Sérieusement : nous n’avons plus le temps. Plus le temps d’écrire des articles sur les livres qui sortent, servant par là le flux sans fin de la production, de la consommation, de la destruction des marchandises à mesure qu’elles sont produites, parce qu’il faut bien, « parce qu’il faut protéger le livre, tout de même, et la littérature, pensez donc ! » Nous n’avons plus le temps de nous administrer le radotage sans fin des écrivains sur ce qui leur reste de Moi, et la vacuité sans fin des philosophes dans ce qui leur reste de commentaire. Nous savons tous, collectivement, que c’est fini, qu’une page se tourne, et que cette auto-conservation de la culture capitaliste en voie d’affolement dégondé, qui n’a plus à jouir que de son propre affolement, miré, fasciné, en tous et en chacun n’est que de la dette ajoutée à la dette. Nous savons tous que nous ne faisons rien, que nous nous accrochons à cette inondation espagnole, soit un déluge localisé pour terre desséchée, pour l’unique raison que nous voulons garder notre poste, où éclate évidemment la contradiction qui nous saute à la figure : comment peut-on appeler encore un poste, ou un métier, ou un art ce que nous « faisons » quand nous ne sommes rien d’autre, dans ce torrent dément, que des morceaux explosés, que des branches, des boîtes de conserve, des morceaux de parapluie et de vieilles chaînes stéréos emportés par le débit monstrueux, aveugle, d’un courant assassin, à la façon des images du tsunami de Fukushima dont il ne nous reste plus qu’à nous repaître sur YouTube ?
Demain, Chat GPT, version immatérielle de l’emportement, aura tôt fait de mettre au chômage la clique littéraire, parlante, pensante par des remakes parfaitement consommables, c’est-à-dire destructibles, et nous nous pourrons même générer nos propres séries Netflix avec toutes les diversités que nous nous choisirons, sinon que le dégoût nous empêchera de les regarder aussitôt qu’elles auront été faites, automatiquement, car, comme de tout le reste de ce qui nous attend, nous n’y serons plus pour rien.
Ce nous-là, dont je vous parle, nous devrions, non pas tous (c’est impossible) mais chacun, nous en moquer comme d’une guigne. Car c’est en lui, dans cette tourbe dégoûtante que nous acceptons de former ensemble, à laquelle nous confions nos enfants abandonnés à leurs smartphones, et toutes les heures de nos journées, que se trouve le piège le plus atroce auquel nous nous offrons parce que nous sommes tous des spinozistes vulgaires, et que nous ne demandons servilement qu’à persévérer dans notre être, c’est-à-dire, à recevoir notre morceau d’écume – notre palais – dans la vaste aventure de la destruction « créatrice ».
La technique, quoi qu’en pontifie Heidegger, n’est pas notre malheur, mais notre miroir ; on n’a jamais que les Elon Musk et les Sam Altman qu’on mérite ; il n’y a rien, absolument rien de nouveau sous le soleil de la technique. À la hutte, Berger de l’être !
Rien à faire.
Rien à faire ?
Pierre Caye a écrit un livre de pierre. Vous ne connaissez pas Pierre Caye ? Ça n’a aucune importance – le name dropping, autre avatar du tsunami, devrait vous assurer assez qu’en vérité, vous ne connaissez personne, d’autant que personne ne veut être connu, et ne l’est, surtout dans le monde des connivences où les créatures du social feignent cycliquement de se connaître et de s’ignorer. Je connais un peu Pierre Caye, mais je sais, comme nous tous, à quel point le travail d’un homme et ce qu’il donne à voir de lui sont deux choses très différentes – sauf en de très rares occasions ; les relever parfois, relève d’un secret. Si bien que ma connaissance de l’auteur ne m’importe pas non plus ici.
Ce qui m’importe, en revanche, c’est ce livre de pierre qu’il a fait. Un livre de philosophie qui, avec un marteau et un burin, s’arrête. S’arrête sur le mal, le nôtre ; le pointe, le regarde, calmement, patiemment ; travaille, construit, édifie. « C’est absolument interdit, vous entendez ? Interdit par notre époque ! La pierre contrevient à l’inondation. La pierre est décalée dans le flux. » « La pierre, se rassure le flux, coulera aussitôt au fond ! » Ou le flux passera sur la pierre, et la pierre demeurera.
