À quel moment de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie lisez-vous le plus volontiers ?
Il y a les livres qu’on lit pour une raison précise (les textes reçus d’amis, d’anciens collègues, de gens à qui on veut faire plaisir parce qu’ils font partie d’un jury – puis les ouvrages à lire pour le travail lorsqu’on est aussi journaliste), et à côté de tout ça, les livres qu’on lit pour le plaisir. Or comme j’ai honte de me donner du plaisir (on ne réécrit pas deux mille ans d’histoire en un claquement de doigts), ces livres-là je les emporte en vacances, je m’imagine les lire dans un jardin, je me les réserve pour des moments rares. Citons cette phrase géniale de Maurice Druon : « Les vacances ? Le seul moment de l’année où on peut travailler tranquillement. » En ce sens, les livres que je réserve aux vacances sont ceux du vrai travail : le travail de la vie, de l’esprit, le travail de la poétique de l’existence.
J’avoue aussi, pour compléter ma réponse, que j’ai beaucoup de mal à lire. J’ai lu un peu, mais tellement moins que d’autres. Et en vérité, dans ma vie, j’ai passé davantage de temps à écrire qu’à lire. On répète çà et là que pour savoir écrire, il faut savoir lire. D’accord, mais s’il suffisait d’avoir lu pour écrire, tous les agrégés de lettres seraient écrivains. Reformulons : j’ai souvent opposé la vie aux livres. C’est la phrase de mon ami David, travesti-poète-prostitué : « Entre un homme et un livre, je choisirai toujours un homme. » Voilà. J’ai ressenti un appel puissant vers la vie, j’ai toujours eu honte de ne pas assez lire, et en fin de compte, je ne parviens à lire avec jouissance que des textes qui renferment une densité de vie réelle. C’est-à-dire : des textes cruciaux, vitaux pour leur auteur. Des cris. Des confessions. Des évidences.
Ou alors des livres drôles : mais le vrai rire, c’est vivant.
Y a-t-il des livres dont vous puissiez dire qu’ils ont changé votre vie ? Dans ce cas, pourquoi ?
Je pense que quand on est écrivain (ce mot solennel), on écrit pour que nos propres livres changent notre propre existence. On jette des pavés à la surface de la vie. On goûte ces remous. Mon Journal sexuel a changé ma vie, dans le sens où c’est par son écriture que j’ai mis des mots sur une obsession, que je me suis contraint à la scruter, et que j’ai réussi à m’en détacher (un peu). Deuxième point : je me méfie « des livres qui changent la vie ». Quand un livre change trop de vies à la fois, il s’appelle toujours un peu le Petit Livre rouge ou Mein Kampf. J’aime mieux l’idée d’accompagner la vie, telle une couleur ou une musique, plutôt que de la changer (on ne change pas ; comme le rappelle Céline Dion). En l’espèce, j’ai très souvent dans la tête des vers de Louise Labé, de Villon, d’Hugo, de Lamartine… Mon langage baigne dans les poètes que j’aime. Ils sont là.
Y a-t-il un grand classique – ou plusieurs – dans lequel vous n’avez jamais eu le goût d’entrer ?
Il y en a mille. Guibert écrit dans son journal : « Je n’aurai jamais couché avec une femme. Je n’aurai jamais lu Proust. Et alors ? »
Vous est-il arrivé d’aimer de mauvais livres ? Si oui, pourquoi ?
Pour moi, un mauvais livre est un livre qui ne mise pas tout sur l’écriture. On ne lui demande pourtant que cela. Je peux regarder une mauvaise série sur Netflix, mais je n’arrive pas à tourner les pages d’un livre simplement pour passer le temps. Un livre me sidère, me saisit, ou me désintéresse sur-le-champ. Je ne connais pas, avec les livres, la demi-mesure.
La Règle du jeu N°75, 2022, pages 171, 172, 173.
