Au bordel avec Proust
En janvier 1927, Maurice Liber, le grand rabbin de Paris, publia dans L’Univers israélite un article contre André Spire – et à travers lui contre La Revue juive – coupables à ses yeux de saluer la renaissance de la littérature juive en honorant un écrivain comme Proust, qui n’avait rien à voir avec le judaïsme, selon lui[1].
Hélas La Revue juive n’existait plus. L’Organisation sioniste, qui la finançait, avait renoncé à poursuivre sa publication. Elle ne comptait pas même un millier d’abonnés. Elle cessa d’exister précisément après la parution du numéro où paraissait la thèse de Saurat sur le judaïsme de Proust, une thèse qui n’ignorait pas pour autant son homosexualité.
Saurat tâchait en effet de démontrer que Proust avait emprunté au Zohar une extraordinaire théorie qui mettait en jeu le changement de sexe des âmes.
« La littérature rabbinique est la seule qui ait abordé de front ces sujets de changement de sexes des âmes », précisait Saurat[2].
Dans un milieu comme celui des intellectuels liés à La Revue juive, où l’on comparait couramment Proust à Freud, cette précision n’avait rien de scandaleux.
Mais, dans un milieu comme celui du grand rabbin de Paris, tout cela dépassait les bornes de l’indécence et de l’impiété.
Maurice Sachs
Georges Cattaui devenait un grand ami de Suzy Mante-Proust, mais il ne semble pas qu’il lui ait présenté un garçon avec lequel il sortait beaucoup alors en 1927 : Maurice Sachs, un Juif converti au catholicisme, et doté d’une culture littéraire extraordinaire pour un garçon de 21 ans – doté également d’une beauté remarquable, élancé, brun, d’une grande élégance.
Il n’avait pas seulement reçu le baptême, il était entré au Séminaire afin de se préparer à devenir prêtre. Mais il n’y était pas resté longtemps. Ses tentations sexuelles l’avaient contraint à renoncer à la prêtrise.
Il n’hésitait pas à fréquenter les cabarets, voire les bordels dont Proust livrait un tableau stupéfiant dans Le Temps retrouvé, un ouvrage qui venait de paraître.
Ainsi, durant une nuit passée dans le circuit homosexuel de Paris, Cocteau lui avait présenté « Monsieur Albert », c’est-à-dire Albert Le Cuziat, le patron des Trois Colonnes, un dancing fréquenté par des pédérastes, rue de Lappe, dans le quartier de la Bastille.
Le Cuziat servait d’indicateur à la police, en échange de quoi on le laissait diriger ce lieu, théoriquement interdit par la loi, mais toléré en pratique. Sachs découvrit qu’il s’agissait du principal modèle de Jupien, le tenancier du bordel du Temps retrouvé.
Le Cuziat dirigeait un autre établissement, Le Ballon d’Alsace, rue Saint-Lazare, près de la gare du même nom, soi-disant un hammam, en réalité un bordel, mais un bordel exceptionnel, celui-là même qu’avait fréquenté Proust, à en croire le patron.
Sachs fit part de sa découverte à Léon Pierre-Quint qui, très intrigué, le pria aussitôt de lui présenter Le Cuziat.
Sachs se chargea volontiers d’arranger un rendez-vous, en échange d’un salaire bien entendu, comme s’il s’agissait d’un maquereautage.
Pierre-Quint eut plusieurs entretiens avec Monsieur Albert. Il songea à les consigner dans un livre. Cependant il ne tenait pas à se brouiller avec Robert Proust, ce qui se serait inévitablement produit s’il s’était lancé dans un tel projet.
Alors, en 1927, on recevait évidemment en France l’écho du scandale que suscitait le roman proustien à l’étranger depuis la parution de Cities of the Plain, la traduction anglaise de Sodome et Gomorrhe.
Nombre d’auteurs anglo-américains qui avaient soutenu Proust faisaient savoir qu’ils le rejetaient à présent, précisément parce que son homosexualité se révélait entre les lignes du 4e volume de son roman.