Qu’est-ce que ce livre de pierre ? C’est une méditation savante, lente, ultra-ancienne et ultra-moderne, inactuelle donc seule actuelle, sur la phrase d’un penseur de pierre.
Sénèque, le précepteur de Néron, le philosophe stoïcien, le Romain qui sut mourir. Cette phrase, un paradoxe : « Seul le temps nous appartient. »
Quand la tourbe pouvait encore un tout petit peu s’oublier, on savait qu’on ne commençait à penser qu’à partir d’un paradoxe. Chose extraordinaire de notre temps : tout paradoxe est interdit. Non pas : « Nous tous, ou la mort », qui avait le mérite d’espérer ; « Nous tous, et la mort ». Devise de notre « temps ».
Livre de pierre, parce que loin de détruire (créativement) le mal, loin d’attaquer une pensée à l’acide pour l’avoir défaite, c’est un livre qui construit un Bien. Un Bien non souverain, car il n’est pas surplombé d’un Roi – d’ordinaire, Dieu. Ouf, vous pouvez lire, lecteur. Mais un Bien difficile, « contre-intuitif » (horreur de ce parler !), lent, et pour cause : il s’agit, à lire soigneusement Sénèque, à tirer le fil de son écheveau, d’habiter le temps.
Je serais méprisant avec vous, lecteur, si je me contentais de ces touches, et si je ne vous en disais pas un peu plus, comme on fait dans un article sur un livre qui sort, en le défigurant d’un résumé.
Ce livre, pour expliquer la maxime de Sénèque, qui prend résolument le contrepied de l’autre maxime latine, « Tempus fugit », le temps fuit, se donne donc comme socle le chef-d’œuvre de Sénèque (que personne ne lit plus ; mais, comme le nom de l’auteur, ça n’a aucune importance, puisque tout le monde est l’exact synonyme de personne), De brevitate vitae, « De la brièveté de la vie ». Ce livre explique comment Sénèque oppose à la dilatio, soit à la dépense en pure perte, à l’ajournement du temps (« quand j’aurai le temps » – « mais tu ne l’auras jamais ! »), la dilatatio, soit la dilatation du temps, son habitation, la construction de la « temporalisation », c’est-à-dire une authentique habitation de sa propre vie, non pas contre ou malgré le temps, mais avec le temps. A l’Instant – ce qui ne tient pas, ce qui est l’in-stant, le non-stable, opposer le Maintenant, ce qui tient parce qu’il maintient. J’aurai le temps. Avec le temps comme le premier, le plus décisif, le seul en vérité de nos amis. Ça ne rigole pas, je vous préviens. Il y a des moments où il faut cesser de rigoler. American Psycho, European Psycho (beaucoup moins drôle), World Psycho – à un moment : basta. Il faut trancher dans le délire. Ce livre est un remède contre notre délire.
Notre délire, « en Occident » (quant au reste, Orient, Chine, etc., il poursuit sa voie guère plus affriolante, et on s’étonne comme on s’étonne de le constater), repose sur un certain nombre de noms de gloire, des noms d’auteurs qui ont eu le privilège de nous dessiner une destinée ; que ces auteurs aient été altérés, vulgarisés par l’effet qu’ils eurent sur nous tous n’y change rien, et ne nous oblige nullement à la piété requise pour le culte des morts, le seul qui nous reste. D’autant que Pierre Caye ne s’en prend pas, justement, à leur traduction vulgaire (comme tel penseur pressé, hachette en main, impatient de se construire une barcasse faite de leur débris), mais à leurs plus sérieuses énonciations.
Qui ?
Spinoza, donc, et son conatus (persévérance dans son être) à quoi Caye oppose le tonos stoïcien : « quelque chose de plus originaire : l’être même comme tension, effort, force et résistance ». La différence ? La qualité de cet effort, de cette persévérance, le nerf, le muscle, l’os qu’il faut au tonos, quand la chair d’un Moi tout fait, certain de son désir et de sa lumière naturelle, suffira toujours au conatus.
