Le Centre Pompidou proposa, en 1992, une exposition qui fit date : « Vienne 1880-1938, L’apocalypse joyeuse ». Son superbe catalogue témoigne, trente ans plus tard, de l’ambition de ce projet, une première en France : révéler de quelle manière Vienne fut le terreau d’une autre modernité, alternative à la modernité parisienne, dans laquelle arts visuels, architecture, musique, littérature, philosophie, psychanalyse ouvrirent des pistes majeures pour le XXe siècle. Oui, Vienne fut une capitale de toutes les expérimentations. Artistiques et politiques. Sur fond d’une double apocalypse, la chute de l’empire et l’Anschluss. La belle exposition récente consacrée à Oskar Kokoschka au Musée d’art moderne de la ville de Paris a rappelé la puissance créatrice de cette capitale chahutée de la Mitteleuropa dans les premières années du XXesiècle.

Avec ses splendides palais, ses cafés, ses parcs, ses musées et ses salles de concert, ses maisons d’opéra, sa qualité de vie, Vienne cultive désormais et cherche à offrir le meilleur de son passé mais demeure souvent mystérieuse pour qui n’en connaît pas les codes. L’Autriche devrait pourtant nous intéresser. À plus d’un titre. Notamment parce qu’elle s’est construite depuis des décennies sur l’idée qu’elle est un pont entre les cultures et les géopolitiques au centre de l’Europe. Un remarquable essai nous permet d’en découvrir à la fois la complexité grâce à des allers-retours entre passé et présent. Mais ce livre va plus loin, il met en regard ce que fut l’empire des Habsbourg et l’Union européenne aujourd’hui pour en souligner similitudes et différences. Deux grands ensembles politiques qui aspirent à associer économies, histoires, cultures et langues dans un projet politique commun. 

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Quelques jours après l’invasion de l’Ukraine, à la fin de l’hiver dernier, le quotidien « Die Welt » rappela une déclaration d’Otto von Habsburg, une déclaration remontant à 2003 : « wir haben ein grosses Problem mit dem mächtigen Nachbarn Russland » ( « Nous avons un gros problème avec le puissant voisin russe »). Dès les premières années de Poutine au Kremlin, ce grand européen ne mâcha pas ses mots lorsqu’il évoquait la Russie et son évolution sous la férule de son nouveau « tsar ». Décédé en 2011 à l’âge de 98 ans, Otto von Habsbourg, l’arrière-petit-fils de l’empereur François-Joseph, est une figure récurrente, sans aucun doute la plus attachante, du livre Monde d’hier, monde de demain, un voyage à travers l’empire des Habsbourg et l’Union européenne de la journaliste et éditorialiste néerlandaise Caroline de Gruyter que les éditions Actes Sud ont proposé récemment dans une traduction française. Éditorialiste pour les quotidiens « NRC » à Amsterdam et « De Standaard » à Bruxelles, chroniqueuse pour « Foreign Policy » à Washington, elle est l’une des plus fines analystes de l’Europe actuelle.

Les relations de l’Autriche avec la Russie font l’objet de plusieurs développements éloquents dans cet essai écrit en néerlandais avant le 24 février dernier. Que sa rédaction précède cette date n’ôte rien à son originalité et sa pertinence. Plus encore, les réflexions qu’on y trouve sur les limites du soft power européen, l’évocation du désengagement des États-Unis en Europe ou encore les allusions aux faiblesses de l’OTAN, autant de réflexions du « monde d’avant » qui ont été percutées par les métamorphoses qu’a connues notre continent depuis une douzaine de mois, nous permettent de comprendre par contraste dans quelle nouvelle réalité nous vivons désormais au sein de l’Union européenne.

