Nous l’avions laissé il y a un an, avec Sur la route des hommes sans nom, un livre déroutant, une autobiographie qui se concrétisait dans le récit des autres, un voyage vers des zones spéculaires et des guerres-miroirs, une épopée des héros inaperçus qui, acculés par des crises, saisissent leur « passe vers la grandeur ». Cet essai compilait cinq reportages portant sur des régions où, selon Bernard-Henri Lévy, se jouait notre destin : le Nigéria, le Kurdistan, la Libye, l’Afghanistan, l’Ukraine. Dans ces capitales de la douleur moderne, expliquait-il, le pire était à imaginer. 

Depuis, que s’est-il passé ? Le chemin des hommes sans nom continua de quitter le champ de l’ineffable pour rejoindre les rives de l’innommable. Les massacres contre les chrétiens du Nigéria se sont intensifiés. Les digues de l’intégrisme se sont ouvertes à Kaboul, déshonorant une Amérique déjà déshonorée par quatre années de fureur permanente. En Ukraine, enfin, Cassandre eut raison : sous nos yeux impuissants, l’inimaginable devint réalité. C’est en Ukraine, surtout, que le mécanisme de dénégation activa ses turbines les plus assourdissantes : combien de « spécialistes » pour annoncer, jusqu’à la veille du crime, que la guerre n’aurait jamais lieu ? Combien d’experts pour chanter, tels les personnages du drame de Giraudoux, que le sang ne coulerait pas en dehors du Donbass ? Combien de faux candides pour présumer que la Russie ne voulait aucun mal à tous ses voisins ? Comme le remarquait récemment un intellectuel pourtant rarement d’accord avec Bernard-Henri Lévy, ce dernier fut l’une des seules voix qui, dès 2014, opposa un ferme démenti à cette rosée d’optimisme dévot, lui qui prévint, sur le Maïdan même, que Poutine ferait tout pour écraser l’héritage du Maïdan. Moscou, martelait-il dans chacun de ses textes, ne pardonnerait jamais à Kiev son désir d’entrer dans l’aventure démocratique. 

Voici, aujourd’hui, Pourquoi l’Ukraine. Le titre fait écho au célèbre documentaire de Lanzmann : une question sans point d’interrogation, dont la tâche n’est pas de « mettre en cause » mais, au contraire, d’exposer son objet – de résonner à elle seule comme une protestation. Peignons, souhaitait Lanzmann, le devenir-historique des peuples forclos de l’Histoire. Mettons en lumière, poursuit Bernard-Henri Lévy, « l’archéologie du réflexe » qui pousse aujourd’hui le peuple ukrainien, chefs et civils mêlés, à résister sponte sua aux armées qui voulaient l’écraser. Montrons ce peuple tel qu’il est, debout dans la fragilité. Allons-y et mettons en lumière, de Kiev à Odessa, de Boutcha au Donbass, cette nuit qu’il traverse, cette aurore que son courage prépare. 

On y voit donc la nuit. Bernard-Henri Lévy se rend à Andrivka, à Boutcha, à Borodyanka et, de ces cités martyres, il rapporte les mêmes images. Des villes rasées, urbicidées des sommets jusqu’au sol. Des immeubles qui, sous la mitraille, sont devenus des tombeaux de béton. Des petites maisons, sans aucune importance stratégique, réduites à l’état de cendres. A Irpin, une femme est encore traumatisée par les six semaines d’occupation qu’elle a passées blottie dans un container. Une autre raconte comment les troupes ont saccagé son appartement et les snipers ont abattu son voisin. Les crimes sont si nombreux qu’il y a des tombes partout. Dans les jardins et dans les garages. Creusées dans la hâte au rythme d’un deuil privé de son travail. Elles témoignent d’une chose : que cette guerre ne respecta aucun des principes du droit de la guerre, ni dans le jus ad bellum ni dans le jus in bello. Qu’elle s’apparente davantage à une pluie de mort, répandue indistinctement sur les civils et sur les soldats. 