Aristote, lui-même, et le primat qu’il accorde, touchant au temps, au kairos, cette espèce de souplesse, ce sens de l’instant à saisir quand il vient (jadis sésame des artistes, aujourd’hui divine surprise des businessmen, si évocatrice, d’ailleurs, du triomphe de businessman comme figure dernière de la culture), cette acrobatie avec le temps qui est tout de même une piètre consolation de la mort, auquel Caye oppose la vertu la moins estimée et pourtant la plus essentielle, la tempérance, soit l’habitation résolue, par l’effort de construction, du temps. Non que Caye prenne Aristote pour un esprit léger : « Il y a un paradoxe, chez Aristote, entre d’une part ce goût de la perfection et de l’achèvement, et d’autre part la morale de l’occasion. C’est sans doute pour cette raison qu’in fine, le souverain bien appartient exclusivement, pour Aristote, à l’activité contemplative. » Prenez-en la mesure, lecteur : profond parmi les profonds, Aristote, lui aussi, est un pessimiste quant au temps, ce qui veut dire qu’il ne sait pas, pour y loger la profondeur, dessiner un homme muni de ses actes ; exactement ce que produit, comme son œuvre, l’absent singulier – et nécessaire, forcément nécessaire – du livre de Caye : le juif de l’étude et de la mitsva.
Qui, encore ? Non pour peupler une galerie de portraits, mais pour faire le tour de notre monde qui fuit de toutes parts comme le tonneau de Calliclès, je vous le répète, lecteur !
Schumpeter, et la destruction créatrice, et toute sa négation, aussi vaine, par le discours général de l’écologie et du développement durable auquel tous croient, comme hier à la présence réelle du Christ dans l’hostie, sans jamais vouloir l’assumer ni même le penser, comme hier, la présence réelle du Christ dans l’hostie. Jusqu’à la dette à l’égard des générations futures, qui ne saura jamais se rembourser sans une méditation sur ce qui peut bien vivre, entre nous et les hommes de demain, et pourra donc se transmettre.
Mais surtout, et essentiellement, Hegel et Heidegger, parce que ces deux-là, d’un bout ou l’autre, ont noué autour de notre cou la corde la plus rêche, la plus méchante, la plus fatale à nos destinées : l’Histoire, entrevue depuis l’idéalisme du premier, et parachevée par le tournant du second, quand il passe du Dasein, de l’être-là (c’est-à-dire, simplement, de l’homme et de son expérience du monde comme point de départ de toute pensée, embrayant fidèlement le pas de son maître Husserl embrayant celui de Descartes), au Sein, à l’Être (c’est-à-dire, en définitive, à une bouillie dévote qui supprimait l’homme de la surface de la terre, pour ne la laisser habiter que par ce philosophe dément, comptabilisant le triomphe de la technique, la fantômisation de l’humanité, et jetant autour de lui les miettes de sa dévoration (allons-y, puisque nous sommes en territoire jargonneux, osons l’ontophagie !) pour que des heideggériens, le plus souvent français, s’en repussent et s’en rêvassent les élus.)
Lecteur, ne craignez pas : il n’y a que moi, ici, qui râle et proteste en rêvant tempêter. Le livre de pierre, lui, travaille, calmement, et sans la moindre outrance, sans la moindre invective, sans la moindre caricature, à arpenter la scène de notre programme métaphysique, mais aussi social et moral, pour savoir où refonder, parce qu’il faudra bien, à un moment ou à un autre, qu’on en finisse avec cette esthétisation insupportable de la fin.
Que l’Histoire, la grande, ou le storytelling, le petit, soient des machines à siphonner les hommes en s’emparant du temps, c’est pour une raison dont Heidegger donne la formule finale, justement ; quand, au cours de sa démonstration, Caye écrit : « L’Histoire constitue donc l’assomption du temps ; mais paradoxalement l’assomption métaphysique du temps finit par l’étouffer et rendre son expérience impossible », c’est en raison du primat, inventé par Heidegger en manière de culmination de sa pensée, croyait-il : « Car le devenir ne magnifie le temps qu’en l’absorbant dans l’être ; ce faisant il finit par substituer l’expérience de l’être à celle du temps, à médier définitivement notre rapport au temps par notre rapport à l’être au point même d’abolir le temps entièrement subsumé par le devenir de l’être, autrement dit par l’être que magnifie le devenir. »
Là n’est pas, cher lecteur, le point final de l’analyse de Heidegger, implacable et salvatrice. Mais qu’il vous soit conté, ici, que sous le nom de « l’Être », Heidegger s’était octroyé une couronne aussi morbide que les épées elfiques récupérées par les Hobbits dans les hauts des Galgals, c’est que vous pouvez être sûrs que le voisin de Parménide et d’Héraclite, prenant Nietzsche et Hölderlin pour ses deux bergers allemands de compagnie, ne vous octroyait, à vous, à chacun de vous et non à vous tous, que le nom de fantôme, où, pour reprendre la formule de Derrida relu par Caye, à l’ontologie succède l’hantologie.
