Alors que le Centre Pompidou célèbre les cent ans du Surréalisme, la Galerie T&L, nichée à deux pas du musée parisien, propose une exposition mettant à l’honneur les œuvres méconnues de la sculptrice surréaliste Helen Phillips (1913-1995) en montrant ses statues en face des tableaux de son époux, le peintre britannique Stanley William Hayter (1901-1988). La galerie leur associe aussi quelques œuvres de l’une de leurs plus chères élèves, la peintre américaine Gail Singer (1924-1983).
De la Californie à Paris ; de Paris à New York
Helen Phillips naît à l’autre bout du monde en 1913 : à Fresno, ville de l’intérieur des terres de la Californie. Étudiant les Beaux-Arts à San Francisco, elle y fait la connaissance du grand peintre mexicain Diego Rivera mais choisit de se tourner vers la sculpture. Un beau jour de 1936, elle débarque à Paris, capitale incontournable des arts et de la bohème, destination d’innombrables Américains attirés par le cosmopolitisme de la Ville lumière. Là, elle s’inscrit dans un des rares ateliers tenus par un artiste parlant anglais, un certain Stanley William Hayter. Au cours des années 1930, Hayter, qui est peintre et graveur, est devenu un pilier du mouvement surréaliste : ce Londonien, chimiste de formation, s’installe à Paris dès 1926 où, sans le sou, il partage une chambre avec un autre sculpteur américain : un certain Alexander Calder. Dès l’année suivante, il crée un atelier de gravure, l’Atelier 17, qui deviendra le principal lieu de l’estampe surréaliste à Paris : Picasso, Miró, Tanguy, Masson mais aussi Vieira da Silva et Giacometti viendront y pratiquer la gravure.
Membre du groupe surréaliste à partir de 1934, engagé pendant la Guerre d’Espagne au point de s’y rendre pour aider l’armée républicaine, Hayter est aussi, avec Roland Penrose, l’un de ceux qui introduisit le Surréalisme en Grande-Bretagne, grâce à une exposition fondamentale, « The International Surrealist Exhibition », organisée à Londres en 1936. Sous la direction de Hayter, Phillips apprend la gravure à l’Atelier 17 – elle réalisera de très belles estampes au cours de sa carrière, en lien étroit avec les thèmes de sa sculpture. Les deux tombent amoureux et se marient en 1940.
Quand éclate la 2ème guerre mondiale, le couple déménage à Londres avant de gagner New York en 1940 : là, Hayter refonde l’Atelier 17 et enseigne, entre autres, la gravure à un jeune Jackson Pollock – qui réalisera ses seules estampes sous la direction du Britannique et dans un style très proche du sien. À New York, Phillips et Hayter enseignent les principes du surréalisme à toute la nouvelle génération des expressionnistes abstraits américains, puisqu’outre Pollock Motherwell, De Kooning et même Rothko fréquentent leur atelier. C’est pendant les années new-yorkaises que Phillips connaît ses premiers succès : elle participe à plusieurs expositions importantes, parmi lesquelles Thirty One Women (1943) à la fameuse galerie The Art of this Century de Peggy Guggenheim, ou Blood Flames à la non moins réputée Hugo Gallery (1947).
Les sculptures de Phillips des années 1940 et 1950 sont souvent des pièces de bronze poli de petites ou moyennes dimensions, qui appliquent les principes de Hayter mais dans une recherche d’épure. Son esthétique n’est pas sans liens avec Brancusi, Henry Moore et Jean Arp, voire avec les statues futuristes de Boccioni, comme dans le cas de Moto perpetuo, de 1944-1945 (dont le titre même, dans la langue de Dante, fait trait au mouvement d’avant-garde italien). Les sculptures longilignes de personnages faits de tubes soudés les uns aux autres font, elles, penser à Giacometti. Comme dans les tableaux de Hayter, le spectateur y voit à travers la figure, à travers le réseau de lignes qui composent les personnages : ce sont des figures délicates, représentées dans des poses évocatrices, celles de la vie de tous les jours (comme Seated Woman ou Enceinte). Elles contrastent avec les hybrides en bronze, figures quasi-mythologiques, de la phase précédente : ces sculptures-là ont un aspect monumental malgré leurs dimensions moyennes, et invitent le spectateur à tourner autour d’elles, chaque face offrant une vision différente, comme en métamorphose et en transformation permanentes – un principe cher au Surréalisme.
