Épilogue
« Je ne sais pas si je vous ai dit que ce livre était un roman », confiait Proust à René Blum (son intermédiaire auprès de Bernard Grasset). « Du moins, c’est encore du roman que cela s’écarte le moins. »
Alors, en février 1913, le livre mystérieux que Proust tâchait de faire éditer ne se composait encore que de deux volumes : Le Temps perdu et Le Temps retrouvé.
« Il y a beaucoup de personnages », précisait-il. « Ils sont “préparés” dès ce premier volume, c’est-à-dire qu’ils feront dans le second exactement le contraire de ce à quoi on s’attendait d’après le premier[1]. »
Cette idée-là, Proust l’avait déjà en tête en septembre 1909, quand il se lança dans la Recherche.
Il prévoyait déjà qu’un arbitre des élégances comme Swann finirait par devenir un Juif religieux. Il prévoyait déjà qu’un homme à femmes comme Charlus finirait par révéler son homosexualité. Il prévoyait déjà qu’une mégère comme Mme Verdurin finirait par incarner la grande aristocratie…
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Proust, lui-même, apparaisse à la fin de son roman comme le contraire de ce à quoi on s’attendait d’après le premier.
Le romancier « subversif » que Walter Benjamin apercevait, derrière le masque conventionnel de son narrateur, tient précisément à cette idée.
Une monarchie sociale
Proust n’était pas indifférent aux événements politiques comme on le croit généralement.
Ainsi, à 18 ans, en 1889, il s’intéressait beaucoup au général Boulanger et au mouvement qu’il suscitait dans l’opinion.
Le 23 septembre, au lendemain du premier tour des élections législatives, il s’inquiétait de savoir si le parti boulangiste – qui regroupait l’extrême droite monarchiste et l’extrême gauche socialiste dans une extraordinaire coalition autoritariste – pouvait l’emporter.
« Une majorité républicaine, comme on l’espérait, est-elle possible ? » demandait Marcel à son grand-père[2].
Boulanger, alors, proposait de réviser la constitution afin d’établir une espèce de dictature militaire, capable aussi bien d’assurer la revanche contre l’Allemagne, que d’instaurer une certaine forme de « monarchie sociale » – une monarchie de gaucheen quelque sorte – fondée sur le populisme, le corporatisme, l’antiparlementarisme, etc.
Le général échoua finalement à prendre le pouvoir. Pour autant, l’espérance qu’il suscitait à l’extrême droite, comme à l’extrême gauche, ne disparaissait pas.
Les procès de Moscou
En introduisant son lecteur chez les Verdurin, Proust aborde un milieu de gauche.
« Les Verdurin n’invitaient pas à dîner : on avait chez eux “son couvert mis”. Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si “ça lui chantait”, car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin : “Tout pour les amis, vivent les camarades !” [3] »
Proust donne aux Verdurin une teinte qu’il emprunte notamment aux Natanson, les propriétaires de La Revue blanche – une revue d’avant-garde à laquelle collaboraient des jeunes gens comme Léon Blum, Daniel Halévy ou Proust lui-même, aussi bien que des auteurs plus confirmés comme Verlaine, Mallarmé ou Fénéon.
Proches du mouvement anarchiste, mais dotés d’une grande fortune, Thadée et Misia Natanson recevaient dans un très bel appartement, décoré d’œuvres de Renoir, de Toulouse-Lautrec, de Bonnard, etc.
« Joli milieu ! » soupire le grand-père du narrateur en songeant aux Verdurin avec qui il a rompu toute relation parce qu’il les considère « comme tombés dans la bohème et la racaille », ce qui ne les empêche pas pour autant d’accumuler les millions[4].
Proust précise que « pour faire partie du “petit noyau”, du “petit groupe”, du “petit clan” des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo… » [5]
En l’occurrence, il s’agit de croire que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin, joue comme un dieu… Ou que le docteur Cottard, qu’elle protège également, est le meilleur médecin qui soit…
Mais le Credo importe peu. Ce qui compte, c’est l’adhésion aveugle aux décrets de Mme Verdurin.
Proust fréquentait parallèlement des salons monarchistes, ce qui ne lui donnait pas bonne réputation dans ce milieu. Et il faillit en être exclu, précisément comme Swann lorsqu’il se refuse à faire son autocritique, selon le schéma que les procès de Moscou mettaient en jeu en 1936.
