Au détour d’une page d’Un printemps neuf, Vincent Roy propose une définition du roman qui, innocente de prime abord, se charge de multiples étrangetés sitôt qu’on la rumine : « Qu’est-ce qu’un roman ? Le relevé et la mise en perspective des symptômes de l’époque dans laquelle il s’écrit. » Ce qui saute d’emblée aux yeux, dans une telle proclamation, c’est ce qu’elle se refuse à dire. Le roman, ainsi appréhendé, n’a rien à voir avec les missions qu’on lui assigne habituellement : raconter des histoires, aussi singulières soient-elles, restituer le divorce du moi et du monde, promener un miroir le long d’un chemin, plonger dans la psychologie des personnages – voilà des exigences que Vincent Roy semble ne pas considérer comme vitales. Nécessaires mais insuffisantes ? Périphériques ? Futiles ? Peut-être : elles lui paraissent, à tout le moins, dignes d’être élaguées.

Que reste-t-il du roman quand on l’arrache à ses fonctions historiques ? Un simple flux de conscience archivé dans l’instant présent, comme si les pensées devaient être enregistrées au moment de leur naissance ? Un monument de vies et d’idées exemplaires ? Un écrasement du récit par la description ? Les paysages, les villes, les monceaux de nature qui prennent le pas sur la narration ? Une bibliothèque imaginaire des auteurs qui parlent à travers la voix du romancier ? Ou tout simplement la présence du style : ce qui demeure dense quand l’écriture cesse d’être écrivante ?

Tels sont les termes de l’alternative où Vincent Roy renonce à s’enfoncer : s’il rejette une conception classique du roman, ce n’est pas pour épouser l’école contre-classique. Nous le voyons plutôt, dans cette citation en apparence bénigne, opérer un pas de côté, initialement infime, mais dont les conséquences ne cesseront de croître. Ni l’histoire ni le style, ni le psychique ni le pictural, ni le spéculaire ni le méditatif : le roman repose sur sa faculté de recenser et de classer, de dénombrer et d’ordonner, de relever et de hiérarchiser les symptômes de l’époque qui le rendent possible.

Qu’est-ce qu’un symptôme ? C’est un fait brut, une information purement anecdotique, un événement en soi impossible à comprendre, un phénomène dépourvu de valeur intrinsèque mais qui renvoie à une vérité occulte. Une chose devient symptomatique quand elle devient le signal d’une autre. D’où l’importance, non seulement de relever les symptômes, mais de les interpréter. D’où la nécessité de leur trouver un sens au sein d’un diagnostic. Dans l’espace littéraire, le symptôme existe comme surface, comme élément à décoder, comme clin d’œil à une évidence cachée. Que nous importe de savoir qu’enfant, Thérèse Raquin avait parfois l’impression de brûler de l’intérieur ? D’apprendre que Bérénice, chez Aurélien, se sent troublée par l’inconnue de la Seine ? De noter que Cottard ne parvient pas à distinguer le premier degré de l’ironie ? Ces faits ne s’imposent qu’à condition de découvrir le mal dont ils sont la manifestation, respectivement la nervosité du tempérament, le goût de l’absolu et le snobisme. Chacun à sa manière, chacun pour ses raisons, un Zola, un Aragon et un Proust n’accordent aux symptômes qu’une importance relative : ces derniers ne deviendront majeurs qu’après avoir été passés au stéthoscope de l’esprit romanesque. Les relever sert à identifier les lois – naturelles, sociales, historiques, esthétiques – dont ils procèdent.