L’éditeur espagnol d’En busca del tiempo perdido renonçait à traduire un ouvrage aussi scandaleux.
Il n’y avait qu’en Allemagne et en Union soviétique que l’on envisageait de le faire.
Berlin passait alors pour la capitale de l’homosexualité. Même si les lois homophobes n’avaient toujours pas été abrogées en Allemagne, elles n’y étaient presque plus appliquées sous l’influence des partis de gauche et d’extrême gauche.
Quant à l’Union soviétique, elle avait démantelé durant la Révolution toute sa législation antihomosexuelle, ce qui explique pourquoi, en août 1920, Proust confiait à l’un de ses correspondants que Lucien Daudet était devenu « bolchévique »[3].
Ce n’était plus le cas huit ans plus tard. Le climat avait changé en Russie. Le docteur Paasche-Oseski, un sexologue soviétique, classait ouvertement désormais l’homosexualité parmi les « périls sociaux ». On peut parier que Lucien n’éprouvait plus aucune sympathie pour le bolchévisme, et qu’il adhérait à nouveau au monarchisme.
La publication de ses Souvenirs sur Proust, en octobre 1928, lui donnait l’occasion de déplorer l’absence de la morale la plus élémentaire dans la Recherche.
Quand il rencontra Marcel en 1895, Lucien n’était encore qu’un bel adolescent brun, le regard noir, les cheveux frisés, l’air méditerranéen comme son frère, mais sans la brutalité de Léon, au contraire très fin, très maniéré, très poudré, très pommadé. À 50 ans, en 1928, assez bien conservé, mais comme momifié par son visage plâtré, il se classait toujours parmi les « folles », ce qui n’enlevait rien à son intelligence.
Il reprenait la thèse officielle exposée dans l’ouvrage de Pierre-Quint supervisé par Robert : « Dieu est absent chez Proust. » Toutefois, pour un athée comme Robert, il s’agissait d’une donnée positive, alors qu’inversement Lucien considérait l’absence de Dieu comme un scandale – du moins, il faisait semblant de la considérer ainsi.
Ce qui lui importait, c’était de se faire passer pour un hétérosexuel – lui avec sa figure de vieille poupée.
« L’humanité de Marcel Proust, dépourvue de cette morale élémentaire, et dépourvue aussi de toute foi, de toute spiritualité, et même de toute superstition, ne dispose pas d’une seule fissure par où s’échapper vers l’infini, quel qu’il soit », concluait Lucien[4].
Son frère, Léon, n’était pas en reste. Dans un article publié dans L’Action française, le 22 octobre 1928, il rompait spectaculairement avec Proust, un auteur « entièrement intellectualisé », selon lui[5].
Dans son vocabulaire, « entièrement intellectualisé » ou « entièrement juif », cela signifiait la même chose.
Les lecteurs de L’Action française n’en revenaient pas. Jusqu’alors Léon n’avait cessé de célébrer le génie de Proust, l’écrivain aristocratique par excellence, et voilà qu’il s’attaquait, à mots couverts, à un intellectuel juif de la pire espèce.
De surcroît, le patron de L’Action française annonçait qu’il avait brûlé un peu plus de 200 lettres de Proust, précisément comme s’il s’agissait du Talmud.
C’est ce qui donna, probablement, à Marthe l’idée d’organiser un autodafé du même genre, afin d’en finir avec les papiers de son beau-frère.
* * *
Cependant, parallèlement, un journaliste allemand publiait un reportage sur Albert Le Cuziat, présenté comme le modèle du Jupien de Proust, dans Der Querschnitt, l’une des principales revues littéraires allemandes.
Un désastre, pour Robert.
Il ne pouvait pas attaquer ce maquereau en diffamation. Il n’avait aucun moyen de le contredire.
Et s’il se produisait, ce désastre, c’était là encore parce que Marcel avait tout fait pour qu’il se produise.
