À quel moment de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie lisez-vous le plus volontiers ?

Il serait à peine exagéré de dire que je lis tout le temps. Même pour un parcours en métro de trois stations, même pour faire des achats au supermarché avec le risque de faire cinq minutes de queue, je prends un livre. J’ai un livre sur moi pratiquement en permanence. C’est pourquoi je ne suis pas du tout satisfait par les livres de poche. La première chose qu’on serait en droit d’attendre d’eux serait qu’ils tiennent les promesses de leur nom ; à savoir qu’ils puissent, en effet, être glissés dans la poche d’une veste ou d’un manteau, pour être transportés partout avec soi. Il n’y a à ma connaissance que les poches japonais qui satisfassent à cette exigence élémentaire. 

À l’opposé de ces conditions de lecture dégradées, je connais peu de bonheurs plus intenses (et je me suis souvent demandé si j’étais le seul à le ressentir) que celui de lire un bon livre, confortablement installé dans un train qui traverse un beau paysage. On plonge dans le livre, on s’y imerge complètement ; de temps en temps, on lève les yeux de ses pages pour contempler le paysage qui défile ; et on continue, on alterne les deux sensations, qui semblent se renforcer l’une l’autre, et on a envie que ça dure longtemps, toujours. 

Y a-t-il des livres dont vous puissiez dire qu’ils ont changé votre vie ? Dans ce cas, pourquoi ?

Lorsqu’un journal allemand m’avait posé la question, j’avais répondu que Rester vivant, que j’ai publié en 1991, il y a trente ans, avait changé ma vie. J’étais désolé que cette réponse paraisse immodeste, alors qu’elle n’était que l’expression d’une vérité élémentaire. Oui, écrire Rester vivant a changé ma vie. Ce qui est curieux, c’est que ce texte est tellement hors normes qu’il est généralement classé, faute de mieux, en « poésie », alors que c’est immédiatement après l’avoir écrit que j’ai compris que j’allais écrire autre chose que des poèmes ; que j’allais me lancer, à travers la création de pesonnages, dans le pénible travail de prendre en charge le monde réel ; en d’autres termes, que j’allais écrire des romans. 

Y a-t-il un grand classique – ou plusieurs – dans lequel vous n’avez jamais eu le goût d’entrer ?

Le premier auquel je songe, ce sont les Essais de Montaigne, que j’ai toujours trouvés franchement barbants, et ne m’ont nullement donné envie de faire la connaissance de l’auteur. Si c’est ça être un « sage », me disais-je en feuilletant l’ouvrage avec lassitude, je préférais encore conserver en moi une certaine dose de folie. Au fond, le plus grand mérite des Essais à mes yeux est d’avoir provoqué le commentaire cinglant, magnifique d’insolence, de Pascal : « Le sot projet qu’il a de se peindre ! » J’ajouterais volontiers les romans de Victor Hugo, encore que j’ignore s’ils sont encore considérés comme de grands classiques. En tout cas à mes yeux c’est de la soupe, et il faudrait couper énormément pour obtenir un résultat à peu près valable. Cette médiocrité de Victor Hugo est d’autant plus frappante qu’être un bon poète n’empêche nullement d’être un bon romancier, comme le montrent avec éclat certains de ses contemporains, en particulier Lamartine et Vigny. 

Vous est-il arrivé d’aimer des mauvais livres ? Si oui, pourquoi ?

Oui, très souvent. Enfin, aimer n’est peut-être pas le mot juste ; disons que je leur ai été reconnaissant d’exister. Je m’explique. À une certaine époque de ma vie je voyageais beaucoup, longtemps, dans des pays où trouver des livres français était très difficile. Dans ces conditions, j’ai naturellement songé à acheter une liseuse électronique. En fait, j’en ai eu trois différentes ; aucune ne m’a donné vraiment satisfaction. À un moment ou à un autre, j’en arrivais toujours à éprouver le manque d’un livre, d’un vrai livre, et je me lançais dans une quête épuisante, écumant tout ce qui pouvait ressembler à une librairie, qui durait parfois des journées entières. Il m’est même arrivé de constater, avec un sentiment ambigu, que je préférais, dans un sens, lire un livre médiocre, mais imprimé, qu’un des chefs-d’œuvre de la littérature, stockés sous forme digitale, que j’avais rassemblés pour mon voyage. Il ne s’agissait pas d’une pure et simple addiction physique pour le papier imprimé : un journal, une revue ne faisaient en aucun cas l’affaire ; il me fallait, impérativement, des romans. Je ne parviens pas complètement à m’expliquer le phénomène. 

