La haine des Juifs est à proportion de la hargne méprisante contre la république. Dans un récit historique, développé sous forme d’enquête philosophique, le penseur et journaliste Alexis Lacroix analyse les années 1920 à travers le refus de la légitimité démocratique et le rejet des Juifs, par addition des exécrations. Est-ce si différent un siècle plus tard ?

Comment appréhender l’effondrement dans l’irrationnel d’une culture vive, fervente, agissante ? Comment expliquer qu’une nation de penseurs et de poètes se fige dans la haine de la raison et de l’intelligence ? S’appuyant sur les travaux passionnants d’historiens, de romanciers, de philosophes, Alexis Lacroix nous plonge, avec La République assassinée, dans dix années terribles et terrifiantes, de 1922 à 1932.

Berlin est alors le cœur battant de la modernité. Cette mégapole de la culture, avec trois opéras, cinquante théâtres, une centaine de cabarets et des dizaines de cinémas, rayonne par l’art et les créations. En s’en tenant à la musique, Arnold Schönberg, Richard Strauss, Alban Berg ou Stravinski font alors découvrir au grand public la richesse et la diversité des avant-gardes. Pourtant, cette ville unique – et malgré tout un peu hors-sol et abstraite, comme l’explique le romancier autrichien Joseph Roth dans La Fuite sans fin en 1927 -, va devenir le décor de la plus terrible tragédie de l’histoire.

À la même époque, dans ce laboratoire berlinois, une autre gloire des lettres autrichiennes, Stefan Zweig, décrit l’événement d’extrême violence, qui, le 24 juin 1922, provoque la course vers l’abîme. Cette secousse politique, au cœur de l’essai d’Alexis Lacroix, est l’assassinat de Walter Rathenau, ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar. Pour Zweig dans Le Monde d’hier, ce meurtre « marque le début du malheur de l’Allemagne, du malheur de l’Europe ». L’ami du ministre assassiné, le journaliste Helmut von Gerlach, dit et redit que Rathenau a perdu la vie parce qu’« il était juif ». Rathenau incarne l’excellence morale, la culture vivifiante et l’humanisme généreux. Alexis Lacroix souligne : « Rathenau était un emblème de la Gesellschaft, cette société ouverte et tendant vers l’universalité. »

« Aristocrate de la conscience », pour reprendre la formule du grand rabbin allemand Léo Baeck, Rathenau est un brillant intellectuel devenu homme d’Etat. Figure des « Juifs d’Etat », peints avec talent par l’historien Pierre Birnbaum, dévoués à l’universalité républicaine, Rathenau est un modèle de ce que Jean-Claude Milner appellera le « Juif de savoir », attaché à l’art et à la culture, ou à ce que Bernard-Henri Lévy nomme « l’esprit du judaïsme ». Socialiste modéré et pragmatique, réformiste dans le sillage saint-simonien, le ministre des Affaires étrangères de Weimar est une vigie au bord de l’abîme, explique dans des pages très éclairantes Alexis Lacroix. Un homme qui a actionné le « frein de l’urgence », selon le mot de Walter Benjamin.

La république assassinée analyse avec précision les attaques dont est victime la jeune démocratie weimarienne : près de 380 crimes politiques ont lieu dans les trois ans qui précédent l’assassinat de Rathenau, la plupart perpétrés par l’extrême-droite. Les victimes de ces violences sont des personnalités juives, comme le journaliste Maximilian Harden, le banquier Carl Melchior, bien d’autres avec eux. Ces défenseurs des libertés de l’Aufklärung sont tous visés par les antiweimariens, qui, dans le même geste, dans le même mouvement, manifestent une haine identique, unique, contre la république et contre les Juifs.

Si les quatorze ans de la démocratie allemande (1918-1933) sonnent comme la chronique d’un échec annoncé, l’essai d’Alexis Lacroix nous éclaire sur les réussites du jeune monde politique weimarien : stabilisation d’un parlementarisme solide, dans le contexte tendu de la défaite allemande ; mise en place de réformes émancipatrices ; instauration du droit de vote pour les femmes ; établissement de l’assurance-chômage. Mais le démantèlement des institutions démocratiques se propage, dans cet esprit suicidaire et ultra-violent que décrit avec gravité, en 1929, Berlin Alexanderplatz du romancier Alfred Döblin, auquel Lacroix consacre de belles pages, rigoureuses, détaillées.

Les passions tristes, l’inculture, le ressentiment, le nationalisme revanchard, le conservatisme réactionnaire, la haine antirépublicaine et l’antisémitisme font alliance et se fondent dans le nazisme. Combien d’atteintes, alors, chaque jour, contre le parlementarisme, le pluralisme des partis, la liberté de la presse, les libertés publiques, la maçonnerie, le judaïsme, les arts et les Lumières ! Mélancoliques, Walter Benjamin et Thomas Mann tentent, dans un dernier sursaut, de plaider pour sauver l’esprit de Goethe. Le Discours sur Lessing prône le retour de la raison et de l’esprit critique, la défense de la tolérance et du cosmopolitisme. Mais les ténèbres couvrent le monde et condamnent l’esprit humaniste de Weimar à survivre en exil, à travers Joseph Roth, Walter Benjamin, Lion Feuchtwanger, Franz Werfel, Stefan Zweig, Gershom Scholem, qui prolongent le souffle de la première démocratie allemande, comme le fait également Ernst Cassirer, qui, avant de quitter l’Allemagne, en appelle à la rationalité du sujet dans sa controverse avec Martin Heidegger rallié aux nazis.

Rappelant combien la démocratie est fragile aujourd’hui, face aux despotismes contemporains, ceux de Viktor Orban ou de Vladimir Poutine, l’essai d’Alexis Lacroix s’inscrit dans cette vigilance démocratique chère à Raymond Aron (référence de son livre), qui nous invite à nous protéger des chimères haineuses, des manipulations de la pensée et de l’Histoire qui se multiplient autour de nous.


Alexis Lacroix, La République assassinée. Weimar 1922, Les éditions du Cerf, 135 p., 15 euros