Les dieux sont une création des hommes.
À l’aube de l’humanité, l’idée naquit dans l’imaginaire des hommes d’une Puissance supérieure, qui donnerait sens aux mystères de la vie et du monde. Forgés de toutes pièces, dieux et divinités seraient à l’origine du genre humain, dicteraient leurs destins aux individus, leur octroieraient de vivre après la mort dans un Au-delà d’outre-monde, ou de retourner auprès des vivants par la résurrection ou la réincarnation.
Cet imaginaire réparateur inspire toutes les sociétés anciennes.
Il en fut ainsi jusqu’à l’avènement des Temps modernes : l’esprit scientifique naissant allait peu à peu déchiffrer les lois de la nature, les arcanes de la matière, découvrir la logique du vivant, et accoucher ainsi d’un monde sans Architecte suprême. Le fait religieux serait ramené au rang de fait humain, les cosmogonies à des actes de foi et des croyances sui generis.
Avant cette triple révolution, copernicienne, galiléenne puis newtonienne, l’empire du religieux était sans rival. Non sans que l’agrégat de millions de fidèles, les passions humaines, trop humaines, les aléas de l’Histoire et de la géographie, les disputes scripturaires, n’opposent bientôt les trois monothéismes issus de la Bible, en un conflit théologique et des querelles séculaires d’autant plus récurrentes qu’elles avaient pour épicentre un même foyer originel : Jérusalem.
Jérusalem : Un même foyer originel raconté par une BD magistrale
Pleine de bruit et de fureur, courant d’âge en âge, inchangée, jusqu’à nous, c’est cette triple passion, juive, chrétienne, musulmane pour un même dieu, révéré depuis des siècles dans des sanctuaires à un jet de pierre les uns des autres, que nous donnent à découvrir sans parti pris, en autant de scènes brossées sur le vif, Vincent Lemire et Christophe Gaultier, dans une BD magistrale, Histoire de Jérusalem, chronique en images de la Ville sainte, des Rois d’Israël à aujourd’hui. Un album appelé, à l’égal de L’Arabe du futur de Ryad Sattouf, à faire date dans l’archive innombrable d’une histoire qui n’en finit pas de recommencer depuis quatre mille ans à Jérusalem.
Une brève chronologie, selon « Histoire de Jérusalem »
Voici, défilant sous nos yeux il y a quatre millénaires comme si c’était hier, David et Salomon procédant à l’édification du Temple de Jérusalem, voici sa première destruction, par Nabuchodonosor, et la déportation des Juifs à Babylone en 586 avant notre ère, suivie quelques années plus tard de la chute de Jérusalem aux mains des empereurs perses pour deux siècles (marqués par la construction du Second Temple). Voici Alexandre le Grand à Jérusalem, en 333 avant notre ère, suivi des descendants, les Ptolémées, puis les Séleucides qui incendient le Temple et que chassent en 164 les Maccabées, eux-mêmes évincés lors la conquête de Jérusalem par les Romains en 63 avant notre ère.
Voici, passé à leur service, le roi Hérode, qui achève le Second Temple. Voici, à sa suite, Ponce Pilate et le Christ, prêchant contre les Pharisiens, martyrisé au Golgotha.
Survient la troisième destruction du Temple par Titus en 70, suivie de la dispersion pour deux millénaires du peuple juif.
Tandis que les Byzantins, au quatrième siècle, s’emparent de Jérusalem, en expulsent les Juifs, y bâtissent le Saint-Sépulcre, premier phare de la Chrétienté, avant d’en être chassés à leur tour par les armées du prophète Mahomet autour de 635.
L’occupation arabe entraîne en 692, là-même où s’élevait le Temple de Salomon, la construction du Dôme du Rocher, porte du paradis d’où Mahomet serait monté au ciel sur un cheval, et où, à la fin des temps, aurait lieu, pour les trois messianismes, la résurrection des morts.
Construite en 870 sur la même Esplanade, le Haram al-Sharif, que le Dôme du Rocher, la mosquée Al Aqsa puis le Dôme du Rocher lui-même passeront bientôt, la croix remplaçant le croissant, aux mains des Chrétiens.
1099. Prise de Jérusalem. Les chevaux des Croisés pataugent dans le sang des Infidèles, juifs et musulmans, exterminés en masse.
