« Sur l’air de la calomnie, le destin de Bernard Natan se chanterait facilement […] Le mal est fait, il s’avance, il est porté, rien ne l’arrête, et le malheureux est terrassé. » Calomnie, mal.
Ces mots de l’historienne Dominique Missika, dans son nouveau livre consacré à ce pionnier du cinéma français, au même titre que Charles Pathé, mais injustement tombé dans l’oubli, font écho à ceux de Nietzsche dans Humain trop humain : « Les calomnies sont des maladies qui éclatent des autres sur ton propre corps. »
Une autre maladie bien précise s’abattit sur Bernard Natan, une maladie qui, oui, fut une menace pour son intégrité physique jusqu’à son emprisonnement et sa déportation : l’antisémitisme montant des années 1930, avant sa pleine légitimation avec la politique de collaboration entre la France et l’Allemagne nazie. L’analyse pertinente de Nietzsche sur le processus de la calomnie maladive peut s’appliquer à l’antisémitisme dont fut victime Bernard Natan. Pour lui, cela commença en effet par une phase d’incubation faite d’injures, d’intimidations, de rejets, de condamnations sans raison valable. Avant que publiquement la maladie ne se déclare et qu’aux yeux de tous il représente le « microbe juif », mieux que quiconque. Un « Microbe juif » d’autant plus intolérable, que sa réussite était vertigineuse. « Microbe juif » ou cette « maladie qui éclat(e) des autres sur (s)on propre corps ». Corps calomnié, accablé de tous les noms, avant de tomber dans l’oubli collectif. La particularité de cette maladie est qu’elle ne s’est pas éteinte avec le cadavre de Bernard Natan. Exécuté à Auschwitz, il devint le bouc-émissaire du cinéma français. Bouc-émissaire au sens fort, philosophique et anthropologique, que lui prête René Girard : un homme banni, dont la déchéance doit assurer la cohésion générale d’un groupe donné – ici, la production cinématographique, et plus généralement la culture française dans son ensemble.
L’exemple le plus parlant du bouc-émissaire est le personnage d’Œdipe, désigné comme celui qui propage la peste à Thèbes. Là encore, il est possible d’établir un parallèle intéressant avec l’idée de maladie dans la trajectoire existentielle de Bernard Natan : après sa mort, il continua d’être porteur du « microbe juif », tout comme Œdipe l’était de celui de la peste qui lui valut d’être ostracisé. Ainsi, Bernard Natan resta-t-il à tout jamais exclu de l’histoire du cinéma français qu’il risquait de contaminer. Mutation de la maladie, de l’antisémitisme en oubli. L’oubli, cette seconde mort. L’oubli, cette injure à la violence endurée par celui qui en fut la cible.
Le titre qu’a choisi Dominique Missika est juste, il s’agit bien d’une affaire. L’affaire d’une famille qui cherche à rendre justice à « un homme de bien », et, au-delà, une affaire de mémoire collective qui fait des années sombres du cinéma français les années sombres de nous tous : « comment mesurer l’enfer qu’a vécu cet homme dénigré, déçu, humilié jusqu’à son dernier souffle ? […] on a pris soin de l’effacer pour ne pas se sentir coupable de l’avoir abandonné ».
Cette affaire nous impose la double nécessité de revoir le mal de ces années noires à travers le récit qui nous en est donné, et de revoir, c’est-à-dire de remettre en cause l’oubli dont notre histoire nous a rendu coupables. Cela n’a pas empêché qu’en 2022, dans un document officiel présentant la villa Bettyzou construite par Bernard Natan à Carqueiranne, la ministre de la Culture reprenne explicitement les calomnies véhiculées dans les années 1930 pour présenter le : « premier propriétaire juif roumain condamné pour malversations ». Nous sommes en plein dans ce que Paul Ricoeur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, qualifie d’« oubli institutionnel », de « complicité des acteurs sociaux, qui font preuve d’un “vouloir-ne-pas-savoir” ». Cette amnésie sociale, politique, est une maladie volontaire – une volonté d’omission qui nuit autant que le préjudice moral et physique enduré. Ricœur rapproche ainsi l’amnésie de l’amnistie : « L’amnistie revient à faire comme si de rien n’était, c’est une injonction de l’État à ne pas oublier d’oublier […] Il s’agit donc d’une véritable amnésie institutionnelle invitant à faire comme si l’événement n’avait pas eu lieu. […] Le prix à payer est lourd. Tous les méfaits de l’oubli sont contenus dans cette prétention incroyable à effacer les traces des discordes publiques. C’est en ce sens que l’amnistie est un contraire du pardon, lequel […] requiert la mémoire. »[1]
Toute la démarche de Dominique Missika se résume à cela : lutter contre l’oubli, offrir à Bernard Natan la reconnaissance et la mémoire qu’il mérite, pour qu’enfin ses descendants puissent pardonner.
