L’Invasion de l’Ukraine : prévisible et surprenante à la fois
Maria de França : Vous avez écrit et édité des livres sur les enjeux politiques, diplomatiques et culturels russes. L’an dernier, vous avez même fondé un important site d’information : Desk Russie. Malgré toute votre maîtrise du dossier russe, avez-vous été surprise par la manière dont Poutine s’y est pris pour envahir l’Ukraine ?
Galia Ackerman : Cela faisait un an qu’il était question de l’invasion de l’Ukraine. Il y a un an, les troupes russes étaient déjà aux frontières ukrainiennes, en quantité un peu moindre, certes, mais tout de même importante – près de 100 000 hommes. J’ai alors participé à une table-ronde, que j’avais d’ailleurs initiée, sur le thème : « Est-ce que les Russes vont envahir l’Ukraine ? » C’était quelque chose qui était dans l’air. Depuis le Maïdan, il y huit ans, les médias russes plus ou moins proches du pouvoir, et notamment les grandes chaînes de télévision, qui sont toutes des chaînes d’État, se sont mis à parler de l’Ukraine de façon extrêmement haineuse. On disait que le Maïdan était un coup d’État, on justifiait le maintien des républiques autoproclamées du Donbass, on vilipendait l’Ukraine, on disait qu’elle allait s’effondrer. Depuis huit ans, pas un talk-show politique – et il y en a quelques-uns par jour – ne manquait de dire que la fin de l’Ukraine était proche, que c’était un pays horrible, déglingué, etc. L’opinion publique a donc été préparée à ce qui se passe maintenant. Par ailleurs, durant toutes ces années, la Russie s’est très fortement militarisée. Je l’ai décrit dans mon dernier livre, Le régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine. Hélas, ce livre était « un fusil dans le décor », comme disait le grand Tchekhov : si, au premier acte d’une pièce de théâtre, vous voyez dans le décor un fusil accroché au mur, c’est qu’il doit tirer au deuxième ou au troisième acte, sinon il n’a pas sa place sur scène. J’ai exposé le fusil ; maintenant il a tiré.
Cependant, je n’imaginais pas une invasion de cette ampleur. Depuis un an, je pensais que les Russes allaient certainement attaquer le Donbass pour élargir les frontières de ces républiques, puisque dans leur soi-disant Constitution il est écrit que leur territoire doit coïncider avec les frontières administratives de ces régions, qui datent de l’époque soviétique. À vrai dire, je pensais aussi qu’ils attaqueraient Odessa, car la conquête d’Odessa fermerait l’accès de l’Ukraine à la mer Noire et en ferait un État uniquement terrestre. De plus, cela rencontrerait un grand écho dans le cœur des Russes, parce qu’Odessa est une ville qui a été fondée par Catherine II, une ville russophone, une ville d’écrivains – essentiellement juifs. Je pensais que Poutine voudrait rebooster sa popularité après la Crimée.
Ce que je n’avais pas prévu – et je crois que personne ne l’avait prévu –, c’est que cela prendrait la forme d’une guerre totale contre l’Ukraine, visant la destruction de l’État ukrainien et niant au peuple ukrainien son identité. Cela est apparu plus tard, ce n’était pas visible au printemps. En été, Poutine, qui se prend pour un grand théoricien, a écrit un article – bien sûr, ce n’est pas lui qui l’a écrit, mais cet article exprimait son point de vue – dans lequel il a affirmé que l’Ukraine n’était en fait qu’un hasard de l’histoire et que c’était en réalité Lénine qui l’avait fondée, alors qu’auparavant c’était une province, ou plutôt plusieurs provinces, de l’Empire russe. Les bases de ce à quoi nous assistons aujourd’hui ont donc été posées cet été. Ensuite – si l’on suit le cours des événements –, la concentration des troupes s’est poursuivie pendant tout l’automne, avec des manœuvres de grande envergure sur toutes les frontières ukrainiennes, sauf, jusqu’à récemment, à la frontière avec la Biélorussie, qui est assez étendue, et à l’exclusion, bien sûr, des frontières avec les États qui font partie de l’OTAN, comme la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Slovaquie. Donc la concentration et l’entraînement militaires continuaient. Encore une fois, il était évident que la menace était imminente, mais on ne soupçonnait pas son ampleur. À la mi-décembre, il y a eu une nouvelle sonnette d’alarme : la publication très subite de deux ultimatums de Poutine à l’OTAN et aux États-Unis, avec la demande d’établir une nouvelle architecture de sécurité européenne et, pour cela, de revenir en fait au statu quo d’avant 1997. C’est-à-dire qu’il voulait revenir presque trente ans en arrière, à la situation où les pays de l’Europe de l’Est, de l’Europe Centrale et de l’Europe du Sud n’étaient pas encore membres de l’OTAN – leur adhésion, qui s’est produite par vagues, a débuté en 1997 –, et que les Américains retirent leurs bases militaires de tous ces pays européens, ce qui signifierait que leur participation à l’OTAN aurait perdu son sens.
Comme la menace pesait déjà, puisque les troupes étaient concentrées, cela a engendré un ballet diplomatique, sachant que, de toute façon, on ne pouvait pas satisfaire à ces exigences – tout simplement parce que l’histoire ne peut pas revenir en arrière, le temps a une seule direction : en avant, pas en arrière. On a donc essayé d’amadouer Poutine, de lui proposer des négociations très sérieuses, sur la sécurité, la réduction et le contrôle des armements… Mais ce n’était pas cela qu’il voulait. Il a posé des exigences absolument irréalistes parce qu’en réalité – nous le comprenons maintenant – il cherchait une raison formelle pour déclencher sa guerre.