« Si nous avions un gouvernement plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez donc ! » clame la Verdurin[6], le modèle à sa manière des dictateurs modernes dans la Recherche.
Staline, alors, apparaissait comme l’empereur de toutes les Russies. La nomenklatura qui formait sa cour au Kremlin se retrouvait inévitablement en position d’incarner la grande noblesse russe.
En prévoyant que Mme Verdurin deviendrait finalement l’une des reines de Paris, sous le nom de princesse de Guermantes, Proust laissait agir son extraordinaire sens de l’anticipation, dont d’ailleurs il était parfaitement conscient.
« J’ai dans mes livres noté une série de faits que j’inventais, que je ne pouvais savoir, qui souvent n’avaient pas encore eu lieu, et qui se sont trouvés minutieusement réalisés dans la vie. Je vous en citerai verbalement quelques-uns », assurait-il à l’un de ses correspondants[7].
Mais, pour autant, il n’attribuait nullement ce pouvoir à une instance instinctive, ou surnaturelle, ou magique. Au contraire, son pouvoir divinatoire était, selon lui, la « conséquence logique de prémisses vraies ».
« Est-ce qu’il n’y a pas un théorème qui dit : quand deux triangles semblables, etc., eh bien je crois que cette géométrie est vraie aussi pour l’humanité, et qu’en ne s’écartant pas d’un raisonnement juste on trouve naturellement avec la précision la plus subtile ce que la vie contrôle ensuite[8]. »
Albertine
Albertine se métamorphosera également dans le roman, et d’une manière radicale.
Admirez-la : elle se présente comme une jeune fille ravissante, dotée d’une carnation « d’un rose uni, violacé, crémeux », qui la rend adorable aux yeux du narrateur, avant d’apparaître comme une fille « grosse et brune », et même « fort grosse et hommasse » [9].
Eh oui, en réalité, Albertine est obèse, et si masculine qu’elle met en évidence le goût du narrateur pour les lesbiennes.
« “Elle est sûrement merveilleuse”, continuait à dire Robert, qui n’avait pas vu que je lui tendais la photographie. Soudain il l’aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu’à la stupidité. “C’est ça la jeune fille que tu aimes ?” finit-il par me dire d’un ton où l’étonnement était maté par la crainte de me fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l’air raisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu’on a devant un malade – eût-il été jusque-là un homme remarquable et votre ami – mais qui n’est plus rien de tout cela car, frappé de folie furieuse, il vous parle d’un être céleste qui lui est apparu et continue à le voir à l’endroit où vous, homme sain, vous n’apercevez qu’un édredon[10] ».
Albertine obèse ! Albertine hommasse !
Comment le narrateur peut-il être amoureux d’une fille aussi laide selon l’esthétique communément admise ?
C’est ce genre de choses qui faisaient effectivement de Proust un auteur « subversif ».
L’obésité d’Albertine, aussi bien que sa masculinité, défiaient l’esthétique dominante, autant que l’érotisme tout aussi dominant, lié à cette esthétique.
« Subversif », Proust se classait évidemment à l’extrême gauche, aux yeux d’un certain nombre de ses lecteurs.
Oui, mais tout cela n’avait plus de sens en 1936, alors que l’Union soviétique édifiait un régime totalitaire qui, pour être d’extrême gauche, ne se comparait pas moins aux totalitarismes d’extrême droite, que ce soit en Allemagne nazie ou en Italie fasciste.
Il est vrai qu’il existe toujours un courant universitaire qui essaie d’établir la coïncidence entre le roman proustien et l’extrême gauche telle qu’elle s’entend aujourd’hui. Ainsi Elisabeth Ladenson postule que les lesbiennes, dans la Recherche, « ne sont jamais vraiment “masculines” »[11] – le masculin se situant à l’extrême droite, de son point de vue.
Oui, mais, voilà, Albertine est hommasse. Et elle n’est pas la seule, loin de là, dans la Recherche.
Mlle Vinteuil apparaît comme « un soudard », et Mme Verdurin comme « un grand inquisiteur », au masculin chez Proust – pas même comme une « grande inquisitrice », ce qui ne changerait pas grand-chose, au demeurant, sur le fond.
La Verdurin prend Odette pour une idiote, ce qui ne l’empêche pas de l’adorer, comme un machiste adore une femme, avec la même sorte de misogynie dont les lesbiennes ne sont pas forcément exemptes.
