« Pour trouver les rues, ça va être un peu compliqué. Nous avons changé tous les noms français, pour les remplacer par les noms des martyrs. Le mieux est de commencer par le cimetière Saint-Eugène », me dit le chauffeur. 

Des noms de rues aux consonances françaises et un cimetière, c’est à peu près tout ce que j’avais rassemblé avant de poser pour la première fois un pied dans ce pays où, il y a 65 ans, le père de mon père avait été assassiné. Peu de temps avant de prendre mes billets, l’envie d’aller à Alger m’obsédait. C’était même devenu une injonction : « aller en Algérie ». Un lieu et une date, un rendez-vous fixé avant la fin de l’année. Comme 8 millions d’autres français – binationaux, pieds noirs, harkis et leurs héritiers – j’avais un lien avec ce bout de la méditerranée. La vie algéroise était devenue présente dans mon inconscient, comme une terre d’origine finalement assez binaire. Quelques souvenirs charriés sans chronologie, et l’immatérialité de cette culture baroque que l’on transmet. À travers les années, j’ai fini par recoller ces morceaux de l’histoire de famille qui m’avaient été contés. J’ai d’abord appris que mon grand-père avait été tué, à bout portant, en pleine rue, et qu’à peine un an plus tard, mon père alors enfant était parti avec les siens en métropole. Je ne sais plus trop la première fois que j’entendis ces trois lettres : FLN. 

Plus tard, je suis tombé sur une boite à chaussures qui refermait des photos noir et blanc à bords dentés, des coupures de presse, et courriers administratifs de cette époque. Parmi les feuilles de journaux découpées il y avait ce titre qui m’a alors semblé si contemporain : « Gilbert Freche assassiné par un terroriste ». Je ne sais pas si c’est la dimension si actuelle de ce mot associé à mon grand père mort il y 65 ans qui m’a interpelé ou, le contraste sémantique entre cette expression guerrière, et la manière qu’avait ma famille de mentionner cette époque. On ne parlait pas de guerre mais d’évènements. Très récemment, j’ai appris que les sœurs de ma grand-mère étaient des militantes communistes, l’une d’entre elle épousa Boualem Khalfa, ancien cadre du FLN, membre du comité central du PC Algérien, rédacteur en chef de l’écho d’Alger. Le dimanche 27 octobre 1957 vers 17h05, la DST l’arrêta à Oran et le conduisit à la villa Ker Claude, siège local de la sureté du territoire en Algérie où il fut torturé. Il sera par la suite incarcéré pendant un temps aux Baumettes. Depuis sa cellule, par la voie de son avocat, il communiquera un magnifique texte d’ouverture et de paix à l’adresse du peuple français. 

Avec ces histoires j’avais l’impression d’épouser la nuance. Être fils de pied noir a quelque chose de bien particulier : à la fois différent et semblable, victime de l’arrachement aux racines et accusé du crime odieux de colonisateur. Arrivé au mitan de ma vie j’ai ressenti le besoin de chercher et de comprendre. Alors, un matin de fin novembre, je me suis décidé. Après avoir rempli un formulaire assez simple, je me suis rendu à l’ambassade d’Algérie. Le visa fut presque une formalité, je réservai une chambre à l’hôtel Saint-Georges. Quelques jours avant mon départ, rassemblant mes souvenirs et mes discussions sur les petites et la grande Histoire, j’ai listé les endroits qui ont marqué les miens là-bas. Les lieux et les dates sont toujours le début du récit, et, dans ce contexte si complexe où des camps développent des narrations irréconciliables, ces noms de rues me semblaient êtres des balises : rue de la Fontaine Bleue, rue de Lyon, rue Valentin-Hauy à Al Bliar, Cimetière Saint-Eugène, plage de la Madrague…

Je me suis rendu presque en dilettante, sans rien vraiment attendre, à Alger, cette ville jadis intégrée dans le département 91. Je voulais juste voir. Ça peut prêter à sourire, mais, à l’époque, le 9.3 comme on dit, était le département assigné au territoire de Constantine ; à la fin des années soixante l’INSEE et la poste ont affecté les numéros des trois départements Algériens à la proche banlieue de la métropole du grand Paris.