On y voit, dans cette nuit, la chronique d’un drame annoncé, et quand même survenu. En cela, Pourquoi l’Ukraine se distingue des derniers films de Bernard-Henri Lévy et ressemble davantage à Bosna !, ce documentaire qui, dépeignant les horreurs d’une Sarajevo en feu, montrait que ce siège était l’œuvre, non seulement des Serbes, mais aussi de la « pensée Norpois » : celle qui feint de faire comme si le réel ne pouvait pas avoir lieu. Celle qui réagit après coup. Celle qui est sidérée d’apprendre que les drames prévisibles finissent toujours par sourdre. Séquencé en chapitres (comme Bosna !), Pourquoi l’Ukraine a commencé à être tourné, non en février 2022, mais en 2014, année où l’Ukraine souhaita s’émanciper de la tutelle dictatoriale et de l’Empire russe – pour devenir une démocratie d’Europe. Les images du Maïdan montrent que tout était joué dès le commencement : une foule de non-soldats et de citoyens libres qui, enterrant déjà ses morts, refusait d’ensevelir avec eux sa soif de faire peuple. Une révolution lucide, connaissant les périls de ce saut dans le vide que constitue l’entrée dans la démocratie, mais prête à les braver. Si bien que Pourquoi l’Ukraine déploie, du début à la fin, un sentiment paradoxal auprès du spectateur : si la plupart des scènes sont littéralement insoutenables, aucune n’est étonnante. Telle est la définition même des événements tragiques. Pourquoi l’Ukraine et pourquoi aujourd’hui ? Tout simplement parce que. 

On y voit, en contre-nuit de cette tragédie, le sursaut de l’épique. Voici d’ailleurs le seul aspect imprévisible de toute cette histoire : le seul hapax, le seul clinamen. Comment, alors que les « spécialistes » annonçaient la reddition-éclair de l’Ukraine face au mastodonte russe, l’étrange défaite proclamée s’est muée, dès le premier jour, en une stupéfiante résistance. Cette métamorphose, que restitue Pourquoi l’Ukraine à mesure qu’il en filme les protagonistes, est d’abord l’œuvre d’un homme, Volodymyr Zelensky, dont Bernard-Henri Lévy retrace l’incroyable transformation. Cet acteur excellait dans l’art du divertissement, des facéties joyeuses, de l’ironie permanente – mais ce masque d’humour, au lieu de le plonger dans les affres de la superficialité, fut au contraire son armure à l’heure du tragique. En temps de paix, cet homme blaguait dans des conférences internationales, mêlait les registres du théâtral et du sincère, des séries télévisées et des meetings électoraux. La guerre survint. D’une seconde à l’autre, alors qu’il eût pu s’enfuir vers un exil luxueux comme le fit le président afghan en septembre 2021, il mobilisa ce capital de vie pour contre-écrire le fatum de l’Histoire. Et on ne peut pas ne pas se demander, en voyant le chapitre de Pourquoi l’Ukraine qui lui est consacré, si la figure de Zelensky ne cristallise pas, par sa complexité, l’esprit d’une civilisation qui, d’Oscar Wilde à Churchill, accède à la profondeur par les chemins de la légèreté.

On y voit, derrière la vaillance du chef, l’épopée d’un peuple-chef. Ainsi de cette scène où, entre deux combats, deux soldats prennent le temps d’emmener leur fiancée sur les rives d’un fleuve, pour conserver l’image de Cythère au cœur du champ de bataille. Ainsi de ce jeune combattant d’Azovstal qui, sur Skype, explique à Bernard-Henri Lévy qu’il préfère mourir enseveli dans les galeries de l’usine que rester vivant après s’être rendu. Ainsi de cette vidéo où, acculées dans les mêmes sous-sols, des soldates continuent de chanter. Ainsi, enfin, de toutes ces images où, dans les tentes et les abris anti-aériens, dans les salles de rédaction transformées en manufactures, dans les casernes et les églises, la fraternité s’improvise dans le refus de la résignation. On pense, en observant cette attitude, à « Qu’est-ce qu’un collaborateur », ce texte de Jean-Paul Sartre commenté dans Le Siècle de Sartre. La posture du collaborateur, y expliquait-il, ne résulte pas d’un conditionnement sociologique, ni d’un déterminisme idéologique, encore moins d’une motivation psychologique : elle est l’expression d’un choix métaphysique de soumission à la puissance des faits. Inversement, le résistant est celui qui dit non quand l’univers dit oui. En ne se couchant pas devant les rapports de force, en ne se livrant pas à l’Empire qui veut les juguler, les Ukrainiens résistent. Eux qui se sont engagés dans des combats que le monde croyait perdus d’avance, ils ont d’emblée remporté leur victoire face aux haches de l’Histoire. 