Le ballet diplomatique a continué pendant plus de deux mois. Et puis, le 21 février, Poutine a prononcé un discours que j’ai écouté en direct à la télévision russe, et je dois dire que là, j’ai vraiment eu peur. Ce discours était structuré en deux parties. Dans la première partie, qui portait sur l’Ukraine, il a répété une fois de plus que cette dernière n’était pas un État, mais seulement un agrégat de cadeaux territoriaux des tsars, de Lénine, de Staline, de Khrouchtchev, et que l’État ukrainien n’avait donc aucune légitimité, d’autant plus que, depuis le Maïdan, ses gouvernements étaient issus du coup d’État. Il a encore redit que le peuple ukrainien était une branche du peuple russe et qu’il n’y avait donc aucune raison de considérer qu’il avait droit à une identité indépendante. La seconde partie concernait de nouveau l’OTAN, l’Europe de l’Est et l’Europe Centrale, tous ces pays qui ont été sous la coupe de l’URSS et qui, avant l’éclatement de l’URSS, avaient des régimes communistes.
Quand il a prononcé ce discours, le 21 février au soir, là j’ai su que la guerre était imminente. Ce qui a précédé ce discours, ce sont les manœuvres en Biélorussie : subitement, 30 000 militaires russes ont débarqué en Biélorussie, et s’y sont exercés à des manœuvres qui comprenaient l’installation et l’usage de lance-missiles susceptibles de recevoir aussi bien des ogives non-nucléaires que des ogives nucléaires. Ces troupes devaient terminer leur entraînement le 20 février, mais il a été annoncé qu’elles resteraient en Biélorussie aussi longtemps que nécessaire.
Entre cette annonce et le discours de Poutine, pour moi, désormais, les choses étaient claires : ce même soir du 21 février, j’ai décrit dans un tweet le scénario de ce qui allait se passer trois jours plus tard. J’y ai affirmé que les troupes marcheraient de Minsk vers Kiev, mais je n’ai pas prévu l’offensive simultanée dans le Sud et dans le Nord-Est. Je pensais qu’il n’y aurait que le Donbass et une attaque sur Kiev pour faire tomber le régime de Zelensky. On voit maintenant que, aussi sombres que fussent mes prévisions, elles étaient encore insuffisantes par rapport à la réalité dans laquelle nous nous trouvons, où il s’agit à présent de la destruction totale de l’Ukraine.
Dans la tête de Vladimir Poutine
Ainsi pour Poutine, l’Ukraine ne serait pas un État à part entière ?
Il faut comprendre quelque chose de très important : Poutine considère que ce territoire devrait être à la Russie et que le peuple ukrainien n’est rien d’autre qu’une variante du peuple russe, il s’accorde donc le droit d’agir en Ukraine comme il a agi en Tchétchénie. Je rappelle qu’en 1990, lorsque l’Union soviétique existait encore, la Tchétchénie a proclamé unilatéralement son indépendance. Comme c’était une république autonome, et non une république fédérée, elle n’avait pas le droit, selon la Constitution soviétique, de quitter la Fédération de Russie dont elle faisait partie, à la différence des républiques fédérales qui, sur le papier, avaient le droit formel de la quitter – en réalité, c’était bien sûr impossible. En revanche, pour les républiques autonomes, ce droit n’existait pas. La première guerre de Tchétchénie, sous Eltsine, a donc été déjà assez sanglante ; elle s’est terminée par des accords de paix grâce au général Lebed. Puis la Tchétchénie a encore existé pendant quelques années, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. C’est à ce moment-là que nous avons connu la deuxième guerre de Tchétchénie, avec la destruction totale de Grozny ; c’était un nouveau Dresde. Environ un dixième du peuple tchétchène a été décimé, et cette république autonome est totalement retournée au sein de la Fédération de Russie. Poutine a justifié cette guerre en déclarant que c’était « notre affaire intérieure », « une rébellion dans un territoire qui appartient à la Russie ». Le raisonnement était le suivant : si l’on permet aux Tchétchènes de s’en aller, cela aura un effet domino, d’autres républiques autonomes déclareront peut-être aussi leur indépendance – et que restera-t-il alors de la pauvre Russie ?!
Si Poutine se comporte de la même façon avec l’Ukraine, en bombardant pour démoraliser les civils – chaque jour, de nouvelles villes sont bombardées, certaines villes sont déjà totalement détruites, d’autres partiellement détruites, il y a déjà des millions de réfugiés –, il est clair que la destruction pourrait être plus ou moins totale, jusqu’à ce qu’il gagne.
Poutine a donc surpris le monde par l’ampleur de ses attaques. Pensez-vous qu’il soit à son tour surpris par la résistance ukrainienne ?
De toute évidence, Poutine prévoyait une guerre éclair, mais cela n’a pas marché. Peut-être son estimation erronée était-elle due au fait qu’il se trouve dans une sorte de réalité parallèle, avec uniquement quelques contacts avec son chef d’état-major, avec les agences de renseignement, peut-être encore avec deux ou trois autres personnes – et que, comme toujours dans une dictature, on lui dit ce qu’il veut entendre. Bien que ses troupes soient stationnées sur place depuis déjà un an, s’impose aujourd’hui l’évidence d’une totale impréparation à une guerre plus longue : ils n’ont pas organisé le ravitaillement en fuel, essentiel pour leurs vieux chars soviétiques qui en consomment des quantités astronomiques ; ils n’ont pas même prévu de ravitaillement pour leur armée ; ils ont envoyé des conscrits qui n’étaient pas du tout aguerris ni réellement aptes au combat. Et ils se trouvent face à une population qui est prête à se battre jusqu’au bout – les Ukrainiens pourraient pratiquement reprendre à leur compte le slogan « Libertad o Muerte ! ».
Même si l’Occident ne riposte pas militairement de manière directe, Poutine ne peut balayer d’un revers de main le bloc des pays qui – à de rares exceptions près – lui font face dans un consensus mondial assez inédit. Face à cela, beaucoup de spécialistes aujourd’hui disent : « Attention ! Il ne faut pas que Poutine se sente humilié ! », comme s’il était une bête incontrôlable pouvant mettre ses menaces aux armes nucléaires à exécution. Pensez-vous qu’en cas d’échec, Poutine pourrait devenir une sorte de kamikaze ?
Poutine a débuté cette guerre comme une analogie de la Seconde Guerre mondiale, bien qu’il ne parle pas de guerre mais d’une « opération spéciale » – comme en Tchétchénie, d’ailleurs : là-bas, ce n’était pas non plus une guerre, mais une « opération antiterroriste ».
