En août 2023, j’apprenais que la prochaine réunion biennale de la conférence des rabbins européens devait avoir lieu à Bakou, du 12 au 15 novembre 2023, à l’invitation de Ilham Aliyev, le président de l’Azerbaïdjan[1]. Dans Le Point[2], le 8 août 2023, je m’indignais de sa tenue. J’écrivais « Messieurs les rabbins, j’ai honte et je suis juif. » Avec un peu de recul, je dois vous dire que cet article ne fut pas facile à écrire, je l’avoue. 

Mais, je devais faire entendre une voix juive distincte. On ne saurait accepter que des rabbins se compromettent dans un pays où l’on procède actuellement à un nettoyage ethnique au Haut-Karabakh et au moment où l’Arménie pourrait être en danger. Justement, la dernière phase d’un plan de nettoyage ethnique a commencé le 12 décembre 2022, avec le blocage par des militants nationalistes azerbaïdjanais téléguidés par Bakou du corridor de Berdzor [ou corridor de Latchine], seule et unique route reliant le Haut-Karabakh à l’Arménie. Résultat ? Les 120 000 Arméniens de l’enclave vivent depuis dans une prison à ciel ouvert, totalement coupée du monde. Depuis plusieurs mois, plus rien ne passe. Ni être humain, ni marchandise[3].

Après la publication de cet article dans Le Point, l’on vint me dire que j’aurais dû laver le linge sale en famille. Argument que je refuse catégoriquement. Il est de la liberté d’un intellectuel de poser les termes d’un débat, de susciter une réflexion et de faire part de son émotion légitime, que cela plaise ou pas. À l’indifférence de certains intellectuels (y compris juifs) ou au silence complaisant de tant de mes compatriotes, je préfèrerai toujours l’engagement. 

Et, le fait d’être Juif, ne signifie nullement que l’on doive s’interdire de réfléchir, d’être exigeant et critique, surtout lorsqu’il est question d’éthique et d’humanité. Cela vaut aussi bien pour le positionnement de certains rabbins et/ou de certains de mes coreligionnaires, que par rapport aux menaces qui pèsent actuellement contre la démocratie israélienne, depuis que Benjamin Netanyahu est revenu au pouvoir[4]. Menaces que l’on doit dénoncer.

Un peu plus tard, le 28 août, je lisais un article publié par Kountrass, une petite revue de pensée juive et d’information conçue et publiée à Jérusalem, mais pour un lectorat francophone essentiellement orthodoxe. L’article est intitulé « Colère dans la communauté juive d’Azerbaïdjan sur l’emploi de la Shoah face à la crise du Karabakh[5] ». Sans la moindre perspective critique et citant étonnamment des propos que je n’ai pas retrouvés ailleurs, les personnes citées dans cet article prétendent que des officiels arméniens comparent la situation qui prévaut au Haut-Karabakh à « l’holocauste ». Par ailleurs, Kountrass informe ses lecteurs que quelques (rares) rabbins font écho à cette colère azerbaïdjanaise.

Qu’à Bakou, la communauté juive, qui est poings liés par le régime et ne peut se permettre la moindre digression, soutienne le président Aliyev, ne m’étonne guère. Mais, je ne puis accepter qu’en Azerbaïdjan, le régime d’Aliyev tente d’instrumentaliser les Juifs, à des fins de propagande. Car, c’est bien de cela dont il s’agit. Et je vais m’en expliquer.

Instrumentalisation des Juifs

Je pensais qu’on en resterait là, même s’il me semble que les ambassades azéries redoublent d’efforts pour séduire les communautés juives et des rabbins, sous le fallacieux prétexte que l’Azerbaïdjan et Israël entretiennent de cordiales relations et qu’il n’y aurait pas d’antisémitisme dans ce pays. C’est ainsi que je fus surpris de voir quelques interviews complaisantes d’officiels azerbaidjanais réalisées ici ou là par quelques journalistes ignorants et quelques articles rocambolesques publiés dans la presse juive, pour parler chaleureusement de l’Azerbaïdjan et de la communauté juive qui vit dans ce pays (de 18 000 à 20 000 personnes).

