Sabra, Chatila, Jénine, Cana il y a quatre ans, Cana encore aujourd’hui, c’est la même clameur déchaînée, dans les rues arabes, dans nos rues, sur nos ondes, sur nos écrans, dans les colonnes de nos journaux, la même voracité presque joyeuse devant la palpable évidence de la nature criminelle du peuple juif, le même hypocrite effroi chuchoté comme une messe basse par des aveugles aux yeux enfin dessillés, le même empressement à condamner, à faire porter toute la responsabilité sur le seul Israël, à tenir pour négligeables les morts israéliens et aussi la pluie de bombes – qu’on les appelle roquettes ou Katioucha –, qui s’abat quotidiennement et pour la première fois à pareille échelle sur la population civile d’un petit pays grand comme la Belgique, contraignant déjà 350 000 de ses citoyens à se réfugier « plus au sud », là où d’autres bombes les atteindront peut-être dans les jours prochains puisque Israël est dépourvu de profondeur stratégique.

À l’heure où j’écris, des doutes raisonnables sont émis sur l’implication d’Israël dans l’événement de Cana dont nous pleurons les victimes. Mais s’il se révèle qu’Israël est responsable, il s’agit d’une « bavure » déplorée et non pas, comme des voix stridentes le crient avec jubilation, d’un « crime de guerre ». « Nous n’apprenons pas à nos soldats à tuer des innocents. Ce n’est pas la doctrine de l’armée d’Israël », a déclaré Ehoud Olmert. Je sais, pour avoir moi-même connu cette armée de près, que des exemples innombrables attestent la vérité de ses propos.

Israël, depuis des jours, avait averti, par tracts et par radio, la population d’avoir à quitter les lieux que son aviation bombarderait, et il est établi que le Hezbollah abrite ses camions plates-formes lance-missiles dans les villages chiites peuplés, que ceux-là les quittent pour tirer leurs salves et s’y replient aussitôt. Un mot étonnant est revenu dans mille bouches politiques, celui de « disproportion », que Bernard-Henri Lévy a été le premier à relever comme il le fallait. Quelle disproportion ?

Israël, dit-on, détruit le Liban pour trois malheureux soldats kidnappés l’un par le Hamas, les deux autres par le Hezbollah. On oublie de dire que les roquettes tombaient déjà sur Sderot et le Sud d’Israël avant l’enlèvement du caporal Shalit et que les soldats capturés par le Hezbollah l’ont été à la faveur d’une embuscade où huit de leurs camarades ont trouvé la mort : ils patrouillaient à la frontière nord d’Israël, en territoire israélien. On oublie de rappeler que, dès avant l’embuscade, les missiles commençaient à exploser dans les kibboutzim de haute Galilée.

Le kidnapping du Hezbollah signait en vérité une déclaration de guerre à Israël, qui n’avait rien à voir avec le conflit israélo-palestinien : Mahmoud Abbas et Ehoud Olmert, suivant en cela la voie ouverte par Ariel Sharon, se donnèrent l’accolade à Amman, devant le roi de Jordanie, et ce n’était, ni d’un côté ni de l’autre, un baiser de Judas. Tous deux voulaient la paix. Mais cette paix israélo-palestinienne, vrai supplice de Tantale, toujours à portée et toujours hors d’atteinte, est bien le cadet des soucis du chef du Hezbollah à la barbe fleurie. Il n’en veut pour rien au monde, il se préparait, depuis qu’Israël a quitté le Liban sud, pour sa grande offensive, bâtissant un formidable réseau de fortifications souterraines et accumulant les armes les plus redoutables : outre les missiles dont il dispose à profusion grâce à la Syrie et à l’Iran, il possède des canons anti-chars capables de percer les blindages les plus épais.

Le Monde a récemment interviewé le président de la République, en particulier sur sa vision des relations avec l’Iran et du rôle que pourrait jouer ce « grand pays qu’on ne peut ignorer », selon ses propres termes. Étrangement, personne ne lui a demandé ce qu’il pensait des plus récentes déclarations de son homologue iranien Ahmadinejad.

Celui-ci, au cours de la dernière Conférence islamique, a affirmé que le seul problème fondamental du monde musulman était l’éradication de l’État d’Israël et du sionisme. S’agit-il là d’une marotte à ne pas prendre au sérieux, qui ne vaut même pas qu’on pose la question ?

Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, a donné, lui, la réponse. Ce qui se joue actuellement est le premier acte, la grande ouverture de cette guerre, dont la visée finale, comme il y a soixante ans la solution du même nom, est la destruction de l’État d’Israël. La France a mal au Liban, le Liban que les juifs bombardent est son pré carré. On se demande où dorment les hommes politiques français lorsqu’ils viennent à Beyrouth montrer que « la France s’active au Liban », comme l’écrivait drôlement le Journal du dimanche : il y a encore à Beyrouth des ambassades, des grands hôtels et des beaux quartiers, intacts, Dieu merci.

Voilà bien longtemps qu’Israël n’existerait plus s’il ne réagissait pas avec « démesure ». Le Hezbollah n’ignorait rien de ce qui allait advenir : il savait quel prix Tsahal attache à la vie de ses hommes et tendait ainsi un piège dans lequel Israël ne pouvait pas ne pas tomber. Les bombardements et leurs inévitables victimes civiles en faisaient partie et le Hezbollah gagnait sur deux fronts : la propagande et l’impréparation militaire d’Israël à affronter cette guerre d’un type nouveau – malgré la haute technologie israélienne, et selon une constante de la doctrine de l’armée, ce sont des conscrits de 18 ans qui sont envoyés démanteler les fortifications ennemies au prix de lourdes pertes.

La surprise et la difficulté n’étaient certes pas moindres au début de la guerre de Kippour. Israël, n’en doutons pas, prendra le dessus. Mais on est en droit de se demander à quoi ont servi Oslo et ce qui reste des espoirs qui se levèrent alors. À ceci au moins : les ennemis d’Israël ont la possibilité de s’armer jusqu’aux dents et de le faire librement.


Ce texte de Claude Lanzmann a été publié pour la première fois dans Le Monde le 3 août 2006.