1187. Saladin met fin au royaume franc de Jérusalem, y fait revenir les juifs, de même que ses successeurs, restaure et purifie le Haram al-Sharif.
1244. Dévastation de Jérusalem par les Tatars.
1261. Les Mamelouks égyptiens conquièrent Jérusalem, qu’ils ne cesseront d’embellir.
1516. Les Ottomans instaurent une paix civile et religieuse qui va durer quatre siècles, favorisent les pèlerinages, modernisent Jérusalem de plus en plus prospère et cosmopolite, au grand dam des voyageurs littéraires en Orient tout au long du dix-neuvième siècle, Chateaubriand d’abord, puis Gogol, Flaubert, Herman Melville, qui trouvent la ville sale et ses habitants médiocres.
Le pic de cette longue parenthèse de tolérance et de mixité religieuse à Jérusalem, où se côtoient toutes les nationalités, est atteint à l’aube du siècle dernier. La ville compte alors 70.000 habitants, dont la moitié sont juifs, l’autre moitié se partage à égalité entre chrétiens et musulmans. Tous vivent dans des quartiers mélangés, siègent ensemble à la municipalité, se réjouissent de la venue des Jeunes Turcs au pouvoir à Istanbul en 1908.
Mais le ver de l’Histoire était déjà dans le fruit.
1897. Congrès sioniste de Bâle. En pleine affaire Dreyfus, hanté par les pogroms antisémites en Russie, Theodor Herzl prône le retour à Sion des juifs en diaspora.
1917. L’Histoire s’emballe : les troupes anglaises enlèvent Jérusalem aux Turcs, la Palestine ottomane passe sous mandat britannique. Lord Balfour, ministre anglais des Affaires étrangères, fait une déclaration où est envisagé favorablement l’établissement d’un Foyer national pour le peuple juif, en Palestine.
En Palestine, la Déclaration Balfour met le feu aux poudres.
Avril 1920. Émeutes à Jérusalem : aux cris de « A mort Balfour ! » répondent les « Nous étions là avant eux ». On déplore neuf morts, à part égale entre manifestants juifs et musulmans.
Aux antagonismes religieux ancestraux vont s’ajouter deux nationalismes naissants, à couteaux tirés l’un contre l’autre. A Jérusalem, la cohabitation séculaire entre juifs et Arabes ne sera bientôt qu’un souvenir. Sous l’effet des violences et des contre-violences qui se succèdent entre les camps adverses, tout va se diviser en deux systèmes urbains distincts : réseaux d’eau, écoles, lignes de bus, hôpitaux, quartiers hier encore mixtes.
15 août 1929. Jabotinsky, le leader nationaliste juif, proclame que le Mur occidental (le mur des Lamentations) revient aux seuls juifs. Sur la rumeur qu’ils veulent s’emparer aussi de la mosquée d’Al Aqsa, les émeutes dites du Mur feront en une semaine 250 morts, à part égale entre juifs et musulmans, dans toute la Palestine. Le 24 août, le massacre des juifs d’Hébron clôt cette semaine sanglante.
1936. Grève générale à Jérusalem des Arabes et des chrétiens pour stopper l’immigration juive qui, face à la montée du nazisme, s’est beaucoup renforcée, jusqu’à ce que la puissance mandataire contingente puis bloque l’immigration des juifs européens.
1938. Les émeutiers arabes s’emparent de la Vieille Ville de Jérusalem. La riposte anglaise est féroce.
Ces heurts fratricides ne sont qu’un avant-goût des guerres israélo-arabes puis du conflit israélo-palestinien qui leur succède, de la création de l’État d’Israël en 1948, à la guerre en cours aujourd’hui à Gaza.
C’est à Jérusalem, plus que jamais disputée entre deux mémoires rivales, que les marques de l’affrontement politique, religieux et humain entre juifs et musulmans sont les plus à vif, si l’on excepte Gaza.
1947. L’ONU vote la partition de la Palestine entre un État israélien réduit à la portion congrue et la Cisjordanie palestinienne, annexée sur le champ par le royaume hachémite. La Palestine n’existe plus. Jérusalem, en revanche, n’est pas divisée et sera administrée par les Nations Unies en vue de son internationalisation, la paix revenue.