Mais, surtout, le 6 septembre, je découvrais dans les réseaux sociaux, copie d’une lettre adressée à Nikol Pashinyan, Premier ministre de l’Arménie. 

Cette lettre émane du Centre rabbinique d’Europe et elle est signée par une cinquantaine de rabbins européens, dont huit français. À cet effet, j’ai interrogé un rabbin qui m’a expliqué que la plupart d’entre eux appartiennent à une mouvance minoritaire dans le judaïsme, la mouvance loubavitch. Pour les rabbins français, il eut été inconvenant que des rabbins consistoriaux (qui sont majoritaires) se joignent à cet appel. 

Dans cette lettre, les signataires reprennent l’argumentaire que j’avais lu dans Kountrass. Ils affirment que quelques officiels arméniens compareraient la situation qui prévaut au Haut-Karabagh, à « l’holocauste » ou au « génocide ». 

Ils écrivent :
« Des expressions telles que “ghetto”, “génocide”, “holocauste” et autres sont sans aucun doute inappropriées pour faire partie du jargon utilisé dans tout type de désaccord politique. L’utilisation de ces termes minimise les terribles souffrances vécues par les victimes de l’horrible holocauste et par le peuple juif dans son ensemble, qui porte encore la douleur indescriptible de la plus grande tragédie jamais vécue par un seul groupe. » Et ils ajoutent : « Nous vous appelons à clarifier explicitement et sans équivoque que le peuple arménien reconnait et honore les terribles souffrances humaines endurées par le peuple juif. (Il ne faut pas) minimiser l’étendue des souffrances du peuple juif pour promouvoir tout intérêt politique, en utilisant sans cesse des expressions associées à l’holocauste. »

Pour lever toute ambiguïté, je veux préciser ce point.

Si quelques officiels arméniens ont pu comparer des situations incomparables (car comparaison n’est jamais raison), il faudrait en effet le dénoncer. La situation dramatique qui prévaut au Haut-Karabakh n’est déjà pas comparable au génocide arménien de 1915, pas plus qu’à la Shoah

D’autre part, des erreurs et des maladresses peuvent être commises partout, y compris chez nos amis Arméniens. C’est pour cette raison que dernièrement, par exemple, j’ai rappelé et condamné sur X (ex-Twitter) le fait que Mahmoud Ahmadinejad, l’ancien président de la République islamique d’Iran – qui recevait en 2012 et avec les honneurs le négationniste Robert Faurisson – est toujours docteur honoris causa de l’université d’Erevan[6]. Ce que j’ai qualifié de « honte pour l’Arménie ». 

Ceci étant dit, la lettre de ces rabbins m’amène à formuler quelques observations 

1 – Dans le courrier qu’ils adressent au Premier ministre arménien, ces quelques rabbins (ils ne sont qu’une cinquantaine) n’apportent aucune preuve de ce qu’ils disent, aucune source n’est mentionnée, aucune citation n’est reproduite. C’est bien regrettable.

2 – Par ailleurs, ces quelques rabbins reprochent aux Arméniens d’utiliser certains termes. Par exemple, de faire référence au « ghetto ». Mais, un ghetto n’est pas exclusif aux seuls quartiers où les Juifs étaient forcés de résider (par exemple, le ghetto de Varsovie). Par « ghetto », il faut entendre aussi qu’il s’agit communément d’un lieu où une minorité quelconque vit séparée du reste de la société. Les Arméniens peuvent donc utiliser ce terme.