Les auteurs de notre numéro « Comment lisez-vous ? »
Éliette Abécassis, Isabelle Adjani, Alexandre Adler, Laure Adler, Dominique Ambiel, Ludivine Ambiel, Christine Angot, Fanny Ardant, Asia Argento, Fernando Arrabal, Jacques Attali, Paul Audi, Daniel Auteuil, Pascal Bacqué, Alberto Barbera, Miquel Barceló, Sirwan Barzani, Frédéric Beigbeder, Aurélien Bellanger, Harry Bellet, Anne Berest, Simon Berger, Paul Berman, Jean-Marie Besset, Augustin Billetdoux, Jean Birnbaum, Jean-Michel Blanquer, Laurence Bloch, Bertrand Bonello, Rémi Brague, Bertrand Burgalat, François Busnel, Anna Cabana, Monique Canto-Sperber, Leos Carax, Maxence Caron, Emmanuel Carrère, Rafael Cidoncha, Olivier Cohen, Viktor Cohen, André Comte-Sponville, Sofia Coppola, Philippe Courroye, Teresa Cremisi, Michel Crépu, Charles Dantzig, Vincent Darré, Laurence Debray, Camille Décisier, Marie-Laure Delorme, Arnaud Desplechin, Nathan Devers, Hugues Dewavrin, Arielle Dombasle, Arthur Dreyfus, Roger-Pol Droit, Alexandre Dumont, Jean-Pierre Elkabbach, Alain Elkann, Ruth Elkrief, Jean-Paul Enthoven, Aurélie Filippetti, Marcel Fleiss, David Foenkinos, Sylvain Fort, Caroline Fourest, Nicole Garcia, Jérôme Garcin, Gabi Gleichmann, Adam Gopnik, Laurent Goumarre, Donatien Grau, Jens Christian Grøndahl, Bernard Guetta, Emmanuel Guigon, Alban Guyomarc’h, Anne Hidalgo, Emmanuel Hoog, Michel Houellebecq, Eva Ionesco, Dominique Issermann, Ivan Jablonka, Roland Jaccard, Didier Jacob, Alain Jakubowicz, Vincent Jaury, Alexandra Jousset, Nelly Kaprièlian, Gaspard Kœnig, Guy Konopnicki, Aurelio Koskas, Blandine Kriegel, Mathieu Laine, Karen Lajon, Marc Lambron, Sébastien Lapaque, Louis-Henri De La Rochefoucauld, Kristina Larsen, Zoé Le Ber, Bruno Le Maire, Félix Le Roy, Luc Le Vaillant, Maurice Lévy, Simon Liberati, Camille Lotteau, Fabrice Luchini, Emmanuel Macron, Claudio Magris, Ali Mahdavi, Salomon Malka, François Margolin, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Martinelli, Jacques Martinez, Éric Marty, Ahmad Massoud, Ian McEwan, Patrick Mille, Alain Minc, Yann Moix, Alfred De Montesquiou, Étienne De Montety, Éric Neuhoff, Jonathan Newhouse, Kendal Nezan, Olivier Nora, Denis Olivennes, Christophe Ono-Dit-Biot, Christine Orban, Jean-Noël Orengo, Orhan Pamuk, Bruno Patino, Valérie Pécresse, Patrick Pelloux, Alix Penent, Thomas Perroud, Sylvie Pierre-Brossolette, Bruno Pinchard, Mazarine Pingeot, Atiq Rahimi, Martial Raysse, Nathalie Rheims, Patrick Roegiers, Philippe Roger, Baptiste Rossi, Marc Roussel, Vincent Roy, Laurent Ruquier, Salman Rushdie, François Samuelson, Fernando Savater, Josyane Savigneau, Julian Schnabel, Alexandra Schwartzbrod, Jérémy Sebbane, Tatiana Seniavine, Elisabetta Sgarbi, Anne Sinclair, Stéphane Sitbon-Gomez, Valentin Spitz, Philippe Starck, Francis Szpiner, Mathieu Terence, Jean-Michel Thénard, Valérie Toranian, Jacques Toubon, Sandrine Treiner, Karine Tuil, Laurent Vallet, Manuel Valls, Mario Vargas Llosa, Henri Vernet, Jacques Weber, Nicolas Weill, Isabelle Wekstein, Olivier Zahm.
