Un animal aurait davantage de droits

J’emprunte ce titre à mon avocate néerlandaise, Jacqueline Schaap ; cette phrase a été sa première réaction à la lecture de ce contrat monstrueux. Deux questions se posent immédiatement.

Quel être humain serait capable de proposer à un autre être humain de signer un tel contrat ? La réponse est simple, inscrite dans le contrat lui-même : le directeur de Kirac, Stefan Ruitenbeek. D’autres individus certaine­ment, d’un niveau moral équivalent, et dont l’histoire n’a pas retenu le nom.

Quel être humain serait assez con pour signer un tel contrat ? La réponse paraît tout aussi simple : Michel Houellebecq. J’aimerais proposer une autre éventualité, plus générale : quelqu’un qui ne l’a pas lu (comme je l’ai raconté par ailleurs, ce n’est pas tout à fait mon cas : j’ai lu la clause 1.3). Et, là, que celui qui n’a jamais signé un contrat sans le lire me jette la première pierre.

Je crois qu’il n’y aura pas grand monde, à part évidemment ceux qui ont fait des études de droit. La société ne repose pas sur un contrat, ni même sur des contrats, puisque presque personne ne les lit ; ne les lit réellement, jusqu’à la dernière clause, et sans oublier les annexes. La société repose sur une certaine confiance mutuelle. Cette confiance peut être gravement atteinte dans certains cas, et cela nous introduit dans un autre monde, un monde dans lequel je n’ai pas tellement envie de vivre. Quelques exemples en vrac, tirés de l’histoire récente :

– un pilote de ligne dirige délibérément son avion sur une montagne, afin qu’il s’y écrase, avec ses passagers.

– un médecin tue délibérément un de ses patients. Là, je résiste à la tentation de rouvrir le débat sur l’euthanasie ; mais je résiste difficilement.

– quelqu’un propose à quelqu’un d’autre de signer un contrat de ce genre, tout en le présentant comme une formalité banale, ennuyeuse mais nécessaire, qu’il s’agit d’accomplir aussi rapidement que possible.

Avant de vous laisser conclure, j’aimerais, afin que mon humiliation soit parfaite, attirer votre attention sur certaines clauses. La 1.4, largement rétroactive. La 4, la 6 et la 8, que je crois inutile de commenter.

Enfin, voilà. Voilà où j’en suis.

MICHEL HOUELLEBECQ 

Photos du « Contrat » que Stefan Ruitenbeek a fait signer, en urgence, à Michel Houellebecq.

Pour comprendre l’affaire

Le réalisateur hollandais et membre du collectif KIRAC Stefan Ruitenbeek a convaincu Michel Houellebecq à participer à une performance porno-artistique en décembre 2022.

Il avait été convenu que l’écrivain porterait un masque et ne serait pas reconnaissable. 

Mais, piégé par des méthodes de tournage sauvage, avec des images prises à la volée, Michel Houellebecq met fin à l’entreprise.

Quelques semaines plus tard, il découvre en ligne la bande annonce du film X « Kirac 27 », qui ne respecte nullement les accords passés. 

Depuis, l’écrivain se bat pour faire interdire l’utilisation de son image mais se voit opposer qu’un « contrat » a été établi. Un contrat aberrant, signé à toute vitesse dans une chambre d’hôtel, que La Règle du jeu rend ici public.

La Lettre ouverte de Michel Houellebecq au réalisateur Hollandais Stefan Ruitenbeek.

Monsieur, 

Il se trouve qu’après mon bref séjour à Amsterdam, je suis parti trois semaines en Guadeloupe pour tourner dans un film de Guillaume Nicloux, interprété entre autres par Blanche Gardin et par moi-même. 

Si j’en parle, c’est que les méthodes de travail de Guillaume Nicloux pourraient au premier abord être rapprochées des vôtres – davantage du moins que celles des autres réalisateurs avec qui j’ai eu l’occasion de travailler. 

D’une part, il s’astreint à tourner les scènes rigoureusement dans l’ordre du scénario, afin de pouvoir tenir compte des modifications qui peuvent intervenir dans les personnages, et surtout dans les relations entre les personnages. Il ne s’interdit pas ainsi de modifier une scène en fonction des scènes déjà tournées mais il est important de noter, cependant, qu’il consulte les acteurs sur les modifications qu’il souhaite opérer. 

D’autre part, et c’est une de ses grandes originalités, le dialogue est parfois improvisé, ou plutôt « semi-improvisé » – c’est-à-dire que son thème général est fixé, mais que les acteurs sont libres de choisir leurs propres mots. C’est particulièrement vrai pour L’Enlèvement de Michel Houellebecq, dont le scénario initial ne devait guère dépasser une vingtaine de pages. 