Oui, je pense que Poutine pourrait aller jusqu’au bout, car depuis plusieurs années, en Russie, on prépare la population à la possibilité d’une guerre nucléaire. Les grands propagandistes, des présentateurs de télévision très influents, n’ont cessé de claironner que l’armée russe pourrait organiser un tsunami nucléaire le long des côtes américaines – une forte explosion depuis un sous-marin, par exemple, pourrait provoquer un tsunami nucléaire qui s’abattrait sur la côte est des États-Unis et qui la rendrait inhabitable. Ils ont également menacé de réduire tous les États-Unis en cendre nucléaire – il y avait d’ailleurs aussi pléthore de menaces de ce type proférées contre les grandes villes européennes. Dans la doctrine militaire russe, figure le droit à la frappe nucléaire préventive. J’ai lu que le général Vincent Desportes pense que si Poutine procède à une frappe nucléaire tactique – mais les charges actuelles d’une frappe nucléaire tactique représentent plusieurs fois Hiroshima ! –, cela va mettre le monde entier dans un tel état que personne n’osera riposter et que l’on va exécuter ses exigences.
Ce qui me semble quand même assez rassurant, c’est qu’il y a actuellement des sanctions économiques robustes contre la Russie. Les prévisions, pour la fin de 2022, sont une chute de 8 % de son PIB, ce qui est très important, et une inflation de 20 %, voire beaucoup plus. Et il y a probablement aussi des militaires, ou même des chefs des agences de renseignement, qui, par patriotisme, peuvent décider qu’il faut arrêter Poutine avant qu’il ne soit trop tard, de crainte que, s’il n’arrive pas à gagner autrement cette guerre, il entre dans une sorte de fureur absolue, comme par exemple Hitler à la fin de la guerre, qui voulait que le monde entier explose – je pense que si Hitler avait eu à sa disposition des bombes nucléaires, il les aurait lâchées sans hésitation.
La question de l’équilibre mental de Poutine se pose…
Dans le dernier numéro de Desk Russie, j’ai justement publié un entretien avec le président de l’Association des psychiatres et psychanalystes ukrainiens, qui essaie de pénétrer dans la tête de Poutine, non pas en termes médicaux mais en termes de profil psychologique – parce que, dit-il, l’équipe médicale lui interdit de poser les diagnostics psychiatriques précis. Selon lui, c’est toujours ainsi que finissent les dictateurs : comme ils sont de plus en plus déconnectés de la réalité, comme ils n’entendent que ce qu’ils veulent entendre parce que personne n’ose être un messager de mauvaises nouvelles, à la fin le dictateur se trouve de plus en plus isolé, de sorte que dans les derniers jours de son règne, si l’on peut dire, seuls un officier de garde et peut-être son secrétaire sont encore à ses côtés. Les gens qui se pressaient à ses portes quelques semaines plus tôt ne sont plus là, et même s’il décide d’appuyer sur le bouton nucléaire, il peut se trouver que le ministre de la Défense ne décroche pas, et que lorsque finalement il décroche, le bouton soit cassé…
J’ignore lequel de ces scénarios va se réaliser. Mais je crois que cette défaite – parce que, de toute façon, c’est une défaite par rapport au plan qu’il avait conçu – peut pousser Poutine à passer à l’étape suivante de son plan ; et à partir de ce moment-là, bien sûr, le bouton nucléaire n’est pas impossible.
La résistance ukrainienne
Selon vous, y a-t-il encore une chance que la Russie n’envahisse pas la totalité de l’Ukraine ?
C’est très difficile à dire. Personne ne s’attendait à ce que l’Ukraine résiste aussi bien, ni à ce que, par exemple, le président Zelensky refuse de fuir – or on lui a proposé à plusieurs reprises de l’exfiltrer. Et puis, qu’est-ce que cela signifie, au juste, conquérir un pays plus grand que la France, un pays de plus de 40 millions d’habitants (même si actuellement quelques millions fuient, essentiellement des femmes et des enfants) ? Imaginons que tôt ou tard, les Russes gagnent : ils détruisent tout le pays, ils mettent en place un régime pro-russe, bien entendu, en réalité une sorte d’administration d’occupation, appuyée par la présence militaire – mais après ? C’est très difficile de gouverner un pays qu’on vient de détruire ! Même avec Hitler, cela ne s’est pas passé ainsi. La France n’a pas été massivement bombardée ; plusieurs autres pays européens non plus.
D’après vous, comment la population ukrainienne pourrait-elle donc se comporter ?
Je crois que l’on peut faire une analogie avec ce qui s’est passé après l’occupation soviétique de l’Ukraine occidentale en 1944 : il y a eu un mouvement de résistance qui a quand même duré douze ans. Pendant douze ans, les partisans ukrainiens ont tué 30 000 membres du NKVD, militaires et dirigeants locaux du Parti communiste. Le peuple ukrainien est un peuple qui sait se battre, et qui est aussi capable d’une très grande organisation autonome – j’y reviendrai. Je pense que même si demain les Russes arrivent à abattre Zelensky – parce qu’ils s’y emploient activement, il est le numéro 1 de la liste des personnes à abattre, il y a des commandos d’élite qui ont pour objectif de l’abattre –, c’est d’abord le président du Parlement qui, normalement, prendra la relève. Ensuite, même si tout le gouvernement est éliminé et que toute la Rada[1] est abattue, je pense que les Ukrainiens continueront à résister. L’Ukraine a déjà connu des époques très difficiles.