Car à l’Être, ce vieux mot grec devenu l’idole jouissive d’un maniaque, le livre de pierre oppose le temps. Celui de la vie, celui de l’effort. Et celui de l’Un, au-delà de l’être ; de l’Un qui est une instance si éloignée, si transcendante, qu’elle pourrait nous faire désespérer. Qu’est-ce que nous, êtres à identités multiples, qu’est-ce que nous, êtres du tsunami, nous avons à voir avec l’Un ? C’est-à-dire cette instance qui surplombe l’être, et sa surproduction étouffante ? Caye, via Proclus, nous donne une réponse : une hyparxis, dont il donne transitoirement la clé de traduction à Marie-Claire Galpérine : « Plutôt que de soubassement ou de consistance, elle parle de « préexistence », postulant l’existence, au fond de chacun, de quelque chose de déjà là, antérieur à toute existence ontologique, antérieur aussi à ce qui lui arrive et à tout ce qu’il est du fait de ces événements. » Plus loin, il élucide un peu cette définition – mais pas trop, parce que c’est impossible en philosophie, fût-elle néoplatonicienne : « un fond stable et immuable qui perdure en toutes circonstances, sans jamais pour autant agir sur les événements ou les orienter, un pur retrait sans lequel rien ne serait possible, mais qui pour autant ne détermine rien. Il permet seulement de tenir et de soutenir la procession de l’être sans y participer, en quelque sorte dans une certaine absence. »
« Absence » : souvenez-vous de ce mot.
De l’autre côté de la pensée, là où Pierre Caye ne marche pas, on a dit cela en d’autres mots, qui engagent d’autres efforts et d’autres méditations : « Je suis étranger en une terre étrangère. »
Du grec au latin, de Proclus à Sénèque jusqu’à nous, il y a encore un mot que je vais citer : tenor :« la tenue, la consistance et la continuité de la vie ». « Dans le temps », comme disait le petit Marcel, qui ne croyait pas si bien dire parce qu’il n’en avait vu qu’un bout (néoplatonicien, peut-être, à en croire un Maître). Le temps, non plus l’épreuve du tsunami, non plus l’angoisse de la branloire pérenne de Montaigne, cette instabilité constitutive de ces êtres de « passage » que nous sommes (mais alors, par la plume de Montaigne, temporairement préservés de l’inondation), mais l’acte, l’effort, la persévérance, la tempérance, bref, la puissance minérale qu’il faut savoir trouver en soi. Oui, les Stoïciens voyaient, dans l’homme, un fond minéral. Les Romains, mieux que quiconque, surent le découvrir – sinon ces autres pierres, ces Tables, qui donnent à notre absence, à notre étrangeté à l’Être une toute autre présence, parce qu’elles, ces Tables, sont gravées de lettres, où l’Un parle.
Pardon, lecteur, pour cette dernière allusion. Ne croyez pas que Pierre Caye écrive, dans ce livre, pour un cénacle, à pratiquer quelque connivence. Il parle pour tous, c’est-à-dire pour chacun, calmement, clairement, évidemment ; dans la mesure où ce chacun est prêt à embrayer lentement, résolument le pas de sénateur, dit sans aucune ironie, de son travail.
Comme une perfusion de temps dans la chair affolée du monde, pour qu’elle redevienne un muscle, et pour que le monde redevienne un acte.
Une œuvre ? Sans doute – quoique l’œuvre, s’il s’agit du monde, requière un artiste au-dehors.
Deux touches finales, pour notre sensibilité.
Ceci, la première, pour les écrivains menacés par le grand Nosferatu GPT : « Ce que la théorie ne peut accomplir, il revient à la pratique littéraire de le réaliser, en remettant en cause les patterns de la narration et en les déroutant afin de rendre impossible la capture par le storytelling. Telle est à mes yeux la tâche de la littérature contemporaine ».