La tournée des grands-ducs
Walter Benjamin et Franz Hessel – les traducteurs allemands de la Recherche – eurent envie à leur tour d’être présentés à Le Cuziat et d’en tirer un reportage (cette fois-ci, pour la Literarische Welt, autre grande revue littéraire).
Ils se rendirent à Paris, et renseignés par Pierre-Quint ou par Cattaui, ils s’adressèrent à Maurice Sachs, qui se fit une joie d’organiser pour eux ce qu’il appelait la « tournée des grands-ducs »[6].
Le système qu’il avait mis au point était maintenant bien rodé. Il rabattait toutes sortes de visiteurs chez Albert, aussi bien des proustistes de premier ordre que de simples lecteurs de Proust.
Emmenés par Sachs au bordel de la rue Saint-Lazare, Benjamin et Hessel découvrirent un lieu discret, à peine éclairé, au fond d’une cour d’immeuble.
Introduits dans la salle d’accueil, ils furent fort aimablement reçus par Albert et les gigolos de la maison. « Ce qui est vraiment frappant, c’est la pure intimité familière de ces jeunes gens, qui ne contraste nullement avec leur étonnante franchise », remarquait Benjamin[7].
Albert allait bientôt avoir 50 ans. Doté d’une imposante calvitie qui lui donnait l’air respectable, il conservait les traces d’une « incroyable beauté » selon Benjamin, preuve que le charme du patron agissait sur le chroniqueur, pourtant tout à fait hétérosexuel.
Benjamin correspondait à l’idée que l’on se faisait d’un intellectuel judéo-allemand, brun, frisé, hirsute, nerveux, brouillon, rapide, le regard cerclé de petites lunettes de myope, le nez recourbé sur sa moustache.
Franz Hessel, son co-équipier, avait l’air plus raisonnable. Chauve et corpulent, il calmait les ardeurs de son camarade, manifestement stupéfait d’accéder à l’univers homosexuel et séduit par ce qui s’y passait.
Albert recrutait des garçons issus principalement du monde rural et montés à Paris pour y trouver du travail ou y faire leur service militaire. Quelques uns, parmi eux, avaient moins de 21 ans, notamment des soldats du rang, recrutés à 18 ans. Voilà surtout ce que Proust appréciait chez Albert.
Problème : il s’agissait d’une activité illégale. La loi interdisait les rapports homosexuels avec des garçons de moins de 21 ans. Albert, aussi bien que ses clients, pouvaient être poursuivis et condamnés pour « corruption de jeunesse », un motif qui visait notamment à réprimer la prostitution masculine. Cependant, en l’occurrence, la brigade des mœurs fermait les yeux.
Mais si Albert s’arrangeait avec les policiers, il n’allait pas pour autant expliquer à des journalistes que c’était surtout les jeunes soldats que Proust appréciait dans son bordel. Albert n’était pas idiot. Il n’allait pas faire la publicité de ce genre de chose.
Il fallait tout de même que ses visiteurs en aient pour leur argent. D’où la nécessité de trouver une histoire intéressante à leur raconter.
« Proust incitait des jeunes gens dont il avait fait la connaissance chez Albert, à infliger avec de longues aiguilles toutes sortes d’atroces tortures à des rats qui lui étaient présentés en cage », notait Benjamin d’après le récit fait par le patron[8].
Au-delà du sexe, le commerce gay doit son succès à sa faculté de développer un folklore qui stupéfiera un client de la même manière qu’au stand du maître du Mal dans une fête foraine.
Proust recourt à la même sorte de fantasmagorie lors de la visite du bordel de Jupien. Ainsi la scène où Charlus se fait flageller par un gigolo à coups de martinet clouté durant des heures, avant de parader dans le hall de la maison, cette scène est invraisemblable. Il va de soi que, si les coups avaient été réellement portés, Charlus serait sorti de la chambre sur une civière.
En réalité, la flagellation sert de métaphore à la relation sexuelle qui ne peut être rapportée, sauf à tomber dans la pornographie.