La Règle du jeu N°75, 2022, pages 230, 231, 232, 233, 234, 235.


Les auteurs de notre numéro « Comment lisez-vous ? »

Éliette Abécassis, Isabelle Adjani, Alexandre Adler, Laure Adler, Dominique Ambiel, Ludivine Ambiel, Christine Angot, Fanny Ardant, Asia Argento, Fernando Arrabal, Jacques Attali, Paul Audi, Daniel Auteuil, Pascal Bacqué, Alberto Barbera, Miquel Barceló, Sirwan Barzani, Frédéric Beigbeder, Aurélien Bellanger, Harry Bellet, Anne Berest, Simon Berger, Paul Berman, Jean-Marie Besset, Augustin Billetdoux, Jean Birnbaum, Jean-Michel Blanquer, Laurence Bloch, Bertrand Bonello, Rémi Brague, Bertrand Burgalat, François Busnel, Anna Cabana, Monique Canto-Sperber, Leos Carax, Maxence Caron, Emmanuel Carrère, Rafael Cidoncha, Olivier Cohen, Viktor Cohen, André Comte-Sponville, Sofia Coppola, Philippe Courroye, Teresa Cremisi, Michel Crépu, Charles Dantzig, Vincent Darré, Laurence Debray, Camille Décisier, Marie-Laure Delorme, Arnaud Desplechin, Nathan Devers, Hugues Dewavrin, Arielle Dombasle, Arthur Dreyfus, Roger-Pol Droit, Alexandre Dumont, Jean-Pierre Elkabbach, Alain Elkann, Ruth Elkrief, Jean-Paul Enthoven, Aurélie Filippetti, Marcel Fleiss, David Foenkinos, Sylvain Fort, Caroline Fourest, Nicole Garcia, Jérôme Garcin, Gabi Gleichmann, Adam Gopnik, Laurent Goumarre, Donatien Grau, Jens Christian Grøndahl, Bernard Guetta, Emmanuel Guigon, Alban Guyomarc’h, Anne Hidalgo, Emmanuel Hoog, Michel Houellebecq, Eva Ionesco, Dominique Issermann, Ivan Jablonka, Roland Jaccard, Didier Jacob, Alain Jakubowicz, Vincent Jaury, Alexandra Jousset, Nelly Kaprièlian, Gaspard Kœnig, Guy Konopnicki, Aurelio Koskas, Blandine Kriegel, Mathieu Laine, Karen Lajon, Marc Lambron, Sébastien Lapaque, Louis-Henri De La Rochefoucauld, Kristina Larsen, Zoé Le Ber, Bruno Le Maire, Félix Le Roy, Luc Le Vaillant, Maurice Lévy, Simon Liberati, Camille Lotteau, Fabrice Luchini, Emmanuel Macron, Claudio Magris, Ali Mahdavi, Salomon Malka, François Margolin, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Martinelli, Jacques Martinez, Éric Marty, Ahmad Massoud, Ian McEwan, Patrick Mille, Alain Minc, Yann Moix, Alfred De Montesquiou, Étienne De Montety, Éric Neuhoff, Jonathan Newhouse, Kendal Nezan, Olivier Nora, Denis Olivennes, Christophe Ono-Dit-Biot, Christine Orban, Jean-Noël Orengo, Orhan Pamuk, Bruno Patino, Valérie Pécresse, Patrick Pelloux, Alix Penent, Thomas Perroud, Sylvie Pierre-Brossolette, Bruno Pinchard, Mazarine Pingeot, Atiq Rahimi, Martial Raysse, Nathalie Rheims, Patrick Roegiers, Philippe Roger, Baptiste Rossi, Marc Roussel, Vincent Roy, Laurent Ruquier, Salman Rushdie, François Samuelson, Fernando Savater, Josyane Savigneau, Julian Schnabel, Alexandra Schwartzbrod, Jérémy Sebbane, Tatiana Seniavine, Elisabetta Sgarbi, Anne Sinclair, Stéphane Sitbon-Gomez, Valentin Spitz, Philippe Starck, Francis Szpiner, Mathieu Terence, Jean-Michel Thénard, Valérie Toranian, Jacques Toubon, Sandrine Treiner, Karine Tuil, Laurent Vallet, Manuel Valls, Mario Vargas Llosa, Henri Vernet, Jacques Weber, Nicolas Weill, Isabelle Wekstein, Olivier Zahm.

Un commentaire

  1. Je trouve très intéressant de se tenir informé sur la littérature en France. Merci beaucoup.