3 – Ils reprochent aux Arméniens d’utiliser le terme de « génocide ». 
Or, ce terme a été utilisé pour la première fois en 1944, par l’avocat polonais (juif) Raphaël Lemkin, dans son livre Axis Rule in Occupied Europe[7]. Lemkin l’invente pour qualifier non seulement les politiques nazies d’extermination systématiques du peuple juif pendant la Shoah, mais aussi d’autres actions ciblées menées par le passé dans le but de détruire des groupes particuliers d’individus[8]. Par ailleurs, sa réflexion est aussi une méditation sur la catastrophe arménienne (le génocide arménien de 1915) et la persécution des Juifs. Depuis, la notion de génocide fait référence à la destruction méthodique d’un groupe Humain. À ce jour, au moins trois génocides ont marqué l’humanité. Celui des Arméniens commis par l’Empire ottoman, en 1915-1916 ; le génocide des Juifs commis par les nazis, de 1941 à 1945 ; le génocide des Tutsis commis par le pouvoir hutu, au Rwanda, en 1994[9]
Les Arméniens peuvent donc utiliser le terme (de génocide) qui fait référence à leur histoire et à la tragédie du génocide de 1915, perpétré contre le peuple arménien (1,5 million de morts). Ils peuvent également l’utiliser s’il fait allusion à une situation présente et à la tragédie actuelle qui prévaut au Haut-Karabakh. Ce que je détaillerai dans les points 8-9 et 10.

4 – Ajoutons cette réflexion. Il est surprenant de demander au peuple arménien de reconnaitre et « d’honorer les terribles souffrances humaines endurées par le peuple juif », lorsque l’on ignore les terribles souffrances endurées par le peuple arménien (lors du génocide de 1915) et/ou lorsqu’Israël refuse à ce jour de reconnaître le génocide arménien, de peur de froisser la Turquie. 
Pour moi, la non-reconnaissance du génocide arménien par Israël est une faute. 

5 – Il est regrettable de parler de « l’holocauste » (une appellation anglo-saxonne inadaptée) en s’adressant à des Arméniens, sans jamais citer et/ou rappeler dans le courrier qu’ils adressent au Premier ministre arménien, l’horreur du génocide arménien. Serait-ce un malencontreux oubli ?

6 – Il est regrettable de parler d’un génocide (la Shoah) sans entrevoir, discerner et/ou comprendre par ailleurs que son enseignement pourrait avoir une valeur universelle. Quelle erreur !

7 – De facto, je m’interroge. Est-ce que les auteurs de cette lettre pourraient penser que seule la Shoah constituerait un génocide ? 

8 – Par ailleurs, il est regrettable que ces rabbins ne fassent aucune référence à la situation qui prévaut au Haut-Karabakh. Ils semblent même ignorer que l’Azerbaïdjan procède à un nettoyage ethnique, que plus rien ne passe au Haut-Karabakh, que les stocks de produits de première nécessité, d’hygiène, de confort élémentaire sont épuisés depuis longtemps. Idem pour les médicaments. Et, que la population, éprise de modernité, est ramenée au Moyen Âge, tandis qu’aujourd’hui la famine guette, du fait de l’absence totale d’importation, mais aussi de possibilité de transports internes due à la pénurie totale de carburant…

9 – A cet égard, il est regrettable qu’ils ignorent que dans l’affaire du blocus de Latchine devant la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) et la Cour Internationale de Justice (CIJ), l’Arménie a obtenu deux fois gain de cause[10].

10 – De la même manière, il est regrettable qu’ils ignorent que le juriste argentin Luis Moreno Ocampo – qui a été le premier procureur de la Cour pénale internationale (CPI) – a publié au début du mois d’août 2023 un rapport sévère sur la situation au Haut-Karabach. Il conclut à un « génocide en cours »[11]. Ont-ils entendu parler de la mise en garde de l’Institut Lemkin[12], contre un génocide des Arméniens au Haut Karabakh ? Pour ne citer que quelques exemples.
Or, voilà, justement pourquoi, certains officiels Arméniens parlent de génocide. Ils font référence au rapport de Luis Moreno Campo (qui parle de génocide en cours au Haut-Karabakh) et à l’Institut Lemkin. Cela ne signifie pas pour autant que les Arméniens comparent forcément la situation qui prévaut au Haut-Karabakh à la Shoah.
Je m’arrête là.

Je suis de confession juive, je n’ai jamais caché que je l’étais et j’ai toujours combattu l’antisémitisme. Mais, je suis aussi animé par un esprit de solidarité, de compassion et d’humanité. En écrivant cet article, je ne veux pas qu’il soit mal compris et qu’il suscite de l’antisémitisme dans la communauté arménienne et si tel devait être le cas, je le combattrai avec force. Parce que je connais trop le poids monstrueux de l’antisémitisme, cette maladie folle qui dévore, ronge, détruit, salit, tue, martyrise femmes, hommes, enfants, vieillards, depuis des millénaires. 