Chez Vincent Roy, au contraire, le symptôme est définitif. Alpha et oméga de l’écriture, il a une profondeur en soi. Il mérite d’être décrit indépendamment de la vérité qu’il suggère : le signe, chez lui, se suffit à lui-même, devient son propre code. De là, dans son roman, la place qu’occupent les caresses, la « précision des doigts », « l’habileté des paumes », la « subtilité des phalanges », ces mains qui s’effleurent, cette priorité des « saccades » sur la « tension », de là ces contacts qui s’en tiennent à la peau : ces amants presque sans mots qui « parlent le corps ». De là, chez le narrateur, ces regards qui, trop occupés à balayer les formes, refusent de les scruter : regards où, comme sur le ponton où s’achève le roman, le parfait et le léger s’équivalent. De là, de la première à la dernière page, cette ambiance d’intrigue jamais élucidée, de manège embarqué dans son cercle, d’investigations qui, portant sur Nausicaa ou Joyce, Apollinaire ou Breton, Casanova ou Lully, trouvent leur verdict dans une suite de questions, de doutes, d’hypothèses suspendues. De là, surtout, la trame même de ce Printemps neuf : la décision que prend un écrivain de quitter Paris, la ville où il officie en tant que critique littéraire. Son départ pour Venise qu’il perçoit sollersiennement comme un temple de joie et de gaîté. Sa rupture avec la temporalité des médias, leurs modes idéologiques et leurs angles morts. Les retrouvailles avec des spectres encore une fois légers : Casanova, Titien, Véronèse et Vivaldi. La relecture de certains auteurs, références qui se succèdent comme autant de réponses cryptées aux maux contemporains. La rencontre, enfin, de Lila, une femme qui aime les hommes qui aiment les femmes : la boucle se voit bouclée à mille lieux des torpeurs quotidiennes. 

L’époque, nous y venons. Celle, nous dit Roy, dans laquelle le roman s’écrit nécessairement. Car le roman est lui-même une émanation du présent dont il déplie les phénomènes. Fait-il partie, lui aussi, des symptômes de l’époque ? Non car, contrairement à eux, il se déploie clandestin – à l’image du narrateur au moment de s’envoler : « Le plus souvent, je m’organise pour être seul et le miracle a lieu. Je me décale, je glisse. C’est chaque fois le même tour de passe-passe. Passera, passera pas de l’autre côté du décor. Rien n’est mieux caché que le plus apparent. » Miracle, prestidigation, magie, l’art du romancier intervertit l’ordre du symbolique et du patent. Si la voix de ce Printemps Neuf accorde autant d’importance à son propre corps, si elle s’inscrit dans la lignée du mot de Nietzsche sur le « sage inconnu », si le narrateur opère sans cesse des allées et venues entre la description de son corps et celle de Venise, c’est pour configurer l’étrange réverbération dont procède cette conception d’écrire, ce jeu de miroir entre une chair et un temps, entre des codes et des corps qui les décryptent, cette alchimie où, sans jamais s’intervertir, le visible et le latent se rejoignent en devenant sensibles. C’est, aussi, pour exprimer ce singulier paradoxe du romancier, dont le corps est pétri de symptômes qui dialoguent avec d’autres symptômes, ceux du temps lui-même. Cette harmonie, en français, se nomme le printemps. Ici réside sans doute, si énigme il y a, celle de Vincent Roy. Le printemps, rappelle-t-il, désigne le premier temps : l’aube et la remise à neuf, la réévaluation et l’extase de la page blanche. Or, le printemps de Vincent Roy est un printemps qui convoque les ombres, de Diderot à Homère, d’Artaud à Shakespeare. C’est un printemps hypermnésique, une aurore où la lumière se donne pleine de lectures et d’escaliers mentaux. Neuf ? A condition d’y inclure, souriante, la trace de l’hiver.


Vincent Roy, « Un printemps neuf », Cherche midi, mars 2022 .

Un commentaire

  1. Bon article de Nathan Devers, un écrivain de grand talent, dont on a beaucoup apprécié le roman « Ciel et terre ». Mais ce « livre » Un printemps neuf, n’est qu’un vulgaire plagiat des romans récents de Sollers, donc ce n’est pas l’art du roman mais l’art (raté) du copié-collé selon Vincent Roy. Car n’importe quel lecteur de Sollers, sera partagé entre la moquerie et la pitié devant ces pâles imitations grotesques.
    En attendant d’autres articles du talentueux Nathan Devers, sur des sujets beaucoup plus dignes d’intérêt.