On y voit enfin, pour qui a lu l’Empire et les cinq rois, l’émergence, entre « l’Empire du rien » et les velléités des tyrans en quête de revanche, d’une troisième voie : la voie européenne. Ce mot, qu’on a longtemps dit vide, qu’on a pensé abstrait, qu’on a cru aussi désincarné qu’un élément de langage, trouve ici, dans le clair-obscur où la nuit brave le jour et le jour la nuit, dans le prix du sacrifice payé pour la démocratie, dans la défense d’un double patriotisme, celui du sol et celui d’une constitution, ses visages et sa réalité. Pourquoi l’Ukraine, donc ? Pour ces noms qui, sitôt prononcés, saillissent comme des verbes.

2 Commentaires

  1. Face aux capitulards de la pensée à qui il tarde de me voir trébucher, permettez que je récapitule.
    J’évite de m’asseoir sur le distinguo entre Pierrouge le Grand et Adolf le 13e Imam. La Grande Rus’ du petit kagébiste exhale de tous ses pores un conglomérat de millénarismes décadents sur fond de dystopie totalitaire ; quant à la République islamique aryenne, la fascination qu’elle exerçait sur le Troisième Reich n’eut d’égale que la percée spectaculaire qu’avait réalisée en Perse le dernier unificateur des rêves de domination planétaire d’Orient et d’Occident. Aussi, plutôt que de nous harceler afin que nous ouvrions les yeux sur le mirage d’une Vénus russe à la Führer, ferions-nous mieux de garantir l’anormalisation des relations diplomatiques avec un islamisme RÉVOLUtionnaire proclamant haut et faible, voire bas et fort, sa volonté de parachever la seule œuvre par laquelle il fut et demeure possible d’identifier l’ADN hitlérien.
    Pardon pour mon indécrottable appétence pour le Voyage au centre de la nuit, mais voyez-vous, celui qui réussira à me convaincre de profaner la Shoah n’est pas encore né. Poutine est une brute épaisse comme l’histoire en regorge. Hitler est un hapax, — il est de notre devoir, celui d’un monde qui survécut au sien, de faire en sorte que le nazisme d’État reste à jamais une maladie orpheline de l’Histoire.
    On ne compte plus les rois branlants qui, pris de panique, se sortirent d’un péril insurrectionnel en exhumant d’un coffret poussiéreux un parchemin vieilli à la chandelle, stipulant que leur intégrité avait été bafouée sur tout un pan de souveraineté supposément annexé par un pays voisin, à l’égard duquel ils échauffaient l’esprit famélique de leur peuple en vue d’une expédition imminente en territoire bouc-émissarisé.
    La légitimation pan-nationaliste de ladite opération de dénazification des Russiottes, n’est effectivement pas sans rappeler le triste et préfigurateur épisode des Sudètes, sauf que là non plus, la dimension nationale du Saint-Empire romain germanique n’est pas ce qui permettrait de localiser l’aiguillon hitlérien dans la botte de foin hypersurfaciale alors même que l’on s’y réveillerait, groggy et effaré après un sommeil de mille ans.
    Pour autant 1, les atrocités commises par la fédération de Russie en Ukraine font honte aux âpres défenseurs de la démocratie en tant que cette dernière demeure un droit fondamental pour tout artiste de la paix.
    Pour autant 2, Poutine doit être stoppé dans sa fuite en avant et déchanter sur les ruines de son rêve de réorganisation des Nations, avant qu’elles ne soient désunies sur la base d’un droit perfide, centrifugées autour des valeurs archaïques de la Sainte Russie.
    La géopolitique par le glaive appartient au passé. Ce n’est pas une Apocalypse nucléaire qui nous démentirait. Une Poutinie vitrifiée ne parviendrait à hisser son étendard nulle part, sinon sur le néant du tréfonds duquel se serait enfin révélée sa nature. Voilà pourquoi je préférerais que nous ne laissions pas un saboteur de l’équilibre instable du monde libre, penser qu’il y a des trous dans le parapluie de l’OTAN. Mais si vous insistez pour que je me fâche tout rouge en me faisant voir tout en noir, alors tentons ensemble d’entrevoir le scénario qui rendrait plus crédible cette reddition russe tant espérée.