Albert recourait au même procédé. Les sacrifices sanglants d’animaux imputés à Proust se substituaient probablement à des rapports sexuels avec de jeunes soldats.
Benjamin commençait à soupçonner un « piège pour touristes ». Sachs, en particulier, soulevait ses soupçons.
« À peine était-il coincé dans la voiture avec Hessel et moi qu’il développa comme un sommaire ou un catalogue les principales anecdotes d’Albert », remarquait Benjamin.
« Cet homme par sa vivacité, et l’acuité visiblement souvent éprouvée de ses anecdotes, a surtout contribué à me rendre par la suite méfiant envers certains épisodes ou certains renseignements[9]. »
Soirée avec Monsieur Albert, l’article de Benjamin publié dans la Literarische Welt en avril 1930, eut un retentissement qui déprimait Robert Proust. Tous ses efforts pour prouver que son frère n’était pas homosexuel, tous ses efforts se réduisaient à rien.
En réalité, Marcel n’avait pas connu le bordel de la rue Saint-Lazare, mais des établissements du même genre dirigés précédemment par Albert, d’abord un hammam baptisé avec ironie Les Bains de Cuziat, rue Godot-de-Mauroy, dans le quartier de l’Opéra, puis l’hôtel Marigny, rue de l’Arcade, près de la place de la Madeleine.
C’est là, dans cet hôtel, que Proust fut embarqué par la brigade des mœurs, lors d’une descente dans la nuit du 11 au 12 janvier 1918.
Conduit à la préfecture de police pour y être interrogé, finalement libéré, mais désormais fiché comme pédéraste, Proust échappa de peu à la catastrophe cette nuit-là. Il aurait suffi qu’un journaliste entende parler de cette histoire pour qu’un scandale éclate.
Les deux rites
Ainsi Sachs animait-il un rite qui faisait concurrence à celui que Robert avait institué à Illiers.
Dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait d’organiser une espèce de pèlerinage.
Seulement l’un visait à associer Proust aux valeurs liées à la France traditionnelle, telles qu’elles apparaissent au début de la Recherche : cléricalisme, monarchisme, antisémitisme, etc. – alors que l’autre, en s’orientant vers le côté opposé, se proposait d’explorer les circuits clandestins où Sodome se retrouvait, précisément comme à la fin de la Recherche.
Parmi les éminents proustistes qui participèrent aux tournées qu’organisait Sachs, figurait sans doute Albert Feuillerat, un enseignant en littérature française à l’université de Yale aux États-Unis.
Spécialiste de Paul Bourget, il appartenait à la mouvance monarchiste.
C’est peut-être dans le bordel de la rue Saint-Lazare que lui vint l’idée des deux Proust, celui d’extrême droite et celui d’extrême gauche.
Feuillerat supposait que Proust s’était habitué à fréquenter le bordel de Le Cuziat vers 1914, quelque temps après la mort de son amant, Alfred Agostinelli, alors que la guerre faisait rage en l’empêchant de publier son roman comme il l’avait prévu.
« Ce monde aristocratique vers lequel, jeune homme, il s’était jeté, heureux d’être accueilli, tenant pour réelles les amabilités qu’on lui faisait, lui est enfin apparu, non seulement mesquin et sot, mais encore sec de cœur et cruel[10]. »
Voilà, selon Feuillerat, comment Proust se serait métamorphosé en rompant avec le monarchisme dont découlait son goût pour les aristocrates. « Il garde rancune à ces gens, auxquels il se sent supérieur, mais dont il se croit méprisé[11]. »
Feuillerat n’admirait que Du côté de chez Swann, c’est-à-dire l’ouvrage que Proust avait écrit avant le traumatisme causé par la mort d’Agostinelli et l’éclatement de la guerre.
Le reste de la Recherche portait, toujours selon Feuillerat, la marque d’un homme « aigri, méfiant et désenchanté » qui, par là même, devenait dangereux.