Je suis sorti de l’aéroport en dix minutes, je n’ai jamais vu autant de douaniers. Une première impression du pays un peu étrange. Un aéroport vide, avec des lampes et des fenêtres cassées mais avec un balayeur presque tous les deux mètres et beaucoup de fonctionnaires. Je m’attendais à sentir la présence autoritaire de l’armée et ce ne fut pas le cas – l’importance de l’État se manifeste autrement.

Une fois ma valise déposée, j’ai voulu marcher. J’ai commencé par ce qui était avant la rue Michelet, l’un des axes principaux d’Alger avec la rue d’Isly. J’avais vu de vieilles photos en noir et blanc de l’Automatic et des facs, ces cafés qui avaient contribué à façonner l’art de vivre sensuel et léger des algérois. Cette rue tenait une place à part dans la mythologie de la cité, elle réussissait à être un axe principal de liaison, sans pour autant avoir l’aspect d’un grand boulevard. La nuit tombée, en peu de temps, le quartier s’éveille, les gens semblent sortir comme des fourmis de chaque ruelle ; le trafic est dense. Je me rends compte assez vite qu’il n’y a quasiment plus aucune femme. Je m’aventure dans un de ces nombreux petits escaliers qui semblent se jeter dans une mer d’huile. C’est une chose assez étrange que d’être au milieu de ces façades d’immeubles à l’architecture française dans un autre pays. Ils ont une particularité qui va si bien ici et que je n’ai jamais vue ailleurs, de l’haussmannien arrondi. Oui, c’est ça, ces immeubles me font penser à des brioches. L’architecture et là, mais pas la beauté urbaine que mon père m’a tant contée : elle semble avoir disparu. Tout est délabré, les fils électriques dégoulinent, les balcons qui font office de débarras semblent prêts à céder. J’apprendrai bientôt qu’ici les parties extérieures des appartements récupérés ont été converties en pièce ou en débarras. Quand on marche dans Alger, on craint toujours de se prendre un objet sur la tête. Avant que la nuit ne tombe totalement, c’est cette usure verticale qui m’interpelle. J’ai déjà vu dans d’autres pays, des immeubles en lambeaux, des quartiers à l’abandon, mais pas ceux des beaux immeubles des rues françaises… Oui, c’est sûrement ça qui me trouble. Alger la blanche n’est plus blanche, mais grise. Cette ville, ce premier soir, me fait l’impression d’un beau coquillage qu’on aurait sorti de la mer depuis bien longtemps. La calcite s’est usée, l’apparence est encore là, elle rappelle le souvenir de ce qu’il était dans son élément, mais quand on regarde de plus près, tout est usé. Alger me paraît être une coquille vide et délaissée.

Le lendemain, j’ai passé la matinée à tenter de trouver en vain les lieux où je devais me rendre. Les noms n’existent plus, et je ne parviens pas à établir de correspondance avec les nouvelles rues. J’avais croisé, une semaine avant de partir, un ami qui tournait un film ici, et qui m’avait donné le numéro d’un chauffeur, Rabah. Je l’appelle et lui demande s’il serait disponible. Il semble s’étonner de ma question, et me répond qu’il n’y a qu’un touriste en ce moment à Alger et c’est moi, donc il est disponible et sera au Saint-Georges dans moins d’une heure. Je lui donne les adresses que je veux visiter : rue de Lyon, rue de la Fontaine Bleue…. Il m’explique alors que tous les noms de rue ont été remplacés par les noms des martyrs et me conseille de commencer par le cimetière Saint-Eugène.

Il n’avait pas dit « combattants », « morts pour la patrie », non, il avait dit : « martyrs ». Un martyr est une personne qui a souffert, qui a été mise à mort par un oppresseur pour avoir refusé sa foi. Le choix de ce mot, lié à ce qui est le plus présent dans une ville, les rues, en dit plus que n’importe quelle analyse historique. Du soir au matin, les Algériens sont confrontés à une histoire de souffrance. Les plaques de ces allées, rues, boulevards semblent leur dire : « vous devez tout à ceux qui se sont sacrifiés pour vous libérer de l’oppresseur. Vos petits problèmes de la vie moderne ne valent rien à côté de leur sacrifice, ne l’oubliez jamais. » En fait, cette ville me fait penser aux Mouches de Sartre.

