Un tableau de Felice Casorati illustre le bandeau de Même le bruit de la nuit a changé, le premier roman de Violette d’Urso, paru chez Flammarion. Il me rappelle, bien que très différent, le célèbre tableau d’Andrew Wyeth, Christinas world : cette femme de dos, au premier plan, étendue dans un champ, dans une position de tension apathique, bue, vaincue par l’espace d’une distance étouffante qui la sépare d’une maison, au loin ; son esprit en lutte contre une gamme chromatique évoquant les maladies de l’esprit. 

Le tableau de Casorati est son négatif. L’oblique de sa perspective est inversée ; ses couleurs sont complémentaires ; ombre et lumière coexistent avec équilibre. Le raffinement des motifs floraux sur le grand tapis carmin, le chatoiement flou des textures, la brillance de petites boîtes aux matières précieuses, d’une assiette en porcelaine vénitienne, d’une poupée chinoise, de quelques photos, d’un livre ouvert et d’un éventail, éparpillés, soutiennent avec force le corps d’une fillette, âgée de huit ou dix ans, comme pour le retenir de tomber en avant (sur nous). La silhouette frêle occupe tout l’espace, vacillant malgré la stabilité de la multitude de figures qui s’y déposent. Elle est vêtue d’une robe tablier bleu nuit et de collants d’un noir d’abysse : c’est une allégorie de la mélancolie. Comme une tâche d’encre qui dévale une pente, elle contraste avec les couleurs chaudes et les arabesques joyeuses. L’enfant n’est pas tout à fait de ce monde vibrant qui l’enveloppe : elle lui appartient, sans pour autant y trouver sa place. Il est rare que l’on choisisse si bien l’illustration d’un livre. Violette d’Urso signe un premier roman funambule, rompu au jeu des contrastes, comme dans ce tableau, elle écrit, d’une voix souple et agile d’acrobate, le tango de la tristesse avec la joie ; celui que chacun de nous danse secrètement. 

Violette d’Urso commence par revivre son enfance : avec la petite voix de ses six ans, adroitement imitée, elle restitue le drame sur lequel sa personne se constituera en partie. Anna, enfant fascinée par un père-dandy qui ne tient pas toujours ses promesses, entre dans la vie par la brèche d’un bonheur furtif, aussitôt flingué par la mort. Elle s’empêtre alors dans la longue traîne de la Reine, le velours de l’absence et du manque. Obsédée par cet immense point d’interrogation, elle succombe à la fameuse force de propulsion du vide, que viendra combler l’écriture, plus tard, nécessairement. Son écriture est identique à un dessin d’enfant. Ça m’a fait penser à cette phrase de Picasso : « J’ai mis toute une vie à savoir dessiner comme un enfant ». C’est là où Picasso a fini que Violette D’Urso a le bon goût de commencer. Ce tracé enfantin, ce phrasé de tentative, est selon moi la force majeure de son livre. Bien sûr, qu’est-il de plus émouvant, que le premier ouvrage d’une jeune fille ? Et pourquoi est-ce si émouvant ? Une question aussi vertigineuse que la vérité. 

Bonne phénoménologue, l’auteure relate par exemple très bien l’invalidation systématique dont fait l’objet la souffrance des enfants ; la violence qui consiste à aller de l’avant ; ou bien les mille facettes de son dégoût quand elle découvre l’addiction à l’héroïne de son père. Elle sonde avec fascination les tenants et aboutissants de sa tristesse : comment se protéger du chagrin quand on est si vulnérable ? Comment protéger les autres ? Une sténographie exhaustive du deuil, et du « mécanisme tortueux d’une stratégie familiale de l’oubli ». Cette souffrance redoublée de solitude dans laquelle la narratrice macère les premières années de sa vie, a donc fait d’elle une observatrice hors-pair. Elle découvre d’ailleurs avec émerveillement ces dons d’imagination et de vision que son chagrin lui procure. Violette D’Urso dresse les portraits et les psychologies de ses personnages en trois ou quatre touches, justes et colorées. J’apprécie son sens du détail, très développé, la ligne claire de sa prose qui s’accompagne quelques fois d’un minuscule grain de folie. 

Je ne sais trop pourquoi j’ai pensé en lisant Même le bruit de la nuit a changé, au Bonheur des tristes de Luc Dietrich et à Là-Bas de Leonora Carrington, peut-être pour la candeur mêlée de lucidité et de fantaisie qui caractérise les trois œuvres. Structuré par de fines ellipses, son roman est un labyrinthe subtil, léger, résistant avec panache aux vents angoissants qui enserrent sa psyché. 