Robert Vigneron, un autre universitaire enseignant à l’université de Chicago, soutenait la même thèse, en déplorant que Proust ait fait « de presque tous ses personnages des homosexuels. »
« Ce charmant Saint-Loup de la première version, si chaleureusement et si délicatement ami de Marcel, si ardemment amateur de femmes, si jalousement amoureux de Rachel, il en fait maintenant un pédéraste qui sodomise le liftier de Balbec…[12] »
Voilà un universitaire qui professait en spécialiste de Proust sans hésiter pour autant à le maudire :
« On frémit à la pensée de ce que serait devenu Marcel Proust s’il avait échappé quelques années de plus à la maladie, au chantage, à la correctionnelle, ou au surin de quelque voyou », imaginait-il.
« Il serait devenu un vieillard acariâtre, immonde et vénérable, un monstre sacré, entouré d’un peuple florissant et zélé de vieilles tantes, de petits truqueurs et d’esthètes transcendants[13]. »
Ce faisant, Vigneron en faisait trop. Il parlait comme Charlus. Il soulevait forcément la question de sa propre homosexualité.
La malédiction
En mars 1934, l’Union soviétique décrétait de nouvelles lois qui réprimaient l’homosexualité, désormais passible de cinq ans de prison ou de goulag.
L’Allemagne nazie prenait le même genre de mesures. Venait le temps des rafles et des camps de concentration.
À l’extrême droite, comme à l’extrême gauche, on considérait les choses de la même façon.
Il est vrai que l’antisémitisme qui sévissait en Union soviétique n’était pas aussi monstrueux que celui qui sévissait en Allemagne nazie. Néanmoins, d’un côté comme de l’autre, un système totalitaire se mettait en place, qui ferait bientôt des millions de victimes.
Georges Cattaui publiait alors un ouvrage où Proust apparaissait sous un nouvel angle, associé à « tous les humiliés, tous les déclassés, tous les solitaires, tous les parias »[14].
L’opposition classique entre l’extrême droite et l’extrême gauche perdait son sens.
Une nouvelle sorte de clivage émergeait, celui qui opposait, précisément, les totalitarismes aux démocraties.
* * *
Robert mourut le 29 mai 1935. Il venait tout juste d’avoir 62 ans. Il laissait un testament qui faisait de Suzy sa légataire universelle.
Trois mois plus tard, au début du mois de septembre, un jeune homme se présenta chez un libraire spécialisé dans les livres anciens, Lefebvre, rue du faubourg Saint-Honoré.
Il sortit d’une sacoche un ouvrage qu’il tendit au libraire. Il s’agissait d’une édition originale d’un livre de Robert de Montesquiou dédicacé manuellement à Marcel Proust. Le libraire l’examina.
— Ça vous intéresse ?
— Oui, ça m’intéresse.
— Eh bien, puisque ça vous intéresse, je pourrais vous emmener dans un endroit où il y en a beaucoup d’autres.[15]
Le jeune homme – un certain Werner – travaillait dans la brocante, il ne payait guère de mine, on aurait dit un chiffonnier, mais il avait du flair, il se rendait compte qu’il se trouvait sur la piste d’une affaire exceptionnelle.
* * *
Le libraire prit un taxi avec Werner, en direction du 2 avenue Hoche.
Depuis la mort de Robert, il n’y avait plus que sa veuve qui continuait à habiter leur appartement. Tous les domestiques avaient été congédiés. Mais, à présent, Werner disposait d’une clef. Il introduisit le libraire dans l’appartement.
Robert n’avait rien laissé à Marthe. Et elle avait dissipé le capital considérable dont elle avait hérité à la mort de ses propres parents. Qu’avait-elle fait de tout cet argent ? Qui sait ?
« Ma mère a voulu aller s’installer à l’hôtel, elle détestait son appartement », indique Suzy dans ses Souvenirs, sans autre commentaire[16].
Le mobilier avait disparu, cédé à des brocanteurs. Cependant, dans l’ancien cabinet de travail de Robert, on avait rassemblé l’ensemble des archives de Marcel.