Nous nous sommes garés devant une porte cadenassée. L’accès devait se faire par la partie chrétienne.

Il y avait encore une façade coloniale, une grille massive entourée de murs blancs. Trois hommes, un groupe de gardiens, m’expliquèrent que seul le directeur pouvait me donner le droit d’accès à la partie juive. Il ne reviendrait pas avant une heure. J’attendis au comptoir d’un petit café en face. C’était peut-être ici que les membres de ma famille se réunissaient après avoir mis en terre les leurs, pour respecter la tradition qui ne veut pas que l’on rentre chez soi après avoir été proche de la mort. Quand je suis retourné au cimetière, le directeur était bien là. Il m’a emmené dans un petit bureau rempli de dossiers usés. Il avait l’habitude de ce type de requêtes, les morts juifs n’avaient plus de famille dans ce pays, alors, à fréquence irrégulière, des gens comme moi venaient pour rendre hommage aux leurs.

Il m’apporta le registre des enterrements de l’époque, un large cahier qu’il ouvrit sur la table en me précisant :

– « Ça, vous les français, vous l’avez bien fait, les registres ont toujours été très bien tenus. ».

Je vis des petites lignes écrites à la main avec des noms, des dates de décès, des âges et des numéros de rangées. Il y avait de nombreuses fois le même nom de famille, y compris pour la mienne, et je suis parti à la recherche de leurs stèles avec l’un des gardiens.

Pour aller dans la partie juive, je suivais les pas de cet homme à travers le cimetière chrétien. Ce cimetière est une plaine qui contemple Notre Dame d’Afrique d’un côté, et qui donne sur une rue morne de l’autre. Il y a beaucoup d’arbres mais plus j’avance et plus la tristesse me prend. Les stèles ne sont pas entretenues, la plupart sont brisées et attaquées par des racines d’arbres. La seule partie qui ressemble à ce qu’on s’attend d’un cimetière est le carré réservé aux Zouaves – des rangées de croix simples et symétriques. Il y a une petite arcade pour pénétrer dans la partie juive. Ma désolation est alors totale. Ce cimetière est ravagé, des morceaux de stèles en pierre jonchent le sol. Proches du mur qui sépare de la rue, des montagnes de détritus souillent les tombes. Je peux comprendre beaucoup de choses, tenter d’aller au bout du relativisme, me mettre à la place du fellagha qui prend les armes pour la liberté, saisir l’ivresse de la victoire et la gestion chaotique de l’après, mais ça, non, je n’y arrive pas. Un État qui ne protège pas les morts qui reposent sur son sol est pour moi indigne. Je ne trouve pas le caveau des miens et je sais qu’il ne sert à rien que je m’attarde ici, je ne le verrai pas. Après le cimetière, je me suis dirigé vers la plage de la Madrague. Je voulais voir ce lieu de joie où mon père allait avec ses parents. Comme à chaque fois que je la regarde, la mer est magnifique à Alger : ronde et douce, tout en étant dense. Elle semble plus paisible et bleue qu’ailleurs mais cette beauté ne suffit pas à compenser le délabrement et la saleté ambiante. Au retour, nous nous arrêtons pour faire le plein. Rabah est fier de m’apprendre qu’ici il coûte à peine neuf euros. « Les algériens, n’ont besoin de rien », me dit-il.

Le soir j’ai regardé au bar de l’hôtel la huitième de finale, Maroc contre Espagne. L’ambiance était étrange, je sentais une part de fierté de cette assemblée, de voir ce pays voisin, premier du continent, à arriver si haut et pourtant, souvent, j’entendais des critiques acerbes à l’encontre des lions de l’Atlas. Au cours de mon séjour je constaterai qu’il y a un trio de nations mises au banc : la France, le Maroc et Israël. Dans la nuit, Rabah m’a laissé un message pour m’apprendre qu’il avait trouvé les nouveaux noms de rue : chemin Mohamed Zekkab pour la Fontaine Bleue, et rue Mohamed Belouazded pour la rue de Lyon. Le lendemain matin, j’avais rendez-vous au Milk Bar avec Kamal, un vieil ami franco-algérien, ancien boxeur, qui était en ville pour organiser un combat et voulait me présenter un député de Kabylie.