Avis à la population scribale ; elle est nombreuse, elle tremble ; peut-être trouvera-t-elle ici le premier remède à son tremblement.
Et pour la peinture – honneur aux anciens, ceux qui s’essayent, depuis 50.000 ans dit-on, à être des hommes pinceau en main : « L’archaïque jaillit dans le contemporain, le contemporain réinvente l’archaïque : il n’y a plus d’ordre chronologique, mais une permanente tectonique qui brasse les strates temporelles sans ordre prédéfini, enfouissant les couches superficielles et, à l’inverse, faisant émerger à la surface les couches les plus profondes : Pierre Caye cite ici une phrase de Christian Bonnefoi dans son Traité de peinture, « L’histoire traverse le tableau, émerge et replonge ».
Lecteur, faites un clic vers le texte que je vous ai proposé, il y a quelques jours, de Christian Bonnefoi, son Iknogonie. Vous verrez que ces mouvements décrits par Pierre Caye, ces mouvements dans le temps, sont exactement les mêmes que le mouvement du Serpent dans le Paysage. Ceux qu’un Bonnefoi décrit comme le désir, en même temps que le geste, en même temps que l’effort, qui conduisent son travail de peintre.
Vous rendez-vous compte, lecteur, d’un pareil possible, d’une pareille vie, si éloignée de tous nos radars, de tous nos programmes, de toutes nos sorties, couronnées ou non de prix ou de convoitise ?
N’être plus emportés, n’être plus déchiquetés, n’être plus fantômisés, mais habiter le temps, et, par-là, habiter la vie ; vie d’art, vie d’action, vie de pensée, comme bon vous semble – mais vous, enfin, au singulier.
Un livre de pierre, pour vous rendre le temps ; partant, le monde.
« Le temps est ton ami », vous dit Sénèque.
Il est grand temps de nous en apercevoir – juste avant la noyade. Car cette fois-ci, il nous fallait un kaïros, pour n’être pas seulement ces victimes mi-consentantes, mi-tragiques, d’une apocalypse que le fleuve qui nous emporte, à lui tout seul, prétendait nous jouer.
Est-ce la faute du temps, cet « enfant qui joue aux dés » ?
« Non, répond la pierre, quelque part au fond de nous ; c’est la tienne. »
« Seul le temps nous appartient », de Pierre Caye, Verdier, 254 p., 19 €.
Toute la durée de la vie n’est pas la vie, c’est le temps pour Sénèque. Nous n’avons pas trop peu de temps, nous en avons beaucoup de perdu (La brièveté de la vie).
Que signifie alors vivre sa propre vie ?
Pour que le temps devienne vie, il faut d’abord s’approprier du présent, le seul qui nous appartient, qui nous permette d’agir, de sortir de l’auto-aliénation, du sentiment d’impuissance et d’indifférence à l’égard du monde, qui nous renferme en nous-mêmes.
Mais comment sortir de la condition humaine, à la fois faible, misérable et mortelle, dont rien ne peut consoler, lorsque nous y pensons de près ? (Pascal)
Par le détournement, par la fuite de notre condition.
« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés de se rendre heureux, de n’y pas penser », écrit encore Pascal.
Se détourner, donc, ou se divertir en latin, c’est la solution proposée. Le divertissement, pour Pascal, n’est pas le loisir du temps libre, mais une esquive qui protège du désespoir, du nihilisme, de la destruction, de la mort.
Sisyphe est heureux dans les moments de répit qui lui permettent d’ignorer sa souffrance, de détourner le regard de son existence, d’oublier sa condition.
Mais oublier le temps présent afin de remédier à celui de la mort, c’est aussi éviter de vivre et songer à nous-mêmes, la plus grande de nos misères, qui n’empêchera non plus d’y arriver de toute façon, sans nous en rendre compte.
C’est le paradoxe de l’enferment de Pascal.
S’extraire et donner du sens au temps présent, qui seul est à nous, signifie, pour Sénèque, s’affranchir de l’imagination et de l’angoisse du futur et, dans la perspective éthique du stoïcien, de ne pas dépendre du lendemain, mais d’assurer par le travail son indépendance de la crainte des temps à venir.
Merci au livre de pierre et à la réflexion de Pierre Caye.