Une résistance qui met sans doute en danger le narratif russe…
Certainement. Et l’un des mensonges de Poutine, qu’il répète à droite et à gauche, c’est que c’est Lénine qui a créé l’Ukraine. C’est faux. Il y avait un État cosaque qui, par malchance, a demandé la protection du tsar russe contre les Turcs, ce qui s’est soldé par l’occupation de l’Ukraine, et donc son annexion. Mais le peuple, avec sa culture, a réellement existé, même si le régime tsariste a tout fait pour étouffer la langue ukrainienne. À certaines périodes, il était interdit d’enseigner l’ukrainien, d’écrire en ukrainien. Tantôt le tsar autorisait à petites doses, tantôt il interdisait. Ce qui est intéressant, c’est que dès que le régime tsariste est tombé, en février 1917, une République ukrainienne s’est aussitôt formée, avec la Rada et la Constitution. Certes, c’était une période très turbulente. Le pouvoir passait des mains des uns à celles des autres : il y a eu la République, il y a eu l’État ukrainien du Hetman Skoropadsky, appuyé par les Allemands, puis de nouveau la République… Mais j’insiste sur ce point : l’Ukraine n’est absolument pas une invention de Lénine ; cette République s’est constituée dès que le tsarisme a cessé d’exister. Toutes les prémisses étaient là : le peuple, sa culture et son identité. Lénine a conquis l’Ukraine avec l’Armée rouge. Il y avait aussi en Ukraine des communistes qui l’ont soutenu, certes, mais fondamentalement cela a été une guerre d’occupation par l’armée soviétique, avec la soviétisation du pays.
Et peut-on revenir brièvement sur l’histoire de la résistance ukrainienne ?
Au cours du seul XXe siècle, l’Ukraine a subi plusieurs cataclysmes. D’abord, il y a donc eu la guerre civile en Ukraine suivie de l’occupation par l’Armée rouge. Ensuite, en 1921-1922, il y a eu une famine importante. Puis il y a eu la collectivisation, et une grande famine, organisée par Staline, l’Holodomor, afin de briser la paysannerie ukrainienne, qui était la mémoire et le cœur de la nation ; elle a fait au moins quatre millions de morts et s’est accompagnée de la dépopulation des campagnes, qui ont ensuite été repeuplées par la paysannerie russe, notamment dans le Donbass. Le pays a également connu les purges et la destruction de l’intelligentsia ukrainienne. Après, il y a eu la Seconde Guerre mondiale. Entre huit et neuf millions d’Ukrainiens sont morts pendant cette guerre.
Peu de peuples peuvent se relever après tout cela. Pourtant, dès que la poigne de fer soviétique s’est un peu affaiblie, les Ukrainiens se sont relevés, et ils ont voté pour leur souveraineté, pour leur indépendance, et pour quitter l’Union soviétique. Et voilà que maintenant, ils font face à une nouvelle épreuve, un nouveau cataclysme ! Mais je pense – même si je ne sais pas comment, ni quand – que l’Ukraine ne va pas disparaître, et que c’est plutôt la Russie qui va tomber en morceaux.
Il faut souligner une chose, que j’ai mentionnée : les Ukrainiens sont un peuple qui a des capacités d’organisation autonome assez extraordinaires. On a pu le voir pendant le Maïdan, en 2014. Tous ceux qui, avec Bernard-Henri Lévy, composaient le petit groupe dont j’ai fait partie étaient ébahis lors nos visites place Maïdan. C’était une sorte de campement, avec des centaines de tentes en plein centre de Kiev. Eh bien, c’était propre ; il n’y avait pas un mégot, pas un bout de papier – rien. Il y avait une défense territoriale autour de la place Maïdan, un commandant du Maïdan, une distribution de vivres. Il y avait aussi ce qu’on appelait « Auto-Maïdan » : des gens qui servaient de chauffeurs, en quelque sorte, pour faire circuler les personnes qui en avaient besoin entre la place Maïdan et différents points en ville, y compris pour des combats avec les troupes ukrainiennes fidèles au régime. La défense territoriale était très chichement armée : ils avaient essentiellement des bâtons, quelques-uns de vieux fusils – c’était tout à fait rudimentaire. Et pourtant, pendant des mois, le Maïdan est resté une forteresse imprenable. Il y avait même une équipe pour planifier les meetings et leur déroulement. Tout était extrêmement bien organisé, ce qui est vraiment étonnant.. En effet, comme ils étaient contre le gouvernement, personne, dans les structures du pouvoir, ne les appuyait ; c’était vraiment la société civile. Alors quand on voit une société civile capable, comme celle-ci, de s’organiser, de prendre les armes, de résister pendant des mois et finalement de vaincre, on se dit que les assertions de Poutine sont des fantasmes, que l’Ukraine, ce n’est pas du tout le peuple russe ; il n’y a pas de paternalisme, il n’y a pas d’obéissance aveugle au pouvoir, c’est un peuple toujours très critique. D’ailleurs, on a vu qu’en 2004, les Ukrainiens n’ont pas supporté la triche aux élections ; ils ont déclenché la Révolution orange.
Ils n’ont pas non plus supporté la décision de Viktor Ianoukovytch de ne pas signer l’accord d’association avec l’Europe.
En 2014, quelqu’un a dit que le cœur de l’Europe battait place Maïdan. C’est une phrase très belle, et très juste. Je regrette énormément qu’en 2014 l’Europe ne l’a pas comprise – et que même aujourd’hui, elle ne l’a pas encore tout à fait comprise. Mais le président Zelensky en parle ; il dit : « Nous nous défendons, mais nous défendons aussi l’Europe » – et je crois qu’au vu des projets de Poutine concernant pratiquement la moitié de l’Europe, c’est tout à fait juste. Nous devrions aider bien davantage les Ukrainiens, parce que si aujourd’hui nous parvenons à arrêter Poutine, cela nous sauvera peut-être nous aussi de désastres futurs.
Ukraine, une terra incognita en Europe
Cette non-compréhension de l’Europe ne serait-elle pas due à une méconnaissance de la culture ukrainienne ? Dans ce domaine, c’est toujours le narratif russe qui s’impose. Que faudrait-il faire pour que nous nous sentions davantage concernés par l’Ukraine ?
C’est une très grande question, qui pourrait être posée également par rapport à d’autres peuples européens, parce que la culture russe du XIXe et du XXe siècle est la culture d’un grand empire, qui a produit des écrivains, des musiciens et des artistes d’importance mondiale. Et l’Ukraine, ce sont 40 millions d’habitants qui ont été dominés par la Russie pendant plusieurs siècles. C’est comme pour la Pologne : finalement, connaissons-nous tant d’écrivains polonais ? À part Andrzej Wajda, connaît-on le cinéma polonais ? De même dans le domaine musical : en dehors de Chopin et de Penderecki, connaît-on la musique polonaise ?