J’ai marché le long de ce qui était la rue d’Isly, dans la fraîcheur matinale. Un léger vent du Sahara avait charrié de fines particules de sables qui recouvraient la ville d’une brume blanche. Cette atmosphère douce et légèrement salée coulait en moi, j’avais le sentiment apaisant que seules les petites habitudes de sa ville peuvent donner. Ils étaient déjà assis quand je suis arrivé. Kamal fit les présentations. 

– « Voilà, mon pote vient un peu en pèlerinage. Son père est né ici, et son oncle était un grand membre du FLN. »

Cette présentation donne le ton. Il y a des choses à mettre en avant et d’autres à éviter. La mort de mon grand-père assassiné par un membre du FLN en dit plus sur mon histoire que la mention de cet oncle que j’ai à peine connu, mais ce n’est pas une bonne idée d’en parler. Le parlementaire m’a embrassé chaleureusement. J’avais une vue sur un magnifique immeuble, avec de larges arcades, qui me fit penser à ceux de la rue de Rivoli. La statue de l’Émir Abdel Kader trônait derrière moi. Il m’a tout de suite demandé quelle était ma première impression de son pays. Je n’étais pas très à l’aise, car j’avais quand même de sérieuses critiques, mais je n’avais envie de froisser personne, alors je me suis concentré sur les aspects positifs et j’ai simplement répondu que je m’attendais à plus sentir la présence de l’armée.

« Ça, c’est classique, c’est notre mauvaise presse en France », m’a-t-il dit. 

Il insistait pour avoir d’autres retours, j’ai parlé de la gentillesse des gens et il a insisté sur la générosité de son peuple. J’en ai profité pour lui demander s’ils n’avaient pas justement envie d’ouvrir un peu plus le pays ? Alors son regard a changé, il m’a répondu que le pays était ouvert, que les Algériens ne manquaient de rien. Il me donna une liste d’exemples, l’essence ne coutait rien ici, les produits de première nécessité étaient subventionnés… Il a conclu en m’assurant que je ne verrai jamais un Algérien mourir de faim. L’État faisait tellement pour le social. Je m’étais souvent demandé ces derniers jours pourquoi le peuple algérien acceptait le délabrement de son pays en dépit de la richesse de son sol, pourquoi il s’engouffrait comme un seul homme dans cette obsession de la repentance française. Je compris alors que le point de comparaison n’était pas l’avancée d’autres pays, mais la condition des Algériens sous l’autorité française. 50% des Arabes d’Algérie se nourrissaient d’herbes et de racines, il faut bien imaginer cette horreur, et en comprendre la cause. Les paysans étaient spoliés de leur production et ils devaient racheter leur blé au prix fort, ce qui était impossible. L’Algérie était une terre de misère pour la majorité des Arabes, c’est un fait. Alors, oui, c’était indéniable : du point de vue de l’éradication de la grande misère arabe, le progrès était considérable, mais au prix d’une perfusion sociale anesthésiante. Il avait ensuite senti le besoin de me raconter la longue histoire de l’Algérie sans pouvoir s’empêcher de parler de la France :

– « Tu sais le passé qu’on a ? Les Français disent toujours “avant l’Algérie, il n’y avait rien”. Nous étions même un peuple avant l’empire Ottoman tu le savais ça ? ».

Il me parla du chef berbère Bologhine ibn Ziri. J’avais vu sa statue à l’entrée de la Kasbah. Je saisis l’obsession de la construction d’un roman national, dont la première page devait prouver que le peuple algérien était rentré dans l’histoire il y a bien longtemps. À un moment j’ai décidé de poser la question des questions : quelle était sa position sur la relation franco-algérienne. Il a marqué un temps et, d’une voix très calme, il m’a dit que l’histoire était très simple : 

– « Il y a un couple, un homme et une femme, ils se sont mariés et l’un a abusé de l’autre en utilisant la force. Celui qui s’est fait maltraiter ne veut pas grand-chose. Pas d’argent, non. On ne veut pas grand-chose, juste un petit peu de considération, presque rien, juste un petit peu de respect ».