Il y a, pourtant, une différence essentielle dans vos manières de faire. 

La différence est d’abord, tout simplement, une question de courtoisie. Pour revenir à mon séjour à Amsterdam, j’ai été agacé dès les premières secondes, dès que j’ai posé le pied sur le sol de la gare, en constatant qu’un membre de votre équipe avait commencé à nous filmer, mon épouse et moi, sans nous en avoir demandé l’autorisation, sans même nous avoir adressé la parole. Ma première réaction, à ce moment, aurait dû être de m’emparer de la caméra et de la jeter dans le premier canal venu. Je suis d’un naturel plutôt doux, et j’ai pris sur moi pour éviter que tout ne se détériore d’emblée. Mais mon agacement est allé croissant à chaque fois que votre équipe et vous-même avez pénétré dans ma chambre d’hôtel, caméra à la main, en ayant déjà commencé à filmer. En d’autres circonstances, en particulier au cours des repas, M. Ruitenbeek nous a même filmés à notre insu. Ces procédés appartiennent au journalisme de caniveau davantage qu’au cinéma d’auteur. Lors d’une dispute suivante, je me suis engagé, vu la détérioration de la situation, à vous rembourser la chambre d’hôtel – ce que j’ai fait (par ailleurs j’avais pris mes billets de train, j’ai payé mes repas sur place, et vous possédez votre propre matériel de prises de vues). Les choses ont continué à s’envenimer, jusqu’à ce que je vous somme, un soir, de quitter ma chambre avec vos caméras. Nous ne nous sommes pas revus depuis. 

Il y a une autre différence, qui touche à l’esthétique. Lors du tournage d’un film « normal » il y a tout un rituel, qui commence par les costumes et le maquillage. Une fois que l’équipe technique est prête, le tournage de chaque plan se voit enclos dans un temps tout à fait spécifique, rythmé par des injonctions précises : « Moteur », « Action », « Coupez ». Tout ceci peut vous paraître ridicule ou dépassé. Je ne suis pas de cet avis. Ce rituel, pour moi, aide considérablement l’acteur, qui essaie d’atteindre à un niveau de concentration suffisant pour entrer dans le personnage qu’il a choisi d’incarner. C’est en grande partie grâce à lui que le cinéma et le théâtre – par l’entremise d’autres rituels – peuvent être considérés comme des arts. 

Vous m’objecterez que votre méthode est tout à fait différente, qu’il s’agit pour vous de capturer des fragments de réalité, que vous organiserez ensuite dans une continuité signifiante. La seule réponse que je puisse faire est que, je dois le constater, nos conceptions du travail artistique sont radicalement opposées. Après avoir expérimenté vos méthodes de travail, je me suis convaincu que le résultat sera nécessairement médiocre, et que je regretterai, en tant qu’acteur, d’avoir été associé à cette entreprise. 

Mais surtout cette opposition artistique en dissimule une autre, bien plus fondamentale encore : sur nos conceptions radicalement divergentes de la loyauté, de la courtoisie, et du respect de l’autre. Mon erreur fut de ne pas réagir immédiatement alors que je le ressentais. Je le paye aujourd’hui par la déflagration de violence occasionnée par votre trailer, qui porte atteinte de manière irrémédiable à ma vie privée. Je m’oppose formellement à ce que les plans que vous avez obtenus par tromperie (puisque, je le répète, ils ont été filmés bien avant la signature du contrat, et qu’il ne s’agissait alors que d’un compte OnlyFans) soient utilisés dans vos films, celui-ci ou tout autre à venir. Mon épouse partage cette position. 

MICHEL HOUELLEBECQ 

Cette lettre a été précédemment publiée sur le site de l’émission Quotidien.

Un commentaire

  1. Je le dis en tant que professionnel de l’audiovisuel : ce contrat est particulièrement court, particulièrement lisible et particulièrement banal (les articles 4, 6 et 8 présentés comme notables ne le sont absolument pas : ils sont présents dans à peu près n’importe quel contrat de droit à l’image). Il n’y a rien de malhonnête à mes yeux.
    Le fait que des images aient été tournées avant la signature du contrat est relativement banal. Le fait que cela soit spécifiquement évoqué dans le contrat signé à postériori en fait quelque chose -je me répète- de finalement assez honnête.

    Enfin, il existe une sorte de règle générale dès lors qu’il s’agit de droit à l’image, qu’on pourrait qualifier de « jurisprudence tu-as-bien-vu-qu’on-te-filmait-alors-reconnaît-que-de-te-plaindre-après-coup-c’est-un-peu-ridicule », et M. Houellebecq tombe à pieds joints dedans.

    Pas étonnant que M. Houellebecq ait été débouté de toutes ses plaintes.