Legrandin
« Ah ! vous voilà, homme chic, et en redingote encore ! » s’exclame Legrandin en rencontrant par hasard le narrateur dans la rue. « Je vois cela d’ici, vous fréquentez les “cœurs légers”, la société des châteaux ; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah ! les aristocrates, la Terreur a été bien coupable de ne pas leur couper le cou à tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout simplement de sombres idiots ![12] »
Legrandin, le prototype de l’homme d’extrême gauche chez Proust, ne se présente comme tel que dans la mesure où il parvient à dissimuler la séduction que l’extrême droite exerce sur lui, notamment à travers son goût pour l’aristocratie.
Cependant lui aussi apparaîtra bientôt sous un nouveau jour, quand il se fera appeler « Legrandin de Méséglise », avant de prendre finalement le titre de « comte de Méséglise », ce qui laisse entendre qu’extrême droite et extrême gauche ne font plus qu’un dans son esprit.
Le narrateur s’aventure jusqu’à la même limite.
Regardez-le, ce narrateur : il admire des jeunes filles qui défilent d’un pas presque militaire sur la digue de Balbec, comme si « la foule environnante était composée d’êtres d’une autre race et dont la souffrance même n’eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité »[13]. Qu’est-ce que cette « autre race » ? Eh bien, précisément, la race juive qui envahit la plage de Balbec à leurs yeux.
« Je reconnais qu’il est assez joli garçon, mais ce qu’il me dégoûte ! » peste Albertine en parlant de Bloch. « Je l’aurais parié que c’était un youpin[14]. »
Marcel se retrouve à l’ombre de petites brutes toutes plus antisémites les unes que les autres. Leur façon de prononcer « “issraêlite” au lieu d’“izraëlite” aurait suffi à indiquer, même si on n’avait pas entendu le commencement de la phrase, que ce n’était pas de sentiments de sympathie envers le peuple élu qu’étaient animées ces jeunes bourgeoises, de familles dévotes, et qui devaient croire aisément que les Juifs égorgeaient les enfants chrétiens[15]. »
Un nouveau thème apparaissait chez Proust : la « race française », illustrée notamment par Albertine et ses amies, mais plus encore par le merveilleux Robert de Saint-Loup – un thème emprunté notamment à Daniel Halévy.
Daniel Halévy
Plutôt bel homme, barbu, les cheveux longs, vêtu de lainages et de velours, Halévy avait l’air d’un militant écologiste, même si l’écologisme n’avait pas encore d’existence politique.
Il avait fréquenté la même école primaire que Proust. Ils se retrouvèrent ensuite au lycée Condorcet, puis ils fondèrent ensemble Le Banquet, une revue où Halévy affichait son admiration pour Proudhon et pour Nietzsche. Il se classait volontiers parmi les anarchistes.
Halévy et Proust entrèrent ensemble à La Revue blanche. Ils militèrent, toujours ensemble, dans le mouvement dreyfusard. Halévy s’y lia d’amitié avec Charles Péguy, avec qui il créa les Cahiers de la Quinzaine, et avec qui également il bascula peu à peu vers ce lieu où l’extrême gauche fusionne avec l’extrême droite.
* * *
« Est-il d’un bien bon Français de parler de “race” “française” ? » demandait Proust à Halévy[16].
Le Figaro alors, en juillet 1919, venait de publier un manifeste intitulé Pour un parti de l’intelligence, suscité par Charles Maurras et signé par une trentaine d’écrivains, afin d’affirmer la supériorité de la race française – plus intelligente que toute autre selon eux – puisque précisément elle sortait vainqueur de la guerre mondiale.
« Nous croyons et le monde croit avec nous qu’il est dans la destination de notre race de défendre les intérêts spirituels de l’humanité », déclaraient notamment les signataires. Parmi eux figurait Daniel Halévy.
Ainsi retrouvait-il sa signature au bas d’une pétition qui rassemblait le gratin de l’antisémitisme français. Trop heureux d’y être admis, lui qui n’avait qu’un quart de « sang juif » dans les veines, rejoignait volontiers cette espèce de cénacle.
Proust insiste sur ce point dans son roman : nombre d’israélites s’avilissent de toutes sortes de manières pour intégrer la société française.
