Il y a deux ans, Amélie Nothomb publiait Soif, un roman dans lequel elle faisait parler le Christ à la première personne. Cette année, son trentième roman – et son centième manuscrit – fait aussi parler un homme à la première personne. Il s’agit de Patrick Nothomb, son père, décédé lors du premier confinement. Amélie n’a pas pu se rendre aux obsèques de son père, et l’on imagine aisément toute la douleur que cela peut entraîner, douleur surnuméraire, comme si la perte se devait de peser encore plus lourd.

Amélie Nothomb ne fait pas seulement parler son père, elle va plus loin. Elle raconte, à la première personne, ce que son père a été et a vécu avant sa naissance à elle. Le roman se clôt tout juste après que Patrick Nothomb a eu André et Juliette, les frère et sœur aînés d’Amélie. C’est donc la voix d’un Patrick Nothomb sans Amélie que nous entendons. Nous découvrons, dès la première page, Patrick au seuil de la mort, devant un peloton d’exécution. Tout le roman sera un retour en arrière, comme on voit défiler sa vie avant de mourir. C’est là que la construction s’avère magistrale : cette vie que l’on va voir défiler, c’est la vie du père avant la mort annoncée, et avant la naissance de sa fille. Par-delà l’intérêt de l’histoire, et l’émotion qui saisit le lecteur à la lecture d’un texte écrit par la fille, c’est bien sur ce décalage temporel, cette impossibilité temporelle, que réside la force du roman. On l’aura compris, il n’y aura pas exécution, mais il aurait pu y avoir, et alors… pas d’Amélie !

Patrick Nothomb est devant le peloton d’exécution. Il n’a pas encore trente ans, il va mourir, il en est persuadé. Il est otage, avec des centaines d’autres Belges et étrangers, de la rébellion congolaise menée par Christian Gbenye, en 1964. Patrick Nothomb, jeune consul, est l’interlocuteur privilégié des rebelles, avec lesquels il palabre sans discontinuer. Pendant les palabres, des otages sont tués, et le jeune consul doit trouver des subterfuges pour ne pas regarder les cadavres, car il s’évanouit à la vue du sang. Premier sang est l’occasion, pour Amélie, de mettre en scène la branche paternelle de sa famille, cette tribu Nothomb vivant dans un château mais se nourrissant de racines et s’habillant de guenilles. Le grand-père, poète, ne règne par sur son domaine, il regarde son petit monde grandir sans vraiment se soucier de confort. Patrick Nothomb, choyé à Bruxelles chez ses grands-parents maternels – ce sont eux qui l’élèvent, sa mère, veuve très tôt, est emprisonnée dans son deuil et dans son chagrin, et ne peut s’occuper de son fils unique – découvre un monde terrifiant et merveilleux. Il y accomplit des séjours étonnants, qui l’endurcissent certainement. D’ailleurs, c’était bien l’idée première de son grand-père maternel : l’envoyer chez les Nothomb pour l’endurcir avant d’entrer à l’école primaire. L’adolescence de Patrick Nothomb telle que sa fille Amélie la reconstitue est plus convenue, avec un épisode qui rappelle Cyrano de Bergerac et conduit à la rencontre avec la future épouse, et donc la future mère de l’écrivain.

On ne peut parler ici d’exercice, comme on a pu le faire lorsqu’Amélie Nothomb disait « je » à la place de Jésus. Dire « je » à la place de son père relève d’autre chose que de la littérature ou de la posture. A ce père disparu récemment, qui ne peut plus dire « je », Nothomb rend le plus beau des hommages. Il n’est pas question pour elle de « faire son deuil », car il est probable que l’on ne fasse jamais vraiment son deuil de la disparition de son père. Nous sommes dans une autre dimension de l’écriture, hors appropriation ou célébration. La voix ressuscitée du père avant la naissance de la fille s’inscrit dans l’œuvre de la fille écrivain. C’est vertigineux – le choix de mettre en scène le père devant la peloton d’exécution induit la possibilité de ne pas avoir pu naître : Amélie parle aussi d’elle, dans ce roman d’une « elle » en creux, en devenir pas si sûr que cela… –, mais aussi tendre, et sincère. De quoi prouver, s’il en était besoin, que le travail d’Amélie Nothomb s’inscrit dans le sensible le plus profond.  


Amélie Nothomb, Premier sang, éd. Albin-Michel, 19 août 2021, 180 p.