Mes chers rabbins, 
Pour l’Arménie, j’éprouve une infinie tendresse. Je ne suis pas arménien, je n’ai jamais été en Arménie, mais j’y ai des amis. Ils ont vécu les tourments de l’Histoire, un génocide, les discriminations et le racisme. Pourquoi j’éprouve cette tendresse ? Parce que ce petit peuple a su résister (et qu’il est résistant dans l’âme) et que la fierté de toute sa Nation est de vivre librement, là où les ogres Turques et Azéris veulent dépecer ses frontières, dévorer son âme, et/ou interdire l’Arménie aux Arméniens. 

Dans une certaine mesure, il n’est sûrement pas de peuple qui ne ressemble plus au nôtre, que le peuple arménien. Souvenez-vous-en la prochaine fois qu’il vous viendra une mauvaise idée, celle de l’accabler inutilement plutôt que de prier avec le cœur, pour leur liberté. 


Marc Knobel est historien, il a publié plusieurs ouvrages, dont en 2012, l’Internet de la haine (Berg International, 184 pages). Il publie chez Hermann en 2021, Cyberhaine. Propagande, antisémitisme sur Internet.


[1] https://www.jns.org/world-news/azerbaijan/23/8/1/306951/

[2] https://www.lepoint.fr/invites-du-point/messieurs-les-rabbins-j-ai-honte-et-je-suis-juif-08-08-2023-2530905_420.php#11

[3] Voir à ce sujet, Marc Knobel et Ara Toranian, « Ne laissez pas mourir l’Arménie », L’Obs, 12 février 2023 : https://www.nouvelobs.com/opinions/20230212.OBS69483/ne-laissez-pas-mourir-l-armenie.html

[4] Voir par exemple et à ce sujet ma tribune dans Le Point, « Israéliens et Juifs de la diaspora se doivent de résister pour sauver la démocratie en Israël », 23 mars 2023 :  https://www.lepoint.fr/debats/israeliens-et-juifs-de-la-diaspora-se-doivent-de-resister-pour-sauver-la-democratie-en-israel-23-03-2023-2513237_2.php

Voir également ma tribune dans La Règle du Jeu, « Juifs de France, où êtes-vous ? », 6 juillet 2023 : https://laregledujeu.org/2023/07/06/39467/juifs-de-france-ou-etes-vous/

[5] http://www.kountrass.com/la-communaute-juive-florissante-dazerbaidjan/

[6]https://twitter.com/Knobel7/status/1692456938896871522

[7] http://www.preventgenocide.org/lemkin/AxisRule1944-1.htm

[8] https://www.un.org/fr/genocideprevention/genocide.shtml

[9] https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/user_upload/notion_genocide.pdf

[10] Le 21 décembre 2022, la CEDH a ordonné à l’Azerbaïdjan de prendre toutes les mesures nécessaires qui soient dans sa juridiction en vue d’assurer le passage en toute sécurité à travers le corridor de Latchine pour toute personne sérieusement malade et ayant besoin de soins médicaux en Arménie, ainsi que pour d’autres qui se trouveraient abandonnés sur la route sans abri ou moyen de subsistance. Le 22 février 2023, la CIJ a ordonné à l’Azerbaïdjan, dans l’attente d’une décision au fond et en accord avec ses obligations en vertu de la Convention internationale sur l’Elimination de toutes les formes de Discrimination raciale précitée, de prendre toutes les mesures à sa disposition en vue d’assurer le mouvement sans obstacle des personnes, véhicules et cargaisons sur le corridor de Latchine dans un sens comme dans l’autre. 
Source : Demande de saisine de la Cour pénale internationale par la Coordination des Chrétiens d’Orient en Danger (CHREDO), association à but non lucratif de droit français régulièrement enregistrée auprès des autorités françaises (Article 15 1 à 3 du Statut de la Cour pénale internationale).

[11] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/09/02/au-haut-karabakh-l-arme-de-la-faim-de-l-azerbaidjan_6187566_3210.html

[12] https://www.lemkininstitute.com/