Comment lisez-vous, Arthur Dreyfus ?
par Arthur Dreyfus
14 février 2022
L’écrivain Arthur Dreyfus confie son rapport sans demi-mesure avec les livres dans cette suite du florilège de notre numéro spécial lecture, actuellement en librairie.
À quel moment de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie lisez-vous le plus volontiers ?
Il y a les livres qu’on lit pour une raison précise (les textes reçus d’amis, d’anciens collègues, de gens à qui on veut faire plaisir parce qu’ils font partie d’un jury – puis les ouvrages à lire pour le travail lorsqu’on est aussi journaliste), et à côté de tout ça, les livres qu’on lit pour le plaisir. Or comme j’ai honte de me donner du plaisir (on ne réécrit pas deux mille ans d’histoire en un claquement de doigts), ces livres-là je les emporte en vacances, je m’imagine les lire dans un jardin, je me les réserve pour des moments rares. Citons cette phrase géniale de Maurice Druon : « Les vacances ? Le seul moment de l’année où on peut travailler tranquillement. » En ce sens, les livres que je réserve aux vacances sont ceux du vrai travail : le travail de la vie, de l’esprit, le travail de la poétique de l’existence.
J’avoue aussi, pour compléter ma réponse, que j’ai beaucoup de mal à lire. J’ai lu un peu, mais tellement moins que d’autres. Et en vérité, dans ma vie, j’ai passé davantage de temps à écrire qu’à lire. On répète çà et là que pour savoir écrire, il faut savoir lire. D’accord, mais s’il suffisait d’avoir lu pour écrire, tous les agrégés de lettres seraient écrivains. Reformulons : j’ai souvent opposé la vie aux livres. C’est la phrase de mon ami David, travesti-poète-prostitué : « Entre un homme et un livre, je choisirai toujours un homme. » Voilà. J’ai ressenti un appel puissant vers la vie, j’ai toujours eu honte de ne pas assez lire, et en fin de compte, je ne parviens à lire avec jouissance que des textes qui renferment une densité de vie réelle. C’est-à-dire : des textes cruciaux, vitaux pour leur auteur. Des cris. Des confessions. Des évidences.
Ou alors des livres drôles : mais le vrai rire, c’est vivant.
Y a-t-il des livres dont vous puissiez dire qu’ils ont changé votre vie ? Dans ce cas, pourquoi ?
Je pense que quand on est écrivain (ce mot solennel), on écrit pour que nos propres livres changent notre propre existence. On jette des pavés à la surface de la vie. On goûte ces remous. Mon Journal sexuel a changé ma vie, dans le sens où c’est par son écriture que j’ai mis des mots sur une obsession, que je me suis contraint à la scruter, et que j’ai réussi à m’en détacher (un peu). Deuxième point : je me méfie « des livres qui changent la vie ». Quand un livre change trop de vies à la fois, il s’appelle toujours un peu le Petit Livre rouge ou Mein Kampf. J’aime mieux l’idée d’accompagner la vie, telle une couleur ou une musique, plutôt que de la changer (on ne change pas ; comme le rappelle Céline Dion). En l’espèce, j’ai très souvent dans la tête des vers de Louise Labé, de Villon, d’Hugo, de Lamartine… Mon langage baigne dans les poètes que j’aime. Ils sont là.
Y a-t-il un grand classique – ou plusieurs – dans lequel vous n’avez jamais eu le goût d’entrer ?
Il y en a mille. Guibert écrit dans son journal : « Je n’aurai jamais couché avec une femme. Je n’aurai jamais lu Proust. Et alors ? »
Vous est-il arrivé d’aimer de mauvais livres ? Si oui, pourquoi ?
Pour moi, un mauvais livre est un livre qui ne mise pas tout sur l’écriture. On ne lui demande pourtant que cela. Je peux regarder une mauvaise série sur Netflix, mais je n’arrive pas à tourner les pages d’un livre simplement pour passer le temps. Un livre me sidère, me saisit, ou me désintéresse sur-le-champ. Je ne connais pas, avec les livres, la demi-mesure.
La Règle du jeu N°75, 2022, pages 171, 172, 173.