Pour Caroline de Gruyter, l’histoire de l’empire des Habsbourg, avant tout son dernier siècle – des fastes du Congrès de Vienne, auquel se réfère souvent Poutine, avec la reconfiguration de l’Europe selon les équilibres politiques d’avant la Révolution, à la catastrophe de 1918 qui vit le centre d’un empire multiethnique et polyglotte qui s’étendait au XVIIIesiècle de Bruxelles à Lviv avec pour devise « Austriae est imperare orbi universo » (« Il appartient à l’Autriche de régner sur l’univers ») n’être plus désormais que la capitale d’un petit État germanophone, une république gorgée de nostalgie pour une grandeur évanouie –, permet de creuser certaines questions essentielles qui se posent à l’Union européenne aujourd’hui. Nous l’oublions parfois, le cœur géographique de l’UE se situe désormais entre Prague et Vienne. Et l’Autriche, la Slovénie, la Croatie, la Slovaquie, la République tchèque, la Pologne et la Hongrie, bien évidemment, territoires qui ont été en partie ou en totalité terre de l’empire, ont un rapport à l’histoire et une approche des enjeux géopolitiques majeurs de notre continent qui tranchent souvent avec les points de vue de Paris. 

Otto von Habsburg assista à l’enterrement de son grand-père en 1916, après soixante-huit ans de règne, dans la crypte impériale des capucins à Vienne, puis au couronnement à Budapest de son père Charles, l’héritier de la double monarchie après l’assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo en 1914. La mort en exil de son père à Madère en 1922, les années vécues loin de Vienne, des deux côtés de l’Atlantique, une condamnation à mort par contumace prononcée par les nazis, les séjours fréquents en Autriche autorisés après qu’il eut renoncé officiellement au trône : cet homme eut une existence hors norme. Et surtout, Otto von Habsburg, héritier légitime d’un empire disparu, n’eut de cesse de s’engager dans le combat pour une Europe pacifiée. Un Habsbourg du vingtième siècle champion d’une Europe unie, un Habsbourg qui occupa un siège au Parlement européen pendant vingt ans. Un conservateur assurément. Mais un homme d’engagement et lucide quant à la véritable nature de la Russie poutinienne. En cela, c’est peu dire qu’il tranchait avec beaucoup de ses compatriotes. 

Occupée en partie par l’armée rouge pendant près de dix ans à la suite de la Seconde Guerre mondiale, l’Autriche, seul pays avec la Finlande qui vit cette armée quitter définitivement son sol après l’avoir occupé, a développé une relation étrange, paradoxale, avec Moscou au cours des dernières décennies. La condition du départ des forces armées était claire en 1955 : l’Autriche ne devait jamais adhérer à l’OTAN et s’engageait à conserver un statut de pays neutre à l’instar de la Suisse ou de la Finlande. 

Caroline de Gruyter écrit que lors de son long séjour à Vienne, de 2013 à 2017, elle eut plusieurs fois l’occasion de noter que de nombreux Autrichiens craignent le retour des Russes. Un proverbe répandu affirme même qu’ « il faut éviter de marcher sur la queue de l’ours russe ». Un élément de géographie qui nous échappe souvent peut nous aider à comprendre cette angoisse : Vienne est plus proche de la frontière ukrainienne que de la frontière suisse. Mais il y a angoisse et compromission. En Russie, les plus grandes banques étrangères sont autrichiennes. Les liens avec le régime et les oligarques sont connus. Avant l’attaque de l’Ukraine de février 2022, Caroline de Gruyter indique qu’alors que Poutine n’était plus le bienvenu dans toute l’Europe, il venait skier incognito en Autriche et qu’il logeait parfois à l’Hotel Imperial sur le Ring. « Tout nouveau gouvernement autrichien rend une de ses premières visites de travail à Moscou », écrit-elle et d’ajouter qu’ « après l’affaire Skripal, l’ancien espion russe empoisonné par ses ex-collègues en Angleterre, l’Union européenne a expulsé plusieurs diplomates russes ; l’Autriche n’en a renvoyé aucun. »

Emil Brix est un ancien ambassadeur d’Autriche à Londres et à Moscou. Il est aujourd’hui le directeur de la « Diplomatische Akademie Wien », l’Académie diplomatique de Vienne. Caroline de Gruyter rapporte plusieurs de leurs échanges sur l’Europe, sur son histoire et son avenir. Co-auteur d’un essai intitulé Mitteleuropa revisited, Brik est convaincu que les problèmes de l’UE se confondent de plus en plus avec ceux de l’Europe centrale. Au sujet de la Russie, il est sans équivoque : « nous avons toujours entretenu une relation particulière avec la Russie. Chaque fois qu’un conflit menace avec le Kremlin, les Autrichiens privilégient les compromis diplomatiques. Nous craignons que les autres options ne conduisent à la guerre. Nous n’apprécions pas les points de vue extrêmes. Quand d’autres en ont, nous essayons de les concilier ». 

