A.L. : Quel regard général l’historien du nationalisme intégral porte-t-il sur l’actuelle campagne présidentielle française ?

Zeev Sternhell: Par bien des aspects, celle-ci semble terne. C’est sans doute l’effet du manque d’un véritable débat d’idées et d’un affrontement réel entre la droite et la gauche. Nombre de politologues, en France, soulignent la raréfaction du nombre de sujets sur lesquels le parti du Mouvement et celui de l’Ordre auraient des occasions de s’affronter. Et si François Hollande l’a emporté dans les primaires sur Martine Aubry, c’est justement parce qu’il était considéré comme plus centriste, comme positionné moins à gauche. Mais cet estompement du clivage gauche-droite a une conséquence dont aucun démocrate sincère ne peut se réjouir : c’est que tous les citoyens qui se sentent vraiment dans l’opposition sont tentés de s’opposer aux deux camps à la fois et vont chercher du côté du Front national des raisons de satisfaire leur rejet du système.
Mais ne cédons tout de même pas à la dramatisation : considérée depuis un pays, Israël, où les questions politiques les plus existentielles sont aussi des questions vitales, la France apparaît comme un pays de Cocagne, un pays où la plupart des institutions de la République continuent à bien fonctionner et où il fait bon vivre, même si la crainte pour l’avenir s’y généralise. Un pays aussi, où le personnel politique, quoique vous en disiez, est beaucoup plus cultivé et brillant que la moyenne du monde occidental, et où l’effacement de la frontière droite –gauche n’est sans doute que la rançon d’un certain bonheur de vivre. En France, donc, les campagnes présidentielles ne sont jamais des campagnes de guerre civile !

A.L : Justement, la France vous semble-t-elle poursuivre son projet historique de propagatrice des Lumières et des idées universalistes ? Quel regard jetez-vous sur la crise du sentiment national qui s’y déploie ? Cette crise fait-elle place nette pour le déchaînement des Anti-Lumières que vous avez dénoncées ?

Zeev Sternhell : La France est à l’enseigne du reste du monde occidental : elle est en veine d’un véritable projet historique, c’est vrai… L’idée qui domine, c’est qu’on ne peut pas changer le monde tel qu’il est. Ou, plus exactement, qu’on ne doit rien entreprendre pour le changer. Car, pense-t-on, toute tentative de bouleverser l’état de fait déchaînerait des catastrophes. On reconnaît dans cette certitude un indice sûr de l’épuisement de la dynamique historique des Lumières. Les Français ont perdu le sentiment qu’ils étaient appelés à changer la vie; dans le meilleur des cas, ils ambitionnent de l’améliorer à la marge. Le francophile que je suis, depuis si longtemps, se permettra tout de même d’exprimer un regret.

A.L : Lequel ?

Zeev Sternhell : Eh bien, voyez-vous, je déplore que votre pays ait cessé de défendre sa culture à l’étranger et d’investir dans la défense et illustration de sa langue, de son patrimoine littéraire et culturel. De ce point de vue-là aussi, la comparaison avec l’Allemagne n’est pas à l’avantage de la France. Là encore, toutefois, gare au catastrophisme : peut-être que le grand dessein qu’il reste aux Français à accomplir, est tout simplement de faire l’Europe.
Bien sûr, à titre personnel, j’aurais aimé une Europe sous égide française plutôt que sous égide allemande. Puis-je vraiment en vouloir à Nicolas Sarkozy, né vingt ans après moi dans ces des circonstances historiques tout à fait différentes, de ne pas partage cette aspiration ?… Mais évidemment, comme le projet européen fait encore largement consensus tant à droite qu’à gauche, les électeurs protestataires préemptent des formations politiques, à commencer par le FN, qui l’ont toujours tenu en horreur.

A.L : Les estimations de vote en faveur du FN sont élevées, de 18 à 23, voire 25 %. Trois décennies de vigilance à l’endroit du Front national n’auront-elles donc servi à rien ? Ou bien est-ce au contraire que pendant toutes ces années, on n’a pas combattu assez habilement et efficacement la « lepénisation des esprits » pointée par Rober Badinter ?

Zeev Sternhell : Ecoutez, je me souviens des débats que j’avais eus avec certains collègues de Sciences po dans les années 1980, quand il était à la mode de prédire une progressive érosion du Front national. J’étais tenté, au contraire, de parier sur une irréductibilité de ce vote. De la même façon, lorsque d’autres collègues ont théorisé «  l’allergie française au fascisme », il m’a semblé que les idées fascistes faisaient partie intégrante de la culture politique française et appartenaient au cours le plus intérieur des sociétés européennes.

A.L : Comme une tentation impossible à dissiper totalement ?

Zeev Sternhell : Oui, c’est cela, comme l’horizon sombre de nos démocraties, comme leur part d’ombre, mais une part d’ombre dont il ne faudrait pas croire que, comme çà, magiquement, on pourrait les en prémunir. Alors, bien sûr, imaginez que pendant les trente dernières années il n’y ait pas eu la vigilance que vous évoquée, qu’il n’y ait pas eu la mobilisation d’associations comme SOS racisme ou la Licra, eh bien, ç’aurait sans doute été pire, et la progression du FN aurait été plus fulgurante. Mais ne nous y trompons pas : cette vigilance si louable n’enrayera jamais la séduction de ces idées-là. Aucune société européenne d’aujourd’hui n’est immunisée contre le lepénisme, tout comme, jadis, aucun pays d’Europe n’était indemne du fascisme. L’extrême droite, qui représente une tentation si forte dans la classe ouvrière, remplit surtout la fonction tribunicienne jadis dévolue au Parti communiste français. Il s’agit, pour ces électeurs, d’exprimer leur refus du consensus démocratique libéral, dans un réflexe de défense contre la dureté de la crise actuelle.

A.L : Un débat fait rage parmi les intellectuels français. Pour certains, Marine Le Pen rompt clairement avec l’héritage fascisant de son père ; pour d’autres, elle prolonge et cautionne au contraire cet héritage, sans effectuer de rupture authentique avec le FN des origines. Qu’en pensez-vous?

Zeev Sternhell : C’est évidemment la question décisive. Je pense que si Marine Le Pen avait rompu avec cet héritage-là, elle ne serait pas Marine Le Pen. Le meeting des néo-nazis autrichiens qu’elle a gratifié récemment de sa présence, n’a pas permis selon moi au vrai visage du Front national de se rappeler à nous. Il a simplement mis en lumière le fait qu’il n’avait jamais changé. Le Pen père, avec son poujadisme très Algérie française et ses plaisanteries douteuses, s’exprimait volontiers dans le registre de la provocation ; par contraste, Marine Le Pen présente un visage certes plus agréable, mais le FN est toujours le FN. Je regrette pour ma part qu’en refusant depuis un certain temps de prendre le FN au sérieux, certains milieux universitaires aient favorisé sa banalisation.

(Propos recueillis par Alexis Lacroix)

2 Commentaires

  1. Belle analyse…
    Sans doute ne faut-il pas être français pour avoir le recul nécessaire pour ça…