* * *
« Est-il d’un bien bon Français de parler de “race” “française” ? »
Proust ne croyait pas à la suprématie raciale des Français. Mais alors, s’il n’y croyait pas, pourquoi son narrateur y croit-il tellement ?
Eh bien, parce que Marcel (le Marcel du roman), l’amoureux des lesbiennes, ne s’interdit pas pour autant d’aimer de véritables garçons.
Robert de Saint-Loup est si beau, il incarne si bien la France physiquement et mentalement que l’existence de qualités raciales proprement françaises relève de l’évidence à ses yeux :
« Il faut bien le dire à la gloire immortelle de la France, quand ces qualités-là se trouvent chez un pur Français, qu’il soit de l’aristocratie ou du peuple, elles fleurissent – s’épanouissent serait trop dire car la mesure y persiste et la restriction – avec une grâce que l’étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas[17]. »
Proust – qui ne croyait pas à la race française – ne recourait à cette idée que pour suggérer que son narrateur est amoureux de Saint-Loup – « amoureux » platoniquement au moins – tout comme Halévy « aimait » Maurras.
Eh oui… L’idéologue en chef de L’Action française n’hésitait pas à s’afficher avec Halévy. Il lui dédia même publiquement l’un de ses ouvrages.
Le représentant le plus emblématique de l’extrême droite en France ne craignait nullement d’associer son nom à un patronyme aussi hébraïque que celui d’Halévy.
En 1889, le boulangisme donnait déjà lieu à la même sorte de convergence entre extrême gauche et extrême droite.
Une idée fondamentale, à la base de la Recherche.
Le renversement
Chez Proust, remarquait Barthes, « tout trait est appelé à se renverser, par un mouvement de rotation implacable » [18].
Regardez Swann : On ne peut plus élégant et subtile quand il apparaît chez les Guermantes, le voilà qui se métamorphose en « un vulgaire esbrouffeur » que l’on trouve généralement « puant »[19].
C’est qu’après avoir épousé une ancienne prostituée comme Odette, il personnifie caricaturalement le millionnaire juif, méprisé de toutes parts, n’étant plus reçu que dans la société républicaine, du moins lorsque sa femme l’accompagne.
Une manière d’annoncer – ou plus exactement de préparer selon l’expression de Proust – l’apparition finale de Swann en Juif religieux.
Autrement dit, à l’inverse de la chronologie conventionnelle, Swann incarne d’abord l’israélite tout à fait assimilé, avant de renvoyer l’image d’un vieil Hébreux, c’est-à-dire d’un Juif tout à fait traditionnel, « arrivé à l’âge du prophète », précise Proust[20].
L’Arche d’alliance
Lors de la conquête de Jérusalem par les Babyloniens en 587 avant l’ère chrétienne, des prêtres enterrèrent l’objet le plus sacré d’Israël dans une cache, afin d’éviter qu’il ne soit détruit avec le Temple lui-même.
Qu’est-ce que c’était que cet objet ?
Eh bien, l’Arche d’alliance, c’est-à-dire le tabernacle qui renferme les tables de la Loi.
Cependant, une cinquantaine d’années plus tard, vers 535, lorsque l’on commença à reconstruire le Temple, personne ne savait plus où se situait le lieu, demeuré secret, où avait été enterrée l’Arche, si bien que le sanctuaire réservé à l’objet le plus sacré d’Israël resterait vide désormais.
Comment expliquer ce mystère ?
Longtemps après les faits, des rédacteurs du Talmud tentèrent d’apporter une réponse :
« Un jour, rapporte un rabbin, il y eut un incident au Temple impliquant un prêtre qui, occupé par diverses affaires, aperçut une dalle différente des autres. L’un des carreaux du sol en marbre était plus élevé que les autres, suggérant qu’il avait été retiré et remplacé. Ce prêtre en déduisit que l’Arche d’alliance y était enterrée[21]. »
Un passage qui fait évidemment penser à l’épisode où le narrateur proustien, on ne peut plus malheureux, bute contre un pavé mal équarri dans la cour d’un immeuble :
Or, soudain, « tout mon découragement s’évanouit », constate Marcel, stupéfait.
« Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement[22]. »
On conçoit volontiers que l’absorption d’une drogue (ou d’un aliment comparable à une drogue) puisse produire quelque chose d’aussi stupéfiant.
En revanche, excepté dans le Talmud, personne – avant Proust – n’avait jamais signalé que l’on pouvait éprouver quelque chose du même genre en butant contre un pavé disjoint.