Les formes de la conciliation peuvent prendre des contours étonnants. L’ancienne ministre des affaires étrangères dans le premier gouvernement de Sebastian Kurz, Karin Kneissl, membre du parti d’extrême droite autrichien FPÖ, a dansé, en 2018, lors de son mariage, avec un Poutine qui avait fait le déplacement en Autriche pour l’occasion. Aujourd’hui, Karin Kneissl vit au Liban et se rend régulièrement à Moscou pour y enseigner à l’Université. Sur son compte Twitter, elle ne dissimule pas ses positions pro-Poutine et ses attaques contre Zelensky et la presse occidentale. Est-ce un cas unique ? C’est sans doute l’un des plus spectaculaires, mais il y en a d’autres. Si l’Autriche n’a jamais souhaité adhérer à l’OTAN, elle n’est membre de l’UE que depuis 1995 tout en chérissant sa neutralité. Selon Caroline de Gruyter, « aucun pays européen n’est aussi anti-américain que l’Autriche ». La barbarie avec laquelle la Russie agit sur le sol ukrainien depuis bientôt une année malmène en profondeur les habitudes à Vienne ou à Salzbourg. Mais on y entend aujourd’hui encore l’opinion selon laquelle Poutine a réagi à des provocations de l’OTAN et que derrière la résistance ukrainienne il y a la volonté des Etats-Unis d’avancer ses pions…

Soyons justes, l’essai de Caroline de Gruyter ne se concentre pas sur les relations complexes de l’Autriche avec la Russie. Elle y revient à plusieurs reprises, mais son projet est plus vaste. D’autres thèmes y trouvent également de larges développements, à commencer par l’attitude de la Hongrie au sein de l’empire comme de l’Union européenne.

« À l’Ouest, nous voulons regarder vers l’avenir, tandis qu’ici, en Europe centrale, ce sont plutôt les constantes de l’histoire qui servent de repères », déclare l’ancien diplomate Emil Brix. Caroline de Gruyter consacre notamment un chapitre à sa rencontre à Oslo, où elle a vécu quelques années avant de s’établir à nouveau à Bruxelles, avec l’ambassadeur de Hongrie, Anna Maria Siko. L’essayiste néerlandaise nous propose ce rappel historique : « Parallèlement aux réformes démocratiques adoptées en Europe, François-Joseph multiplia les réformes constitutionnelles. Sur ce plan, l’empire ressemblait beaucoup à l’Union européenne. Le terreau habsbourgeois était perpétuellement labouré pour amadouer ses multiples peuples et groupes linguistiques. La réforme la plus importante fut celle de 1867, lorsque l’État centralisé dirigé par François-Joseph fut paralysé par les Hongrois. Après d’interminables négociations, l’empereur conclut un accord avec la Hongrie : l’empire se transforma en une double monarchie. Cette réforme entraînait sa scission en deux parties administrativement distinctes. La Hongrie devenait un royaume dirigé par le roi François-Joseph, tandis que la moitié ouest demeurait un empire dirigé par le même François-Joseph, cette fois-ci en tant qu’empereur. » Kaisertum (empire) et Königreich (royaume) existaient dès lors conjointement. 1867 est une date majeure dans l’histoire de l’empire sous François-Joseph. Avec 1914, bien évidemment, et l’assassinat de son neveu et successeur à Sarajevo, puis la déclaration de guerre à la Serbie et tout ce qui en découla. L’ambassadeur Siko invoque toutes les frustrations et contraintes pour expliquer l’attitude de blocage des Hongrois, aujourd’hui comme par le passé. « Nous devons tous les jours prouver que nous existons et montrer aux autres qui nous sommes (…) La Hongrie a toujours été dominée par des étrangers qui l’ont envahie et ne sont plus repartis ». Et de poursuivre : « C’est fou, quand un Européen de l’Ouest entre dans une pièce, à dix contre un, vous pouvez parier qu’il s’assiéra à côté des autres Européens de l’Ouest. Un Européen de l’Est à côté de ses collègues de l’Est. Mais quand un Hongrois arrive, il ne sait pas s’il doit s’asseoir près des Occidentaux ou du côté des peuples de l’Est, des Slaves. Les Hongrois n’ont avec personne cette complicité dont les autres semblent bénéficier automatiquement (…) La langue est importante. Mais le hongrois n’est compris par personne. Vous saisissez ? Nous sommes toujours seuls ». 