Plus qu’un roman sur son père, c’est un roman sur son univers. On y trouve beaucoup de descriptions de vêtements, des analyses psychologiques et comportementales mordantes, un franc-parler élégant et un humour pinçant, très British. Son écriture est délicate, aérée, sertie d’une petite touche poétique, par-ci par là, juste comme il faut. Le vulgaire ne s’invite que si elle le convoque, toujours à des fins comiques. Tout ça très aristocratique. Les descriptions de sa soeur sont particulièrement jolies. J’ai presque envie de parler d’une prose chic et bien éduquée. Quelque chose d’assez rare en littérature, et qu’on aimerait voir prendre plus amplement forme, dans ses prochains livres. 

Défense et illustration des codes d’un monde où les verbes être et paraître se confondent. Ou comment la bourgeoisie forme des enfants-soldats. Anna-Violette joue le jeu. Elle aborde le stress post-traumatique et les différents symptômes somatiques dont elle souffre comme s’il s’agissait d’une bagatelle. Le cœur du lecteur, dans ces passages-ci, se serre de compassion et d’admiration. En effet, Même le bruit de la nuit a changé est un roman très émouvant, mais sans pathos. Émaillé de références à Michel Legrand, à Mary Poppins, aux Looney Tunes et à Harry Potter, c’est aussi un roman sans prétention, mais d’une simplicité sophistiquée à l’extrême, où tout semble facile, même avoir le cœur exsangue. Le genre d’ouvrage que peu sont capables d’accomplir. C’est un invariant : les écritures à cœur et à fantaisie ouverts sont les plus belles. Avec son expression pure, sans trucage, Anna se replonge dans chaque étape du chemin qui la mènera à préciser les contours de ce père quasi-légendaire. Elle tente par tous les moyens de forcer cette rencontre impossible. Le passage chez le médium avec l’une de ses amies atteste de sa qualité de romancière tendrement réaliste, mais surtout, de portraitiste à qui rien n’échappe. À mesure que les secrets de famille se déploient, la jeune femme construit sa vision du monde, c’est à dire sa personnalité. Elle livre les détails de son obsession avec une transparence mâtinée de pudeur. Part en quête de l’identité de son père autant que de la sienne propre. Ces deux identités, par moment, fusionnent, dans la dimension spirituelle, imaginaire de l’amour ; par l’entremise d’une blague, d’un trait de caractère commun, ou bien d’une veste de costume. Avant de se séparer, et de retrouver chacune leur place. Bref, un travail oedipien bien fait, sans bavure.

La dernière partie du livre se passe en Italie, à Florence, Bologne, Naples, et Palerme. Les descriptions, toujours précises, coulent comme une eau vive. La jeune Anna cherche son père dans des hôtels qui n’existent plus. Tente d’arracher à des inconnus la précision utopique de souvenirs trop difficiles à réanimer. Elle se jure de retenir chaque détail de ses amitiés à elle, pour ne pas décevoir comme elle a été déçue, lorsque d’hypothétiques orphelins viendront pour l’interroger. À ce stade sa soif nous a atteint. Avec elle, on brûle d’en savoir encore un peu plus, et on ramasse les miettes. De ville en ville, l’on découvre les bribes d’anecdotes de la vie d’un homme en tous points « exceptionnel » (soupçonné d’avoir volé un Caravage dans une chapelle sicilienne, en 1978). Exceptionnel, hors-du-commun, excentrique, autant d’adjectifs qui ne veulent rien dire, et agacent la narratrice obnubilée par les faits, les détails. Détails qu’elle trouve finalement surtout en sa propre personne. Des bribes infimes, trop infimes, mêlées à la grande histoire italienne (politique, artistique). Anna les collecte avec passion : quelques beaux gestes, des attentions, une lettre, des rencontres, des préférences, des farces comme on n’en fait plus, bref, l’essence de son père, Luigi, et l’impression qu’il laissa autour de lui. Voilà tout. Enfin, une surprise, qu’il a laissé à ses filles, avant de partir. 

« Je faisais ce qui lui aurait plu, ce qui l’aurait rendu le plus fier. J’essayais d’être la plus élégante possible. »

L’élégance, ou la plus haute réponse des âmes inconsolables. Une tentative réussie haut la main. Une preuve s’il en fallait une que les chiens ne font pas des chats, ou bien, en l’occurence, que les grands esthètes ne font pas de mauvais écrivains. 


Violette d’Urso, Même le bruit de la nuit a changé, Flammarion, 2023.