Dans un empire, on ne pouvait pas devenir un grand écrivain en province, il fallait habiter le centre. Gogol, qui est un immense écrivain d’origine purement ukrainienne, a fini par s’installer à Saint-Pétersbourg. Et si ses premières nouvelles, absolument remarquables, étaient inspirées de sa vie en Ukraine, du folklore ukrainien, de la couleur, la vivacité, la fougue ukrainiennes, quand ensuite il s’est installé à Saint-Pétersbourg, il s’est russifié et est devenu peu à peu un grand écrivain russe. Je pense que si nous voulons que l’Ukraine soit réellement présente dans nos consciences, nous devons approfondir notre connaissance de la littérature, du cinéma, du théâtre, de l’art ukrainiens – cela a d’ailleurs commencé ; par exemple, un remarquable groupe théâtral ukrainien, qui s’appelle Dakha Brakha, est venu plusieurs fois à Paris, où il a été très bien accueilli. La culture ukrainienne a très longtemps été brimée, il lui faut donc un peu de temps pour renaître. L’Ukraine fait preuve d’une très grande vivacité culturelle : il y a de plus en plus de noms, de plus en plus d’écrivains et de films intéressants. À nous de tout faire pour qu’ils soient plus connus, et pour que nous puissions aussi nous identifier culturellement avec ce peuple, le comprendre, ce peuple qui, pendant au moins deux siècles, a été maintenu dans l’ombre de la culture russe.
La désinformation russe et Desk Russie
Si à l’intérieur de la Russie sa communication domine encore, Poutine est – espérons-le – en train de perdre la guerre médiatique à l’étranger, où il a investi massivement dans une contre-information véhiculée par des médias de propagande (Russia Today, Sputnik…). Vous avez toujours dénoncé cela, au point d’en être venue à créer un média : Desk Russie, qui tente de démonter cette désinformation et qui offre un regard pointu sur la Russie. Pouvez-vous nous expliquer comment est né Desk Russie et quel est votre combat au quotidien pour faire face à la propagande russe ?
Même si je suis d’origine russe, j’ai quitté l’Union soviétique en 1973, donc une grande partie de ma vie s’est passée en France. J’ai toujours été contre le régime soviétique ; à sa chute, pendant une dizaine d’années, je me suis réjouie de l’avènement de la liberté dans mon pays natal. Mais les Russes n’ont pas mis cette liberté à profit pour construire des institutions vraiment démocratiques, et c’est pour cette raison que quelqu’un issu du KGB a pu accéder au pouvoir et graduellement transformer son pays en dictature. J’ai compris il y a des années déjà qu’en fait, à part soutenir les opposants, les faire venir ici si leur vie est en danger, nous ne pouvons rien faire pour changer le régime en Russie ; c’est l’affaire du peuple russe. En revanche, il y a une bataille très importante à mener pour l’opinion publique occidentale, parce que, en effet, Poutine a des officines de propagande comme Russia Todayet Sputnik, mais aussi parce que, dans tous les pays européens, des milliers de personnes, pour diverses raisons, diffusent l’idéologie et les thèses du régime de Poutine. Certains parmi eux sont probablement payés ; d’autres, qui ne veulent pas voir les tares du régime, le font animés par le vieux tropisme selon lequel « la Russie est un grand pays, une grande culture. ». Ensuite, certains sont mus par l’antiaméricanisme. Il y a également des pragmatiques, comme Hubert Védrine, par exemple, qui va vous dire qu’il faut tenir compte des réalités, que nous avons besoin des Russes dans la lutte contre le terrorisme, ou d’autres arguments de cet ordre. Il y a aussi eu pas mal d’hommes d’affaires qui, à un moment donné – ce n’est plus vrai, mais cela l’a été pendant plusieurs années –, s’ils savaient s’entendre avec des officiels russes, ont pu faire de très juteuses affaires en Russie, et être très bien récompensés. Et puis, il y a par exemple des chercheurs qui obtiennent des bourses et qui sont invités là-bas, et toutes sortes de personnes qui sont soutenues par des associations russes soi-disant indépendantes. Etc., etc. Il existe donc toute une mouvance, à plusieurs niveaux, qui est prête à pardonner certaines choses à Poutine, en disant : « Malgré tout, c’est un grand pays. Malgré tout, c’est une grande culture. Malgré tout, il y a de grandes opportunités pour faire des affaires… » La corruption joue un certain rôle dans tout cela, parce que même si les gens ne sont pas directement payés, on les reçoit là-bas avec faste, ils vivent dans des hôtels cinq étoiles, ils mangent du caviar au petit déjeuner ; et surtout, ils se sentent importants… Je ne sais pas si quelqu’un comme Mariani touche un salaire – je ne pense pas. Mais il y a tellement de possibilités de rendre quelqu’un très important, de lui donner un rôle que normalement il n’aurait pas dans son pays. Et il existe des moyens tout à fait « irréprochables » de se faire payer : par exemple, on publie une traduction de votre livre et l’on vous paie 100 000 euros d’honoraires. Personne ne peut dire pourquoi on vous a tant payé ; c’est l’affaire de l’éditeur. Qui paie en réalité, c’est une autre affaire.
Tout cela – la corruption, les intérêts du business, la realpolitik et tout simplement des agences d’influence – crée des réseaux. Ensuite, une partie de l’immigration russe est acquise : ils vivent ici, ils profitent de la vie, mais ils restent les vaillants petits soldats de Poutine. Cela pénètre aussi dans le journalisme, et à tous les niveaux.