30 novembre 1947. Les Arabes de Jérusalem, aussitôt, se soulèvent, les magasins juifs sont incendiés, un quartier juif dans la Vieille Ville est mitraillé. En représailles, les milices juives mettent une bombe à la porte de Damas, à Jérusalem : 20 morts.
Février 1948. Attentat anti-juif rue Ben-Yehuda : 52 morts.
Avril 1948. Condamné par Ben Gourion, Einstein, Hannah Arendt, le massacre par l’Irgoun des villageois de Deir Yassin proche de Jérusalem, précipite l’exode de 700.000 Palestiniens hors du nouvel Israël.
Mai 1948. Les troupes britanniques, complètement dépassées, évacuent Jérusalem. Le quartier juif dans la Vieille Ville est dévasté, pillé, la synagogue dynamitée, les habitants prisonniers ou expulsés vers Jérusalem-Ouest, aux mains des Israéliens.
Jérusalem, désormais, est coupée en deux. Jérusalem-Est, surpeuplée, va passer dix-neuf années séparée de sa moitié Ouest.
Juin 1967. Guerre des Six Jours. Israël libère la Vieille Ville de Jérusalem et le Mur des Lamentations, occupe la Cisjordanie jusqu’au Jourdain.
Novembre 1977. Sadate à Jérusalem se rend à la Knesset, prie à Al Aqsa, première lueur d’espoir d’un règlement de paix, qui inclurait Jérusalem. Les accords de Camp David, un an plus tard, iront dans le même sens.
1980. En dépit des dispositions onusiennes votées à l’unanimité en mai 1968 (Résolution 252 confirmant l’internationalisation de Jérusalem), la Knesset, le Parlement israélien, vote une Loi fondamentale qui proclame Jérusalem réunifiée capitale d’Israël. La place est prise : la future Palestine, si elle advient, ne pourra faire de Jérusalem-Est sa capitale.
1993. Les Accords d’Oslo entre négociateurs israéliens et palestiniens actent la reconnaissance mutuelle d’Israël et de l’OLP de Yasser Arafat. Ils prévoient une autonomie grandissante de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, mais restent muet sur le statut de Jérusalem. Sabotés par la Droite israélienne et par le Hamas naissant, dissident de l’OLP, les accords d’Oslo resteront pour l’essentiel lettre morte.
2000. La venue d’Ariel Sharon, dirigeant du Likoud, sur l’Esplanade des Temples provoque la deuxième Intifada. Elle fera 3.000 morts chez les Palestiniens et 1.000 chez les Israéliens.
2002. Afin de mettre fin aux attentats à Jérusalem, est érigé le Mur de séparation, qui coupe Jérusalem de la Cisjordanie.
2017. L’Amérique de Donald Trump reconnaît Jérusalem comme capitale d’Israël et y transfère son ambassade.
Jérusalem suite aux massacres du 7 octobre 2023
Après les massacres barbares du Hamas le 7 octobre et les bombardements israéliens sur Gaza, la situation à Jérusalem comme ailleurs est plus bloquée que jamais. Jamais la solution des deux États n’a paru aussi lointaine, jamais les hommes de bonne volonté se sont faits aussi rares.
Une guerre implacable s’installe à Gaza. Les attentats ont repris dans la Ville sainte. Les millénaristes juifs sont plus agressifs que jamais en Cisjordanie occupée, où le Hamas est plus populaire que jamais et l’Autorité palestinienne en berne. On ne voit pas que de tous ces maux puisse en sortir un bien quelconque.
L’histoire de Jérusalem en bande dessinée n’est pas remontée tout à fait jusqu’à nous. Mais à dérouler en images ces trois mille ans où le sort de Jérusalem comme celui des juifs dans la Ville sainte n’a cessé d’osciller entre expulsions, confinements, massacres et rémissions, on ne peut s’empêcher de penser, à la lumière de la tragédie en cours et du fossé plus profond que jamais qui sépare juifs et musulmans, que, non décidément, rien de nouveau sous le soleil de Satan.
L’Histoire, à Jérusalem, est, pour l’heure, en suspens. Fasse que, comme lors de l’intermède ottoman, elle se répète ainsi avant qu’il ne soit minuit dans le siècle.