Je voyais la France s’épuiser depuis des années à envoyer des signes de repentance. Je réalisais ici que toutes ces démarches étaient vaines. Face à cette volonté absolue d’une compensation abstraite, il n’y en aurait jamais assez. Il faut des actions concrètes pour un rapprochement. J’aurais pu lui répondre que je voulais bien que l’on mette tout sur la table, alors. Les attentats et les massacres du FLN aussi, leur rapprochement avec d’ancien militaires nazis, lui demander pourquoi, en soixante ans, l’Algérie n’avait pas pu construire des hôpitaux capables de soigner ses dirigeants qui venaient s’accrocher à la vie en France qu’ils méprisaient tant. Je ne le lui en dis rien.

Cette rencontre m’avait éclairé. Pendant longtemps, je m’étonnais qu’en dépit des nombreux conflits de grande intensité qui ont traversé notre pays, de la fronde à la collaboration, en passant par la grande Révolution et la Commune, l’Algérie structurait encore notre histoire laissant même un traumatisme plus fort que celui de la période vichyste. Ceci me semblait paradoxal, il y avait d’un côté une guerre mondiale, notre sol fracturé et occupé par les Allemands, de l’autre un pays étranger au nôtre depuis 60 ans. C’est certain que la durée est une source de réponse, l’Algérie Française, c’est 130 ans. En parlant avec ce député, je suis frappé par la complexité du ressenti. Je ne connais pas d’autres conflits où la ligne de clivage est si brouillée et complexe. La guerre d’Algérie, ce sont plusieurs guerres superposées, des petits groupes d’hommes qui se haïssent les uns les autres. Il y a le conflit dans sa grande largeur, gouvernement de Paris contre nationalistes algériens. Mais en dessous, dans toutes les strates de la société, il y en avait d’autres tout aussi violents, peut-être même bien plus, car loin de toutes conventions. Algériens assimilés contre séparatistes, FLN contre MNA, Européens contre Musulmans, pieds-noirs contre Français de métropole, OAS contre armée loyaliste… Toutes ces oppositions laissent des traces et j’ai le sentiment que la critique obsessionnelle de la France qui ne peut qu’avoir des conséquences dramatiques pour ces deux pays si imbriqués est ici un projet politique : la rente mémorielle. 

Je retrouvai Rabah à l’angle de la rue d’Isly. Il me dit que ça avait été « très difficile » de retrouver le chemin de la Fontaine Bleue. Pour cette maison, je n’avais même pas de numéro et la rue faisait plusieurs kilomètres. Comment savoir à quelle porte frapper ? Mon père me l’avait décrite : « Une façade avec une entrée pour la maison et une pour le parking. Une cour et un jardin devant. Elle est placée en hauteur avec un escalier qui descend vers la ville. Il y a en face une boulangerie. » Rabah m’a conseillé de faire un appel vidéo avec mon père en longeant les maisons. »

Je me suis retrouvé à pied, en ligne avec mon père, lui montrant les façades avec mon téléphone jusqu’à ce qu’il soit interpellé par une d’entre elles. J’ai sonné et attendu de longues minutes. Une dame est venue m’ouvrir, je lui ai expliqué les choses. J’ai appris par la suite que les Algériens dans leur très grande majorité ouvraient toujours leur porte aux exilés et à leurs héritiers en quête de racines. Cette dame semblait spécialement heureuse de me recevoir. Mon père, après quelques minutes, a reconnu la maison de sa grand-mère par les carreaux du sol que j’ai montré sans même le vouloir. Cinq petits centimètre carrés retransmis sur un écran de téléphone ont réveillé un monde englouti depuis bien longtemps. Nous savions tous les deux que c’était la même maison mais, comme pour nous le confirmer, il m’a demandé de lui montrer la vue depuis la terrasse, sur la droite.