    Nous l’avons dit, la force de dissuasion réside dans l’équivalence des spectres de l’anéantissement d’autrui, laquelle force vertigineuse oblige ses détenteurs à refroidir leurs esprits et entretenir entre eux des relations tortueusement pacifiques. Poutine a-t-il pulvérisé ce paradigme en menaçant l’Europe du feu nucléaire ? Dans une certaine mesure, mais pas au point de nous téléporter dans un univers de science-fiction où la fédération de Russie planterait son étendard aux quatre points cardinaux. Si l’arme de destruction massive passe du statut d’arme stratégique à celui d’arme tactique, son usage, lors d’un conflit direct entre deux hyperpuissances dotées, enclencherait une escalade les vouant de part et d’autre à l’extinction. Ceci ne peut en aucun cas être une option du point de vue d’un empire en phase de conservation ou de restauration. D’un autre côté, dès lors que l’arsenal ultime a été conçu comme un agent dormant d’un œil jusqu’à la fin des temps, rien n’empêche qu’une hyperpuissance prenne sa part dans un conflit mondial que l’on aurait déclenché à l’encontre de l’ordre des causes sur lequel se fonde son droit inviolable et sacré.
    L’arsenal russe ou l’arsenal chinois peuvent ainsi être sortis du jeu. Et cela nous plonge dans un futur où la victoire sans appel des possibles sur le terrain de l’État de droit universel recouvre son interminable vêtement de Lumières. Un futur où le monde, libéré du poison neuroparalysant des implants mémoriels, retrouve un peu de sa capacité à remédier à ses désordres extrinsèques. Mais aussi un futur où l’horreur se faufile de nouveau dans la beauté conventionnelle de la guerre, dont elle redevient un principe, j’allais dire une constante de la géopolitique occidentale, ce qui n’est pas une mince ni hélas une étrange affaire.
    Il ne vous a pas échappé que l’architecture actuelle du Conseil de sécurité nous interdit d’envisager de dépêcher en Ukraine occupée une coalition sous mandat de l’ONU, veto russe oblige, une expédition de cette envergure n’en étant pas moins réalisable, — c’est d’ailleurs sur cet argument que Poutine appuya sa légitimation de l’opération Z. Je vous confesse que la réhabilitation de la géopolitique selon W aurait pour moi, anti-Saddam de la première heure, quelque chose de réjouissant, bien que l’idée d’une ouverture des vannes de la cobelligérance à grande échelle effacerait aussitôt mon esquisse de sourire dans l’expectative d’une réouverture des théâtres du Pacifique. « La guerre sans l’aimer ? » On ne saurait mieux dire ! Telle qu’elle était vécue au temps béni de Moshè, de Shaoul, de Ben Gourion ou de Lapid…

  2. Montrer l’horreur des destructions et de mort qui s’abattent sur le peuple ukrainien, documenter son courage et sa volonté de résister à la tyrannie pour pouvoir un jour nous rejoindre et vivre librement en paix, c’est d’abord pour nous tous, « spectateurs », un terrible « j’accuse ».
    C’est ainsi que je le ressens, c’est le message que son réalisateur nous adresse, sa raison « philosophique », plus que jamais urgente et nécessaire, qui s’érige sur la réalité historique d’une barbarie au quotidien, de l’esprit munichois qui n’a jamais cesser de souffler ici et là dans nos démocraties en s’attachant à un passé proche qui se voudrait « normal et heureux », où on fêtait le mariage « russi » du gaz et du business.
    C’est bien là tout le mépris qui nous veut Poutine et ses oligarques, le fondement de son coup assassin sous couvert du faux bien-être auquel s’inspire l’esprit munichois.
    Je veux saluer l’engagement et la cohérence intellectuelles de B-H Lévy, qui a choisi le parti de Polybe pour témoigner par la présence et le vécu de l’horreur des guerres et des champs de mort, souvent passés sous silence et puis misérablement oubliés.