Cette importance de la langue semble cruciale pour les Hongrois. « Après 1867, nous avons soudain compris quel melting-pot nous étions devenus. Dans la partie autrichienne, tout le monde pouvait parler sa propre langue mais tout le monde parlait également allemand. L’allemand était la langue de communication de toutes les populations. Dans la partie hongroise, nous n’avions rien de tel. On s’exprimait dans une foule de langues différentes et la plupart des gens ne connaissaient pas un mot d’hongrois. Un vrai désastre ! » Des mesures radicales furent prises. Fermeture des écoles où on ne pratiquait pas le hongrois, loi électorale modifiée pour s’assurer que la majorité des votants soient des locuteurs hongrois, etc. Une seule langue devait être pratiquée au Parlement à Budapest : le hongrois. Et Caroline de Gruyter d’ajouter : « En comparaison, le Parlement viennois faisait figure de tour de Babel : les députés s’y exprimaient dans toutes sortes de langues. Un peu comme dans le Parlement européen actuel ». 

La Hongrie semble n’avoir jamais abandonné ses réflexes nationalistes. « La Hongrie dans l’Union est une copie de la Hongrie dans l’empire des Habsbourg ». Les longs développements de l’essayiste néerlandaise sont particulièrement éclairants. Ils soulignent la disposition des Hongrois à s’opposer, à faire obstacle pour arriver à leurs fins. Une manière d’imposer coûte que coûte sa singularité. Hier comme aujourd’hui. Madame l’ambassadeur joue à fond la carte de la victimisation, mais défend en même temps l’idée que la Hongrie est un rempart pour l’Europe, pour la civilisation européenne. Du pur discours Fidesz. 

Il y a quelques jours, sous le regard des caméras, alors que vingt-six chefs d’État et de gouvernement accueillaient en l’applaudissant, à Bruxelles, dans le bâtiment Europa, Volodymyr Zelensky, un seul est resté immobile : Viktor Orbán. Unanimité entre Européens de l’Ouest et de l’Est. Et volonté affirmée de la Hongrie de signifier, une fois encore, sa singularité. Au risque du ridicule. Ou de la honte.

Les grandes heures du passé de l’empire, Joseph Roth et Stefan Zweig, la Russie, la Hongrie, des évocations des relations qu’entretient aujourd’hui l’Autriche avec d’autres pays d’Europe centrale, avec l’Allemagne, des récits de rencontres et de voyages, des analyses comparées de la capacité de l’empire des Habsbourg et de l’Union européenne à survivre aux chocs qu’ils rencontrent par la culture du compromis, ce premier essai publié en français de Caroline de Gruyter forme une mosaïque de perspectives qui nous éclaire sur une partie de l’Europe, complexe, souvent ignorée, mais qui jouera un rôle essentiel dans le futur de notre continent. 

La déclaration de Tirana, le 6 décembre dernier, qui réaffirme l’engagement de Bruxelles à la perspective d’adhésion des Balkans occidentaux, sans parler de la future entrée de l’Ukraine dans l’UE, rapide sans doute, dès 2025 ou 2026, tout doit nous inciter à comprendre mieux ce qui s’est joué et se joue aujourd’hui au centre de l’Europe. Ce livre passionnant y contribue. 


Caroline de Gruyter, Monde d’hier, monde de demain. Un voyage à travers l’empire des Habsbourg et l’Union européenne, traduit du néerlandais par Olivier Vanwersch-Cot, Actes Sud, 2023.

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