24 ans. 8516 jours d’un calvaire carcéral sadique et la fiction comme dernière citadelle de réflexion sur la réalité. Tout le monde connaît la fameuse cave de Josef Fritzl. On a partout lu et entendu le récit des conditions de vie, du froid et des privations en son sein si inhospitalier, sans parler du manque d’air et de l’absence quasi totale de lumière dans le sous terrain d’Amstetten. Et puis l’affaire qui éclate au grand jour en 2008, l’emballement médiatique, l’Autriche pointée du doigt et jetée en pâture à tous les commentateurs qui revoyaient poindre en son cœur glacial des ersatz honteux de nazisme.

Autant vous le confier comme un secret qui n’en est plus un tant l’opus rencontre le succès, Régis Jauffret nous livre avec Claustria un chef d’œuvre, de la fiction comme on n’en lit rarement, de la littérature accessible à tous mais toujours exigeante avec elle-même. Claustria est un pavé certes, mais un pavé qui se dévore ; dans Claustria peu de longueurs et beaucoup d’essentiel…

Un mot sur le style de Régis Jauffret. Des phrases courtes, l’ombre planante du Nouveau Roman mais un Nouveau Roman cette fois-ci doté d’une rare concentration d’événements, multitude de climax à la fois attendus et inattendus qui rendent la lecture impatiente. Sans trahir les secrets de lecture, quelques scènes de Claustria sont délicieuses et l’on a honte de les adorer. Tel est le cas lorsque Gretel, l’avocat de Fritzl, peaufine son odieuse plaidoirie sur l’obscène personnalité de sa fille-victime devant un client souriant. Tel est encore le cas lorsque Fritzl, bien avant la cave et l’inceste à répétition, est pris d’accès de voyeurisme. Se joue alors une traque à l’imprudente qui aurait oublié de fermer ses volets et se dénuderait « sans pudeur » près de la sa fenêtre, dans les rues de Linz. Et Fritzl qui s’accroupit, se cache, enjambe une fenêtre au hasard et pénètre. Ces lignes-là sont horribles mais géniales.  Et tout de suite cette mise au point à l’attention du lecteur : l’auteur traite bien du pire des faits divers mais il ne tombe jamais dans l’écueil facile du glauque et du voyeur alors même que tout l’y pousse. Il s’y refuse car c’est justement ce qu’adorait l’esprit malade de Fritzl. Fritzl qui avait installé un magnétoscope dans la cave avec la seule intention d’abreuver la petite famille blafarde d’images définitivement traumatisantes…

En amont de la sortie de Claustria, il y eut cette polémique sur l’utilisation à outrance du fait-divers dans le roman d’aujourd’hui. Cette polémique est justifiée. En 2012 les romanciers n’ont plus d’imagination alors ils adossent leur plume au chemin facile et déjà tracé de la réalité. J’avais une certaine appréhension en attaquant les 534 pages du nouveau roman de Régis Jauffret. Cela fut rapidement dissipé. En citant Isaac Bashevis Singer l’auteur nous conquiert, il donne la garantie du recul nécessaire à la retranscription littéraire d’un événement comme celui d’Amstetten. Prenant ses distances avec le buzz facile, Jauffret l’emporte. L’entreprise spéculative sur les modalités de la domination peut alors commencer. Que peut l’homme contre l’homme ? Qu’entreprend t-il (le plus souvent à son insu) pour connaître le fugace sentiment de puissance ?

Chez Jauffret il y a l’humanité et parfois celle-ci enfante de quelques monstres. Ces monstres ne sont pas pour autant des accidents. Ils existent et nous renvoient l’image de nos propres interdits et de nos propres tabous. Quelque part, et nous le savons bien, Fritzl nous aide à rester humains. Cela pourrait être une partie du message interprété de Régis Jauffret : sonder l’âme d’un fou-malade dans un objectif cathartique. Si Claustria condamne l’escalade de Josef Fritzl, elle le fait comme la littérature doit le faire : en livrant toutes les clés au lecteur, en mettant à jour un système maniaque, en laissant au récepteur de ces lignes le soin de comprendre pourquoi Fritzl doit être mis au ban de la société. Parce qu’il écrit sur notre temps et dissèque notre société, Claustria fera date.

À l’époque où l’on s’ennuie entre le Flore et les Deux-Magots, Jauffret construit une œuvre. Claustria en est une étape majeure. Nous  remercions l’auteur de réveiller Saint-Germain-des-Prés de sa torpeur !

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