Ainsi se produisait le « virement inattendu de la malédiction en exultation » qu’Emmanuel Levinas situait au plus profond de la littérature juive.
* * *
De toute évidence, Proust s’est inspiré du Talmud.
Depuis les années 1880, on disposait de la traduction française du Talmud de Jérusalem par Moïse Schwab, un membre éminent de la Société des études juives. Proust aurait d’ailleurs pu le rencontrer chez la baronne James-Édouard de Rothschild qui, à la suite de son mari, finançait la société.
Le texte établi par Schwab apporte d’autres précisions concernant cette histoire :
« Des rabbins disent que l’Arche était enfouie [au Temple] dans la cellule du magasin au bois. Comme il était arrivé un jour à un cohen [un prêtre], atteint d’un défaut corporel, de fendre du bois dans cette pièce sur le sol, il remarqua à un endroit la bizarrerie du dallage[23]. »
Ainsi le prêtre qui découvrit la dalle disjointe, souffrait d’une infirmité, de sorte que, selon la tradition, il avait été exclu du service d’honneur au Temple, interdit aux infirmes, et affecté à des travaux plus humbles, comme celui de couper du bois.
Un détail qui alerta probablement l’attention d’un asthmatique comme Proust, souffrant lui-même d’une infirmité.
Le Talmud précise encore, à propos du prêtre en question :
« Il alla faire part de son observation à un compagnon ; mais, avant d’avoir achevé son récit, il rendit l’âme, et dès lors on sut avec certitude que l’Arche de l’Alliance était enterrée là[24]. »
Qu’est-ce qui explique une telle certitude ?
Eh bien, « on dit encore, ajoute le Talmud, toujours à propos du prêtre en question, qu’il frappa avec un marteau sur cette dalle, qu’une étincelle jaillit et le consuma[25]. »
C’est que l’Arche est cachée en chacun de nous. On essaiera vainement de l’en sortir. La présence des tables de la Loi, on ne la constatera qu’en pensée, inscrite au plus profond de soi.
Eh oui… Rappelez-vous : « Tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure », remarquait Proust.
« Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre, sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous sans savoir qui les y avait tracées[26]. »
1. Marcel Proust, Lettre à René Blum, 23 février 1913, in Correspondance XII, Plon, p. 92.
2. Marcel Proust, Lettre à Nathé Weil, 23 septembre 1889, Lettres, Plon, p. 89. (C’est moi qui souligne.)
3. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, p. 186.
4. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, p. 196.
5. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, p.
6. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Pléiade, p. 344. (C’est moi qui souligne.)
7. Marcel Proust, Lettre à Armand de Guiche, 17 juin 1921, Correspondance XX, Plon, p. 348.
8. Marcel Proust, Lettre à Armand de Guiche, 17 juin 1921, Correspondance XX, Plon, p. 349.
9. Marcel Proust, Albertine disparue, Pléiade, p. 222.
10. Marcel Proust, Albertine disparue, Pléiade, p. 21.
11. Elisabeth Ladenson, Proust lesbien (traduit par Guy Le Gaufey), Epel, p. 29.
12. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, p. 452.
13. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade, t. II, p. 149.
14. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade, t. II, p. 235.
15. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade, t. II, p. 257.
16. Marcel Proust, Lettre à Daniel Halévy, 19 juillet 1919, Correspondance XVIII, Plon, p. 335.
17. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, p. 702.
18. Roland Barthes, « Une idée de recherche », Œuvres complètes III, Seuil, p. 920.
19. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade, t. I, p. 423.
20. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, t. I, p. 89.
21. Talmud de Babylone, Traité Yoma, chapitre IV, 54a. Merci à Nathan Devers, qui m’a indiqué ce passage.
22. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Pléiade, p. 445.
23. Talmud de Jérusalem, Traité Shequalim, VI, 1, traduit par Moïse Schwab, Maisonneuve & Cie, Paris, 1882, p. 298.
24. Talmud de Jérusalem, traité Shequalim, VI, 1, traduit par Moïse Schwab, Maisonneuve & Cie, Paris, 1882, p. 298.
25. Talmud de Jérusalem, traité Shequalim, VI, 1, traduit par Moïse Schwab, Maisonneuve & Cie, Paris, 1882, p. 298.
26. Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, p. 693.