J’ai reçu un cliché des deux tantes de mon père, l’une sur une chaise et l’autre nonchalante, presque allongée sur la rambarde. Il n’y avait pas de doutes possibles. J’ai pris moi aussi une photo au même endroit. C’est une chose très étrange de voir ces deux clichés côte à côte. Je suis resté un long moment là ou mon père enfant jouait et où ma grand-mère avait dû passer beaucoup de beaux moments. 

La propriétaire a eu la délicatesse de me laisser seul, et puis, elle est venue s’asseoir à côté de moi me proposant une des oranges du jardin. Elle m’a expliqué qu’elle habitait avec son mari et ses belles-sœurs, que la maison était celle de la famille de son époux. J’ai compris qu’après l’Indépendance il y avait eu un nom pour ces centaines de milliers de maisons abandonnées par les exilés : « les biens vacants ». La première personne à prendre possession des lieux devenait le propriétaire officiel, il fallait juste s’enregistrer à la conservation foncière et payer une somme modique à l’État. Un cadastre sauvage constitué d’autoproclamations, des appartements vides sans notaires pour les acquérir, ni syndics pour gérer les parties communes. Ceci explique l’état de délabrement. Elle me raconta que c’était le frère de ma grand-mère qui avait laissé cette maison à son père après l’Indépendance. Elle me précisa qu’ils étaient des amis intimes. Je lui demandai si elle était bien, ici en Algérie. Oui me dit-elle, « surtout dans cette maison. L’Algérie est un beau pays. Vous savez, ça a été très dur pendant la décennie noire, nous avons été abandonnés du monde. Moi, j’ai toujours refusé de mettre le voile. Heureusement, l’armée nous a finalement sauvés, sans cela nous étions bons pour finir comme l’Iran ».

Elle rajouta que ce qui était beau dans ce pays, c’est qu’il n’y avait pas d’extrême pauvreté « nous ne laissons personne mourir de faim. Il n’y a pas beaucoup de pays comme ça ». Ça s’entend. Je la remerciai chaleureusement du cadeau qu’elle m’avait fait et elle me répondit, son visage proche du mien : « La porte des Algériens sera toujours grande ouverte à ceux qui sont en quête de leurs racines. C’est la moindre des choses. ». À ce moment de mon voyage, je pense que le fait le plus saisissant de ce peuple c’est justement la tension qui existe entre les sphères privées et publiques. L’intérieur est empreint de délicatesse et d’humanité, l’extérieur est froid et gris.

Avec Rabah, nous sommes allés ensuite dans l’ancienne rue de Lyon, au 41, dans l’appartement qu’occupèrent mes grands-parents pendant quelques années. Les numéros n’avaient pas changé, c’était le même immeuble. Mon père se rappelait une jardinière où il jouait dans le sable avec ses tracteurs à côté du palier. Ça m’a aidé à trouver la porte de l’appartement. La jardinière était vide, c’est vraiment triste une jardinière sans rien. Il y a peu d’images durant ce voyage qui ont pour moi autant marqué l’usure du temps sur les choses que ces bacs de béton vides. Après ça, j’ai passé une partie de l’après-midi assis devant la mer sur les ruines de Tipasa, il y avait des dizaines de jeunes hommes, guides sans touristes, tuant l’ennui en étant rivés à leur téléphone sur haut-parleur et en regardant des émissions de télévision françaises. La mer était encore ronde, et sa couleur épaisse de pétrole faisait ressortir l’orange de la roche. Malheureusement, le rivage était rempli de détritus. Les ruines aussi peuvent être détruites. 