Pendant des années, je suis allée sur des plateaux de télévision : moi, j’étais donc anti-Poutine, et en face de moi je retrouvais un pro-Poutine patenté. C’est pourquoi, à l’encontre de ce modèle, j’ai voulu – j’en avais le projet depuis très longtemps, mais c’est seulement il y a moins d’un an que j’ai pu le réaliser – créer un média qui donnerait des analyses, et aussi des informations en provenance de la Russie, parfois des pays limitrophes, pour aider les politiques, les journalistes, les diplomates, les étudiants et les enseignants à mieux comprendre ce qui se passe en Russie, sans être tenus d’entendre, en face, la version officielle. Ce média – le site Desk Russie – a une ligne, qui consiste à dire que le régime de Poutine est un régime qui nuit à son propre peuple, un régime non démocratique et un régime qui, pendant des années, a corrompu l’Occident. En bref, Desk Russie propose donc des informations et des analyses qui permettent de former une opinion un peu plus éclairée sur la Russie.
Et comment met-on en place un nouveau média qui a à faire face à une propagande constate ?
Concrètement parlant, je ne savais pas comment m’y prendre, jusqu’à ce que je trouve trois ou quatre personnes qui étaient idéologiquement sur la même longueur d’onde que moi et qui ont proposé de fonder d’abord une association qui pourrait gérer les finances. Ils ont préconisé que nous commencions par créer une newsletter – jusqu’à récemment, elle était bimensuelle – et que le site serve simplement de page d’accueil à cette newsletter. Nous avons commencé l’an dernier, en mai 2021, et peu à peu nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait essayer de traduire au moins certains textes en anglais. Aujourd’hui, le site est bilingue. Ensuite, quelqu’un m’a mise en contact avec le directeur du Théâtre du Nord-Ouest, un vieux théâtre parisien, qui, depuis le mois de septembre dernier, nous donne gratuitement la salle une soirée par mois. Alors nous avons aussi trouvé un cameraman et réalisateur ukrainien qui vit à Paris ; il nous fait des vidéos et les met sur notre chaîne YouTube. Ainsi, peu à peu, avec une toute petite équipe, nous avons donc réussi à créer quelque chose d’important et qui est très consulté. Nos meilleurs articles atteignent 150 000 lectures – c’est beaucoup. En France et en français, c’est plutôt 25 000 lectures, parfois 30 000. Certains papiers ont beaucoup de lecteurs en anglais et, le monde anglophone étant bien sûr plus large que le monde francophone, nous avons davantage de lectures américaines et britanniques, mais aussi maintenant pratiquement dans tous les pays du globe. C’est un travail presque entièrement bénévole. Jusqu’à présent, nous avons pu collecter quelques milliers d’euros privés, et nous avons obtenu une toute petite subvention d’une fondation britannique créée par Mikhaïl Khodorkovski. Notre grand problème, évidemment, c’est que l’argent manque pour le développement ; et comme nous sommes un tout petit groupe, nous avons du mal à trouver le temps de nous occuper de demander des subventions, c’est un travail en soi et nous n’avons personne pour le faire. Alors on fait avec… Mais je suis contente, parce que nous commençons à être cités un peu partout, et aussi à avoir beaucoup de journalistes parmi les abonnés de notre newsletter, ainsi que des politiques, des députés, des professeurs de sciences politiques… Je pense donc qu’à notre modeste niveau, nous apportons une certaine contribution à la meilleure compréhension du régime de Poutine, mais également de la société civile russe et de la culture russe. Et aujourd’hui, la guerre en Ukraine montre à quel point nous avions raison de vouloir lancer cette newsletter !
C’est un site de haut niveau, avec des signatures importantes : Kasparov, Françoise Thom, vous-même… Comment définissez-vous les sujets à traiter ?
Encore une fois, notre comité de rédaction est très réduit : nous ne sommes que cinq. Nous déterminons ce qui est le plus important, les champs à couvrir absolument ; et nous essayons également d’établir un certain équilibre entre les papiers d’analyse et les papiers journalistiques. Au début, nous devions solliciter les gens pour qu’ils écrivent des papiers. Aujourd’hui que cela a un peu « pris », je reçois aussi des papiers qu’on nous propose spontanément ; et comme notre ligne éditoriale est tout à fait claire, les auteurs de ces papiers sont en général des gens qui pensent plus ou moins comme nous. Je vous donne un exemple : dans le numéro du 11 mars, nous avons un papier qui nous a été proposé par Jean-François Bouthors, sur la guerre en Ukraine et la leçon de Dostoïevski : cela s’intitule « Face aux démons de la puissance, la leçon de Dostoïevski ». C’est un papier inattendu, je n’aurais pas pu le prévoir, mais c’est un papier important et intéressant.
Et puis il y a une partie qui est traduite, essentiellement de la presse russe et de la presse ukrainienne : là, en effet, le choix nous appartient totalement. Une fois que, après réflexion, nous avons défini ce que nous cherchons, nous le trouvons assez facilement. Par exemple, toujours dans le même numéro, un grand psychiatre ukrainien a fait le portrait psychologique de Poutine dont je vous ai parlé. Ce papier, très intéressant, a été publié sur Internet dans un journal de la ville de Lviv, et c’est l’un de nos auteurs qui nous l’a signalé et proposé. Nous en avons donc obtenu les droits. Parfois, certains textes absolument remarquables sont publiés uniquement sur les réseaux sociaux, alors nous surfons pas mal sur Facebook, sur les chaînes Telegram, etc., et nous les reprenons. Dans les deux derniers numéros, nous avons publié des extraits du journal d’un mathématicien de formation, mais surtout devenu aujourd’hui bloggeur. C’est un activiste de la société civile qui, depuis le début des bombardements de Kharkiv, tient un journal sur sa page Facebook. Nous publions également, par exemple, les posts de Navalny depuis son incarcération, alors qu’il subit un nouveau procès qui se soldera probablement par une condamnation à dix ou quinze ans de prison.
Ce qui fait la spécificité et la diversité de notre newsletter, et de nos deux sites en français et en anglais, c’est donc, d’une part, une analyse de type plutôt académique, pour bien comprendre les données et les enjeux, et d’autre part, des textes journalistiques qui sont écrits spécialement pour nous par des Russes et des Ukrainiens, ou encore traduits de la presse russe et ukrainienne, ou puisés dans les réseaux sociaux, qui montrent de l’intérieur la vie dans ces sociétés. Ainsi, on a récemment publié l’enregistrement transcrit et traduit d’une jeune fille qui a été arrêtée dans un meeting contre la guerre en Ukraine et qui a été frappée, menacée d’être violée, etc. – apparemment, elle a eu le temps de brancher son smartphone et cela a été enregistré. Où trouve-t-on cela ailleurs ?