Malgré le succès new-yorkais, le couple choisit de rentrer à Paris en 1950 et acquière une maison à Alba-la-Romaine, en Ardèche, en 1951, où il est au centre d’une colonie d’artistes. En 1953, avec Métamorphose II (1951-1952), Phillips remporte un prix au Concours international de sculpture organisé à la Tate à Londres en vue de la création d’un Monument au prisonnier politique inconnu. C’est à cette date qu’elle commence à travailler le balsa puis le chêne pour créer des totems géants. En 1967, un accident survenu à l’occasion du maniement d’Alabaster Column (1966), une sculpture acquise par l’Albright Knox Museum de Buffalo, l’oblige à mettre fin à ses projetsd’œuvres monumentales. Dans un esprit plus délicat et confidentiel, elle produit de nombreuses structures en fil métallique, légères et de petit format, qu’elle appelle des Wire structures. Hayter et Phillips divorcent en 1972. Elle meurt en 1995 à New York, sept ans après Hayter, qui s’éteint à Paris en 1988.
Hayter : du surréalisme à l’abstraction
Le mouvement et le dynamisme des sculptures de Phillips doivent beaucoup aux compositions peintes ou gravées de Hayter, dont la caractéristique est d’utiliser un trait jeté sur le papier ou sur la toile tel un fil de fer pour composer les figures. L’exposition à la galerie T&L montre également, à travers une quinzaine de tableaux, l’évolution du style du peintre britannique, du début des années 1930 aux années 1960 – du surréalisme à l’abstraction. La ligne de Hayter est virevoltante, enlevée, hypnotique : elle se croise et se décroise, mettant en application de manière originale le principe surréaliste de l’automatisme. Naissent ainsi de l’instinct et de l’inconscient de l’artiste des figures allusives, faites de lignes agiles et colorées, tantôt anthropomorphes tantôt zoomorphes. Si elles rappellent aux débuts le biomorphisme de Miró ou de Tanguy, comme avec le petit Composition (1934), elles s’en éloignent dès la fin de la décennie, pour chercher la couleur et le dynamisme.
Dans les années 1940, le traité coloré s’épaissit et se libère du contour : les personnages de Hayter manifestent alors une force purement plastique et dynamique, comme avec le magistral Seated figure (1944). Dans la première partie des années 1950, ils deviennent un entrelacs frisant l’abstrait. La rupture avec la figuration est consommée à la fin de cette décennie : la figure disparaît et la couleur ainsi que le geste prennent le dessus, dans une violence joyeuse, comme dans le monumental Summer (1959, deux mètres par trois), hymne aux saisons et à la nature et hommage, sans doute, au Monet des dernières années.
Si le travail de Hayter est aujourd’hui reconnu (une de ses plus belles toiles est montrée dans la grande exposition sur le Surréalisme actuellement au Centre Pompidou et l’importance de son enseignement est rappelée dans l’exposition sur le jeune Pollock, en ce moment au Musée Picasso), l’art de Phillips, une des rares femmes sculptrices du mouvement surréaliste, est encore trop ignoré en France – ce pays dont elle fit pourtant sa terre d’élection. Alors que ses œuvres sont présentes dans les collections des plus grands musées Outre-Atlantique, elle reste absente des musées français. Nul doute que cette exposition, qui montre l’étendue de son talent, sera la première étape de la redécouverte en Europe de cette artiste à l’œuvre originale et variée.
« Helen Phillips, Gail Singer et S. W. Hayter : l’atelier surréaliste »
Exposition du 03 octobre au 20 décembre 2024
Mardi/samedi 14h-19h
Galerie T&L
61 rue de la Verrerie
75004 Paris
www.tl-galerie.com