Cette étude passionnante, aux détails foisonnants, à la rigueur historique irréprochable, oppose au « vouloir-ne-pas-savoir » la volonté d’un « pacte juste avec la vérité », qui transforme l’affaire Bernard Natan en l’à-faire d’une vie nouvelle que notre lecture, notre parole, peuvent donner à ce grand nom de notre histoire culturelle. Cette double posture est manifeste dans la structure même du livre relevant à la fois de l’objectivité de l’enquête historique (l’affaire) mais faisant aussi preuve d’un important dispositif narratif quasi-littéraire (l’à-faire). L’à-faire est la capacité de rendre son visage volé à Bernard Natan à partir de cette porosité subtile entre l’avoir-lieu des faits et leur reconfiguration dans la mise en récit de ce « Lucien de Rubempré dans la France de l’après-guerre ». C’est comme si les faits avaient été des éclats dispersés d’un miroir brisé, et que cette narration juste, sans emphase, les recollait un à un pour fixer, une fois pour toutes, l’authentique reflet de cet immense producteur que fut Bernard Natan : un effet de réflexion se joue entre son histoire et son identité narrative. Le romanesque apporte le souffle de vie nouveau à ce destin, qui, par l’écriture, a tout un avenir devant lui. Car nous lisons ce livre comme un roman : une construction en chapitres, des descriptions extrêmement détaillées des lieux, des personnes, et, surtout, un emploi très fréquent du discours indirect libre comme autant de plongées dans les possibles pensées, perceptions et émotions de Bernard Natan. Ainsi, faisons-nous partie de son monde, de son être – une manière habile de nous conduire à la prise de conscience de notre responsabilité historique envers lui. Ce procédé immersif, réflexif et identificatoire se trouve également dans le recours au présent comme un renvoi constant à cette intrication de l’objectif et du subjectif : d’un côté, nous avons le présent de narration, qui rend effectivement présents les événements, le protagoniste, et, de l’autre, le présent de vérité générale, qui fonde le récit des événements en vérité universelle. Une vérité, donc, immune à l’amnésie collective, à cet enfermement d’un homme dans l’avoir-été d’un passé, lequel, toujours semblable à une maladie, ne passe pas. Au contraire, dire au présent Bernard Natan non seulement actualise sa mémoire, mais la valide. C’est se souvenir, ici et maintenant, de l’émigré roumain arrivant en 1906 à Paris, du fondateur des studios de la rue Francœur, avec ses luxueuses grandes salles de projection et laboratoires de tirages uniques au monde. C’est réhabiliter le soldat blessé, démobilisé et naturalisé français, croix de guerre avec palme en 1919, et premier producteur à ouvrir un Bureau du film français à New York. C’est enfin rendre hommage à l’homme juif, Français avant tout, arrêté en 1938, déporté et mort en 1942 dans la plus odieuse indifférence.
Dominique Missika relate avec une grande précision la mise en place progressive de l’amnésie collective qui commença à prendre forme dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avant elle, seul Serge Klarsfeld avait œuvré en faveur de la mémoire de Bernard Natan, notamment en inaugurant en 2013 une plaque commémorative dans la cour de la Fémis : « Bernard Natan crée ici, autour de sa société Rapid Film en 1920, les célèbres studios Francœur. Il unit le siège de Pathé-Natan, premier groupe cinématographique des années trente. Bernard Natan meurt en octobre 1942 à Auschwitz-Birkenau. » Une plaque, un premier pavé, un premier pas sur ce chemin d’une mémoire à reconstruire et d’une vie autre à déployer. Ce chemin, Dominique Missika le trace, nous le fait parcourir. Il est celui de la survivance, du souvenir de l’homme, de nos valeurs humanistes. Survivance de Bernard Natan, cette survivance telle que Péguy l’énonce dans Par ce demi-clair matin : « la survivance du sang transporté de génération en génération [le] sauve de la mort dans l’existence de l’humanité ; la survivance du génie l[e] sauve de la mort dans la mémoire de l’humanité ».
Ce sang de la mémoire qui guérit est le nôtre à présent : il est la reconnaissance d’un génie toujours vivant parmi nous.
Dominique Missika, L’Affaire Bernard Natan, Les années sombres du cinéma français, Denoël.
[1] « Sanction, réhabilitation, pardon », conférence du 30 avril 1994.