De temps à autre, nous publions également des textes de propagande russe décortiqués par nos soins pour montrer ce que veut Poutine, ce à quoi il aspire. Souvent, des journaux qui peuvent sembler marginaux publient des choses qui se réalisent peu de temps après. Jusqu’à dernièrement, le régime de Poutine a essayé de garder une certaine respectabilité, mais en fait, ces textes de propagande expriment les pensées profondes de Vladimir Poutine – et cela aussi, c’est quelque chose de très intéressant à suivre.
Pensez-vous que l’interruption de la diffusion de RT (anciennement Russia Today) et de Sputniken Europe soit une mesure suffisante pour arrêter la propagande russe ?
C’est compliqué, bien sûr, car Poutine peut encore tirer beaucoup de ficelles, bien que je pense qu’aujourd’hui, il est quand même plus difficile pour les ténors du régime de Poutine en France de justifier ce qui se passe en Ukraine. C’est une très bonne chose d’avoir arrêté Russia Today et Sputnik, même si personnellement je regrette un peu que nous, professionnels, n’ayons plus accès à leurs informations ni, par conséquent, à une partie de la propagande russe, sans compter qu’une nuit noire s’abat sur la Russie, car pratiquement tous les médias indépendants qui se trouvent sur le territoire russe, comme l’étaient l’Écho de Moscou ou la chaîne de télévision Dodj, sont maintenant fermés. Désormais, les médias russes ont l’obligation de ne publier que les rapports officiels de l’état-major russe, qui sont totalement mensongers. Je crains que bientôt, il ne soit aussi difficile qu’à l’époque soviétique d’avoir des informations fiables sur ce qui se passe réellement là-bas, parce que des milliers de journalistes honnêtes sont partis. On a assisté à un très important mouvement de fuite, car tous ceux qui sont un peu dans l’opposition et qui l’ont exprimé dans le passé sont maintenant menacés. Le seul fait de dire quelque chose de positif de l’Ukraine ou de demander l’arrêt de la guerre peut vous valoir quinze ans de prison.
Paradoxalement, le manque d’information en provenance de Russie peut renforcer l’influence des pro-russes en Occident. Je constate qu’en France, actuellement, les pro-Russes font profil bas, même si, ici ou là, on entend des gens qui disent : « Oui, mais il ne fallait pas demander l’adhésion à l’OTAN… », « oui, mais vous savez, la géographie oblige… ». J’ai identifié quelques personnes qui tiennent ces discours et qui sont toujours invitées par des chaînes d’information ; mais je crois qu’elles sont très minoritaires et se trouvent dans une position difficile. Il y a quelques jours, j’ai vu passer un appel du centre culturel orthodoxe russe, qui se trouve quai Branly, disant en substance : « Chers compatriotes, chers amis, nous avons une période difficile devant nous. Il faut se tenir soudés. La fédération de Russie mène une guerre juste en Ukraine contre les néonazis ». Cela a eu pour seul résultat de produire une pétition sur Change.org demandant la fermeture de ce centre. Idem pour d’autres initiatives : il y a quelques jours, par exemple, un politologue ukrainien qui, est ici pour un an, à Sciences-Po, m’a envoyé une invitation qui lui a été faite de participer à une table ronde au conservatoire Rachmaninoff : « Après le conflit, comment ressouder les liens entre les Russes et les Ukrainiens ? » Indécent, n’est-ce pas ?
Une version russe de Desk Russie est-elle prévue ?
Non, parce que nous ne cherchons pas spécialement à influencer les Russes. Suffisamment de médias s’en chargent et il y a toujours des médias russes d’opposition, essentiellement à l’étranger. Mais nous avons aussi des lecteurs en Russie – ce n’est pas notre lectorat principal, mais il y en a. Et puis aujourd’hui, avec une traduction automatique, on peut comprendre de quoi parle un article ; même si la traduction n’est pas parfaite, c’est tout à fait lisible.
Pourquoi ce besoin de sortir du papier, des écrans, et de promouvoir des rencontres physiques ? Quelle est la programmation de Desk Russie au Théâtre du Nord-Ouest ?
J’aime bien l’idée d’un petit noyau parisien gravitant autour de Desk Russie. Ce n’est pas un public énorme, quelques dizaines de personnes à chaque fois, mais ce sont des gens très motivés, très intéressés et qui posent des questions parfois intéressantes. Je suis peut-être vieux jeu, mais je suis tellement fatiguée de toutes ces réunions virtuelles ! Cela manque de chaleur humaine. En plus, le Nord-Ouest est un vieux théâtre un peu délabré, mais qui a son charme. En ce qui concerne la programmation, nous ne nous y prenons pas très longtemps à l’avance, car nos rencontres tournent quand même essentiellement autour de l’actualité, bien qu’à deux reprises nous ayons organisé une rencontre autour de livres : l’une d’elles portait sur le livre de Michel Eltchaninoff sur le cosmisme, qui est un mouvement russe très original ; et l’autre s’est tenue autour de Luba Jurgenson et Nicolas Werth pour la sortie de deux livres, l’un de Varlam Chalamov, et l’autre de Luba Jurgenson sur Chalamov. Au programme du 17 mars, nous avons eu une lecture-spectacle de textes d’Alexeï Navalny et de sa femme Ioulia lus à deux voix par deux acteurs, suivie d’un débat sur la résistance à la guerre en Russie.Au vu de l’actualité, si je devais organiser un débat aujourd’hui, j’aurais peut-être choisi un autre sujet. Mais lorsque nous en avons décidé ainsi, nous ne savions pas encore qu’il y aurait la guerre en Ukraine, et comme cela demandait un gros travail de la part des acteurs, le spectacle a été prévu longtemps à l’avance.
