur, le disputent au travail du deuil. Aussi salutaire soit-elle, cette mise à distance des absents morts d’une maladie brutale implique une plongée sans fard dans un passé enfoui, revisité au plus près, au plus intime, au prix d’un arrachement aux limbes, à l’oubli, qui permettra, enfin, de ranger l’image du passé, hier encore sanctifiée ou maudite, dans le carré mental du révolu, de l’irréversible, du never more. L’âge venu, en finir avec les fantômes, des fantômes au long cours, des fantômes trop aimés. Liquidation du stock, dispersion à tous vents des cendres, des dépouilles, seconde mort ?

Ce long retour à la jeunesse de l’écrivaine après trente ans de silence, la met-elle, enfin, à distance de son propre passé, le temps ayant fait son œuvre ? Ou, à être ainsi revisité, ressuscité à haut prix, ce passé plein de bruits et de fureur, de disparus chers à son cœur, va-t-il s’ancrer un peu plus encore dans les tréfonds de son âme, comme une chaîne inlassable ? Les deux, peut-être, à la fois…

Jeanne et Raphaël s’aimaient d’une folle amitié. Elle n’avait pas compris qu’il préférait les garçons. Ils ne se sont jamais embrassés. Sa mère mourra d’un cancer généralisé deux mois avant que Raphaël passe d’un coma profond à l’univers des morts. Depuis, Jeanne est une éternelle orpheline.

« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé » vaticinait Lamartine. Les grands absents ne meurent jamais. L’amour posthume est un chant funèbre, un désespoir qui s’oblige à sourire à la vie.

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