Il est des parents que les enfants encombrent. Mieux, ou pire, des parents qui font comme si leurs enfants n’existaient pas. Florent et Nora sont de ceux-là. Ils se rencontrent alors qu’elle a vingt-cinq ans et lui trente, tombent amoureux, et ne cessent de s’aimer leur vie durant. Sous une pression plus ou moins sociale, ils mettent au monde deux filles, à cinq ans d’intervalle. Pour s’en désintéresser dès leur naissance. Les parents ne sont bien qu’entre eux, tout l’amour qu’ils possèdent ils se le partagent à deux, il n’en reste plus pour leurs filles. Ils ne sont ni méchants ni démissionnaires, simplement, ils ne sont pas là, mentalement. On imagine bien que sur ce point de départ, Amélie Nothomb ne va pas bâtir un roman social, ni une étude de pédopsychiatrie. Elle s’empare du thème à sa manière, celle du conte, cruel.
La première née des sœurs est appelée Tristane, elle est tristoune. La cadette, Laetitia, a le caractère qui correspond à l’étymologie de son prénom : elle est joyeuse. Un amour fou les lie, qui les sauve. La différence fondamentale de leur prime enfance réside dans le regard de l’autre, ou des autres. Personne n’a vraiment regardé Tristane, ni ne lui a parlé, tandis que Laetitia, dès sa venue au monde, a été littéralement couvée du regard par sa sœur. Les enfants d’un conte cruel sont toujours exceptionnels. Tristane s’élève, dans tous les sens du terme, toute seule. Lire, écrire, tout vient très vite, comme une nécessité absolue. Puis elle transmet son savoir à la petite Laetitia. La magie du texte repose sur l’âge des personnages. Les deux tiers du roman se déroulent pendant l’enfance des fillettes, et leurs réactions sont en décalage avec leur âge. C’était ainsi que l’on décrétait que tel enfant était surdoué : rapport (QI) entre âge réel et âge mental. Mais dans Le Livre des sœurs, l’intelligence, le développement précoce, ne sont pas au centre de l’histoire. Même si la tante de Tristane est ébahie par les capacités de sa nièce, au point d’être persuadée qu’elle sera présidente de la république, et au point de lui donner sa dernière fille, Cosette, pour filleule. Tristane est marraine à l’âge de trois ans, parfaitement consciente des responsabilités que cela implique, alors qu’elle n’a jamais eu de modèle parental.
Tristane est excellente élève, attentive aux autres, et triste. Laetitia, elle, est une boule d’énergie. Son truc, c’est le rock. À huit ans, elle est le leader d’un groupe baptisé, malicieusement, Les Pneus – les parents se sont rencontrés alors que Nora était comptable dans un garage et que Florent venait faire vérifier ses pneus. La vie va son cours pour les deux sœurs : leur amour indéfectible l’une pour l’autre, les petits copains, les études… Mais qui dit conte cruel dit aussi tragédie masquée. Un passage impensable, inattendu et pourtant d’une logique implacable, suit l’itinéraire de la filleule et cousine de Tristane, sur fond d’anorexie. C’est à glacer le sang. Pourtant, il est question, ici aussi, d’amour. Pas de l’éros auquel les parents des deux sœurs sacrifient en égoïstes, mais de l’agapè véritable, tourné vers la mère. Le sort réservé à Cosette, la petite filleule de Tristane, est la clé de voûte de tout le roman.
Bien entendu, on entendra dans ce Livre des sœurs des échos aux rapports exceptionnels qu’entretiennent Amélie Nothomb et sa sœur. Amélie dit que sa relation avec sa sœur Juliette est un vrai miracle. Mais au-delà du strictement intime, Le Livre des sœurs, comme tous les contes, appuie sur des ressorts plus universels. La mère de Tristane et de Laetitia, par exemple, peut être vue comme une anti-ogresse, et Tristane comme la bonne fée penchée sur le berceau de sa filleule Cosette, puis de sa sœur Laetitia. Les fillettes n’agissent pas vraiment comme des adultes – les adultes sont bien moins sensés… – elles tracent une voie singulière, pas forcément pavée de roses, et s’y tiennent. Les parents, eux, n’ont pas quitté le stade amoureux, enfermés dans une bulle qui n’est rien d’autre qu’un enfer de monstrueux égoïsme.
Les personnages « enfantins » du Livre des sœurs impressionnent par leur caractère non puéril. Amélie Nothomb nous offre, pour cette rentrée, un conte remarquable, basé sur l’amour essentiel. Un amour qui ne peut s’exprimer pleinement que de façon épistolaire : les deux sœurs, séparées parce que Tristane va poursuivre ses études à Paris, entretiennent une correspondance étroite, dont même l’autrice ne peut rendre compte dans ses pages. Elle ne peut que la suggérer sans l’évoquer :
« Sans le savoir, [Tristane] accumulait depuis près de dix-huit ans des mots d’amour qui ne demandaient qu’à se déverser. Elle en avait dit, pourtant, de tels mots, à sa sœur. Les écrire n’avait rien à voir. Il s’agissait d’une autre fonction du langage. C’était comme chanter après avoir longtemps parlé. Le chant provenait d’une voix autre qui engageait l’âme. »
Un amour essentiel qui peut s’exprimer, aussi, par la voix des morts en nous. Ce motif-là, presque effleuré, mais essentiel, tisse un fil de rouges connivence et intelligence. Il n’est pas question ici de construction familiale pyramidale, de lignée, mais plutôt de marquer et souligner le lien synchronique d’un même sang. Le Livre des sœurs, un grand Nothomb.
Amélie Nothomb, Le Livre des sœurs, éd. Albin-Michel, 17 août 2022, 196 p.