La déprogrammation des artistes russes
Espérons que Navalny et la résistance russe puissent être entendus. Mais que pensez-vous de la vague de déprogrammations de spectacles d’artistes russes ?
Il est vrai que maintenant, les sanctions concernent tous les Russes. Par exemple, le CNRS a donné l’ordre à tous ses collaborateurs de ne plus entretenir de liens avec leurs collègues russes : pas de projets communs, pas de colloques, pas de participation à des conférences… Certes, plus les sanctions seront sévères et plus il y aura une pression sur le régime de Poutine. Mais d’un autre côté, certaines personnes, en Russie – et aussi des Russes expatriés –, qui sont totalement contre cette guerre, ont signé des pétitions et sont sorties dans la rue, et pourtant les sanctions vont s’abattre sur eux aussi. Ce n’est pas très juste, et j’imagine que psychologiquement c’est même un peu difficile. Pour notre part, à Desk Russie, pendant que les bombes s’abattent sur les Ukrainiens, nous soutenons à la fois les Ukrainiens et les opposants russes. Tout cela devient difficile et cela pose des problèmes très concrets. Par exemple, il était prévu que Kirill Serebrennikov vienne au festival de Cannes : va-t-il venir ? Sera-t-il bien accueilli ? Ce n’est pas évident de déterminer ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Je suis pour le renoncement au contact avec des gens qui soutiennent officiellement le régime, comme Valery Gergiev, le grand chef d’orchestre, dont tous les concerts ont été annulés. Pareil pour les chœurs de l’Armée rouge. Mais que les sanctions touchent aussi quelqu’un comme Serebrennikov ou comme le metteur en scène Lev Dodine (qui est venu pendant plusieurs années au Théâtre de Bobigny), qu’on ne peut pas accuser d’avoir collaboré avec le régime, c’est vraiment dommage – et en même temps, je comprends qu’aujourd’hui, moralement, il est difficile de compatir lorsque la grande âme russe bombarde des maternités en Ukraine.
Poutine et la perte de ses anciens soutiens politiques
On observe d’ailleurs le phénomène dont vous faites état avec les personnalités politiques qui aujourd’hui sont obligées de se dédire, que ce soit un Salvini ou un Mélenchon, par exemple – à l’exception, peut-être, de Zemmour…
Même Zemmour s’est prononcé contre la guerre en Ukraine.
Oui, mais pas pour l’accueil des Ukrainiens.
Bon, c’est Zemmour… Il faut dire qu’il n’avait pas prévu ce qui est en train de se passer. Quelqu’un a retrouvé une de ses tirades au micro d’une radio où, à l’époque, il était interviewé sur la guerre du Donbass : « L’Ukraine est morte, même si son cadavre bouge encore. »
Mais quelqu’un comme Renaud Girard, par exemple, qui était on ne peut plus pro-russe, a complètement retourné sa veste : maintenant il est anti-Poutine. Salvini aussi.
Je pense qu’avec cette agression, Poutine a produit un résultat complètement à l’opposé de ce dont il a besoin. Peut-être que l’Europe, terrifiée, finira par céder quelque part, mais pour l’instant l’indignation est totale et générale. Je prends souvent le taxi, et les chauffeurs me disent : « Vous savez, moi, j’aimais bien Poutine, mais maintenant il est devenu fou ! » Même des Algériens disent cela, alors que l’Algérie a toujours eu des relations très étroites avec l’Union soviétique, puis avec la Russie.
Le peuple russe et leur dictateur
Diriez-vous, comme le prétend la propagande, que la plupart des Russes soutiennent Poutine ?
C’est possible. En fait, dans un pays qui est maintenant presque totalitaire, c’est difficile à savoir. Je pense en tout cas que ce n’est pas pour rien que pendant huit ans la Russie s’est livrée à cette propagande haineuse contre l’Ukraine, et que cette propagande a dû porter ses fruits. Mais dans un pays totalitaire, on ne peut jamais vraiment savoir ce que pensent les gens, car s’ils disent ce qu’ils pensent et que cela ne convient pas au pouvoir, ils peuvent être arrêtés le lendemain. Il y a aujourd’hui à Moscou, qui est une énorme mégapole de 15 millions d’habitants, un parfait système de reconnaissance faciale, qu’on utilise par exemple pour avoir le passe dans le métro – comme en Chine. Donc si vous dites à un journaliste de micro-trottoir que vous êtes contre la guerre, même s’il ne vous demande pas votre nom, vous risquez d’être identifié le lendemain. D’ailleurs, j’ai vu l’autre jour un petit reportage dans lequel un journaliste faisait, justement, un micro-trottoir. Beaucoup de gens refusaient de répondre et ce que ce reportage a montré, ce sont des Russes qui disaient : « Oui, oui, la guerre est tout à fait appropriée. » Et quand on leur demandait pourquoi, ils répondaient : « Parce que notre président l’a décidé et il sait ce qu’il fait » – c’est-à-dire qu’ils ne sont même pas capables de dire pourquoi. Et cela, c’est vraiment le signe d’un régime totalitaire : on a foi dans le chef, et si le chef fait quelque chose, c’est que c’est bien. Vive la Corée du Nord !
[1] La Rada suprême d’Ukraine (Conseil suprême d’Ukraine) est le parlement monocaméral de l’Ukraine.
L’Ukraine est – malheureusement pour elle – un pion dans un vaste jeu d’échec .Cette guerre est l’expression du défi de la Chine associé à la Russie contre l’occident . Meme l’Inde de Narendra Modi s’est abstenue de condamner cette guerre . Cela traduit la rupture de l’equilibre précèdent : L’ OTAN ne peut plus agir à sa guise , Le centre de gravité du continent eurasien est à Pékin , ni Berlin, ni Paris , ni Londres ne peuvent agir ; tout au plus réagir.
Pour la Chine , la victoire de Poutine passe avant la construction de la Route de la Soie du 21.eme siécle ( Belt road )
Crise militaire , et diplomatique doublée de crise énergétique et alimentaire .
Les USA sont bien en position d’infériorité et sont incapables d’infléchir la Chine .
Pékin décidera en dernier ressort si Poutine gagne ou se retire .