Un feu énorme brûlait dans la cheminée, tandis que des liasses, des lettres, des carnets, des cahiers, des photographies, toutes sortes de documents, volaient dans la pièce. Marthe se livrait à un autodafé, sans même s’être aperçue de la présence du libraire.
— Madame, arrêtez ! Je suis prêt à vous payer les documents que vous brûlez !
Il faut croire que Marthe avait un besoin pressant d’argent. Elle se laissa convaincre de céder au libraire ce qu’elle s’apprêtait à détruire. Mais bien des choses étaient déjà parties en fumée.[17]
Suzy le reconnaît franchement dans ses Souvenirs : « Il y a eu à cette époque un déménagement rapide, des ventes non moins rapides, et beaucoup de papiers ont été dispersés ou détruits[18]. »
Cependant Marthe n’a pas brûlé des papiers au hasard. On peut parier qu’elle s’en est prise, avant toute chose, aux documents classés confidentiels.
Voilà sans doute comment a disparu la correspondance échangée entre les frères Proust… Sans doute aussi la correspondance amoureuse de Marcel, les lettres de Reynaldo, d’Hélène, d’Alfred, et d’autres encore… Et puis les agendas… Et puis les albums de photographies… etc., etc.
L’épisode manquant, celui où Swann revient concrètement au judaïsme, s’il a jamais existé, se consuma peut-être de la même façon.
1. Maurice Liber, sous le pseudonyme de Judaeus, « Les paradoxes de M. Spire », L’Univers israélite, 31 décembre 1926, p. 519.
2. Denis Saurat, « Le judaïsme de Proust », La Revue juive, novembre 1925, p. 794.
3. Marcel Proust, Lettre à Jacques Rivière, début août 1920, Correspondance XIX, Plon, p. 386.
4. Lucien Daudet, Autour de soixante lettres de Marcel Proust, Gallimard, p. 56.
5. Léon Daudet, L’Action française, 22 octobre 1928. (C’est moi qui souligne.)
6. Walter Benjamin, « Soirée avec Monsieur Albert », Literarische Welt, avril 1930, réédité dans Sur Proust, traduit par Robert Kahn, Nous, p. 75.
7. Walter Benjamin, « Soirée avec Monsieur Albert », lettre à Gershom Scholem, 25 janvier 1930, éditée dans Sur Proust, traduit par Robert Kahn, Nous, p. 92.
8. Walter Benjamin, « Soirée avec Monsieur Albert », lettre à Gershom Scholem, 25 janvier 1930, éditée dans Sur Proust, traduit par Robert Kahn, Nous, p. 92.
9. Walter Benjamin, « Soirée avec Monsieur Albert », lettre à Gershom Scholem, 25 janvier 1930, éditée dans Sur Proust, traduit par Robert Kahn, Nous, p. 90.
10. Albert Feuillerat, Comment Proust a composé son œuvre, Yale Universty Press, p. 115
11. Albert Feuillerat, Comment Proust a composé son œuvre, Yale Universty Press, p. 116
12. Robert Vigneron, Désintégration de Marcel Proust, Chicago Universty, réédité en ligne : persee.fr.
13. Robert Vigneron, Désintégration de Marcel Proust, Chicago Universty, réédité en ligne : persee.fr.
14. Georges Cattaui, L’Amitié de Proust, Gallimard, p. 103.
15. D’après le récit du libraire Lefebvre, rapporté par Philip Kolb, Entretien avec Luc Fraisse, La Correspondance de Proust, PUF, réédité en ligne, books.openedition.org.
16. Suzy Mante-Proust, Souvenirs, dans Proust et les siens, Plon, p. 197.
17. D’après le récit du libraire Lefebvre, rapporté par Philip Kolb, Entretien avec Luc Fraisse, La Correspondance de Proust, PUF, réédité en ligne, books.openedition.org.
18. Suzy Mante-Proust, Souvenirs, dans Proust et les siens, Plon, p. 197.