Assis face à la méditerranée, j’ai le sentiment d’un immense gâchis. Je me demande s’il y avait une fatalité à ce que ce pays devienne ce qu’il est. Je ne le pense pas. L’enfermement et de délabrement de ce côté-là de la méditerranée, le ressenti persistant après 65 ans me convainquent que la voie choisie ne pouvait être la bonne pour nos deux nations. Y avait-il pourtant beaucoup d’autres choix ? Le vent de l’histoire allait balayer l’aventure coloniale et c’était tant mieux. La situation en place, terriblement inégalitaire pour les Musulmans, ne pouvait pas durer éternellement. J’ai en mémoire les trois solutions proposées par de Gaulle lors de son allocution de septembre 59, mais je suis convaincu que seule la séparation était possible. En vivant dans la chair des miens l’écorchure de l’exil, en voyant Alger la grise aujourd’hui, en entendant sur les deux rives la détestation obsessive de la France, je pense que les raisons de ce qui me semble être un drame pour les deux pays résident moins dans l’indépendance, que dans le fait que ce sont les pires qui ont pris le pays entre leurs griffes. Les choses auraient été, j’en suis sûr, différentes si c’était le MNA et non le FLN qui avait été face à la France. Le FLN a construit ce pays sur la haine du nôtre. Quant aux pieds noirs, ils ont été, avec les harkis, les grands perdants silencieux de cette histoire. Les Juifs ont même été faits triplement cocus, déchus de leur nationalité, résistants en terre vichyste puis chassés de leur terre, et lorsqu’ils sont arrivés démunis dans la grisaille parisienne, on les a considérés comme des colons qui fumaient des cigares dans leurs Cadillac. Depuis quelques mois, je vois beaucoup de pieds noirs retourner sur la terre de leurs origines et en faire un récit différent. Je ne me permettrais jamais de leur faire le déshonneur de douter de leur sincérité, et je comprends la charge émotionnelle qu’un tel voyage peut avoir, surtout lorsqu’il est fait en famille. Je sais aussi qu’un déplacement organisé pour une personnalité publique, et préparé à l’avance, avec des journalistes et des officiels donne forcément une autre image du pays. Je ne peux pourtant m’empêcher de penser à ces intellectuels communistes qui, après un séjour dans la Russie de Staline, se taisaient pour ne pas désespérer Billancourt. J’avoue que lorsque que je prends connaissance de ces récits édulcorés, je pense aux écrivains et journalistes algériens qui risquent leur vie pour critiquer leur régime, et j’ai la conviction que ce que j’ai vu et ressenti là-bas doit être raconté.

4 Commentaires

  1. David,
    Merci pour ce beau récit d’un voyage que je projetais de faire, et comme je t’envie de l’avoir fait, je reste déchiré entre m’y rendre et être confronté à une désillusion, remettant en cause tous mes souvenirs de 12 ans de vie que j’ai surement avec le temps enjolivés et cette obsession d’y retourner. Merci encore pour ce témoignage qui me va droit au coeur. Irais-je n’irais-je pas là est la question.

  2. Récit très engagé mais je vous comprends et je retiens que tout ce qui excessif devient dérisoire. Alger n’a jamais été aussi blanche que maintenant. Un conseil nettoyé les verres de vos lunettes

  3. Dommage!
    Le style de rédaction est excellent, et la narration attrayante, mais l’auteur n’arrive pas à se départir d’un certain parti-pris pour les aspects négatifs de ce qu’il a pu voir. D’entrée de jeu, l’image choisie comme illustration du texte et pompeusement légendée « Vue aérienne d’Alger » révèle le dessein de « noircir » ce beau pays. Au lieu de cette vue d’un très vieux quartier d’Alger, il y a des centaines de vue très élogieuses d’Alger dans sa nouvelle splendeur, qui contredisent une grande partie du discours de M. FRECHE.
    A l’école primaire, j’ai eu moi-même d’excellents camarades juifs avec lesquels on partageait beaucoup de choses, et quand ils reviennent, eux ou leurs enfants, au pays natal, ils sont toujours bien accueillis, dans un grand respect mutuel. Et si Le Destin a décidé de les installer ailleurs, il n’en dénigre pas pour autant leur pays d’origine.
    Au fait, j’ai vu sur les réseaux sociaux, de nombreuses photos des rues et quartiers de Paris envahis par les rats. Elles ne correspondent pas à l’image que j’ai gardée de la France depuis que je l’ai visitée la derniers fois. Je n’en ferai pas l’illustration d’un de mes textes.