Les auteurs de notre numéro « Comment lisez-vous ? »
Éliette Abécassis, Isabelle Adjani, Alexandre Adler, Laure Adler, Dominique Ambiel, Ludivine Ambiel, Christine Angot, Fanny Ardant, Asia Argento, Fernando Arrabal, Jacques Attali, Paul Audi, Daniel Auteuil, Pascal Bacqué, Alberto Barbera, Miquel Barceló, Sirwan Barzani, Frédéric Beigbeder, Aurélien Bellanger, Harry Bellet, Anne Berest, Simon Berger, Paul Berman, Jean-Marie Besset, Augustin Billetdoux, Jean Birnbaum, Jean-Michel Blanquer, Laurence Bloch, Bertrand Bonello, Rémi Brague, Bertrand Burgalat, François Busnel, Anna Cabana, Monique Canto-Sperber, Leos Carax, Maxence Caron, Emmanuel Carrère, Rafael Cidoncha, Olivier Cohen, Viktor Cohen, André Comte-Sponville, Sofia Coppola, Philippe Courroye, Teresa Cremisi, Michel Crépu, Charles Dantzig, Vincent Darré, Laurence Debray, Camille Décisier, Marie-Laure Delorme, Arnaud Desplechin, Nathan Devers, Hugues Dewavrin, Arielle Dombasle, Arthur Dreyfus, Roger-Pol Droit, Alexandre Dumont, Jean-Pierre Elkabbach, Alain Elkann, Ruth Elkrief, Jean-Paul Enthoven, Aurélie Filippetti, Marcel Fleiss, David Foenkinos, Sylvain Fort, Caroline Fourest, Nicole Garcia, Jérôme Garcin, Gabi Gleichmann, Adam Gopnik, Laurent Goumarre, Donatien Grau, Jens Christian Grøndahl, Bernard Guetta, Emmanuel Guigon, Alban Guyomarc’h, Anne Hidalgo, Emmanuel Hoog, Michel Houellebecq, Eva Ionesco, Dominique Issermann, Ivan Jablonka, Roland Jaccard, Didier Jacob, Alain Jakubowicz, Vincent Jaury, Alexandra Jousset, Nelly Kaprièlian, Gaspard Kœnig, Guy Konopnicki, Aurelio Koskas, Blandine Kriegel, Mathieu Laine, Karen Lajon, Marc Lambron, Sébastien Lapaque, Louis-Henri De La Rochefoucauld, Kristina Larsen, Zoé Le Ber, Bruno Le Maire, Félix Le Roy, Luc Le Vaillant, Maurice Lévy, Simon Liberati, Camille Lotteau, Fabrice Luchini, Emmanuel Macron, Claudio Magris, Ali Mahdavi, Salomon Malka, François Margolin, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Martinelli, Jacques Martinez, Éric Marty, Ahmad Massoud, Ian McEwan, Patrick Mille, Alain Minc, Yann Moix, Alfred De Montesquiou, Étienne De Montety, Éric Neuhoff, Jonathan Newhouse, Kendal Nezan, Olivier Nora, Denis Olivennes, Christophe Ono-Dit-Biot, Christine Orban, Jean-Noël Orengo, Orhan Pamuk, Bruno Patino, Valérie Pécresse, Patrick Pelloux, Alix Penent, Thomas Perroud, Sylvie Pierre-Brossolette, Bruno Pinchard, Mazarine Pingeot, Atiq Rahimi, Martial Raysse, Nathalie Rheims, Patrick Roegiers, Philippe Roger, Baptiste Rossi, Marc Roussel, Vincent Roy, Laurent Ruquier, Salman Rushdie, François Samuelson, Fernando Savater, Josyane Savigneau, Julian Schnabel, Alexandra Schwartzbrod, Jérémy Sebbane, Tatiana Seniavine, Elisabetta Sgarbi, Anne Sinclair, Stéphane Sitbon-Gomez, Valentin Spitz, Philippe Starck, Francis Szpiner, Mathieu Terence, Jean-Michel Thénard, Valérie Toranian, Jacques Toubon, Sandrine Treiner, Karine Tuil, Laurent Vallet, Manuel Valls, Mario Vargas Llosa, Henri Vernet, Jacques Weber, Nicolas Weill, Isabelle Wekstein, Olivier Zahm.