Marceline,
Là où tu vas, il n’y a pas de Dieu.
Tu l’envoyais se faire voir, Dieu, et tu avais bien raison : il t’avait fait trop de crasses.
Avant de partir, laisse-moi te dire combien ta rencontre a bouleversé ma vie.
Tu m’as autorisé à vieillir sans avoir peur – ou en ayant moins peur.
Parce que tu étais la plus jeune de mes amies.
Rien en toi n’avait pris de l’âge. En dépit des années, tu avais conservé tout naturellement ta voix, ton sourire, tes idées, ta malice de petite fille.
Je t’ai connue dans un film en noir et blanc où tu demandais aux passants s’ils étaient heureux. Ensuite, le temps a fait un bond de cinquante ans, et j’ai retrouvé, en couleurs, la même femme.
Tu incarnais à mes yeux une gentille sorcière ; de ces créatures qu’on ne croise que dans les contes, et qui, en un clin d’œil, savent tout sur vous.
À tes côtés, plus que jamais, on avait le sentiment d’être quelqu’un.
Parce que chaque personne, pour toi, était quelqu’un.
Tu n’oubliais ni les noms des amoureuses, ni ceux des amoureux, des amis, des grands-parents.
Tu t’intéressais à chaque détail, à chaque projet, à chaque histoire avec une bienveillance jamais dénuée de pragmatisme.
«Le pessimisme n’est pas un luxe que les Juifs peuvent s’offrir», dit le proverbe.
Tu n’étais pourtant guère optimiste. Qui peut l’être, après Auschwitz?
Mais ta présence, ta chaleur, ta sagacité contredisaient inlassablement ta crainte du monde de demain.
Tu étais – par ta vie même –, un hommage à la vie.
Personne d’autre que toi n’a su réunir autant d’amis épars, souvent errants, juifs ou non-juifs, véritable galaxie de vagabonds, d’artistes et de fugitifs.
Fugitifs, car fuyant l’ordre établi, la bonne société, et la moralité qui s’y attache.
Fugitifs, car courant vers un semblable horizon d’amour, d’aventure ; et d’ironie.
«Toi aussi, tu connais Marceline?» – «Toi aussi, tu vas chez Marceline?»
C’était le mot de passe. Nul besoin d’ajouter quoi que ce soit.
Tu n’as pas eu d’enfants, Marceline chérie, mais tu as construit une famille.
Cette famille ne portait pas de nom, ne nécessitait aucune carte d’identité.
Il suffisait cependant de te saisir les mains pour savoir, pour comprendre qu’on y appartenait.
Aujourd’hui, tu laisses derrière toi un grand vide. Le vide de ceux qui, tellement vivants, tellement présents, font passer leur disparition pour une mauvaise plaisanterie.
La dernière blague juive.
Mais au fond de ce vide, résonne ton alarme.
Ceux qui ont vu ce que tu as vu échappent par nature à la naïveté. Par malheur, ces témoins seront bientôt tous disparus : leur parole doit continuer d’être entendue.
L’homme d’hier n’est pas différent de l’homme de demain.
Le monstre d’hier persiste aujourd’hui. Il sommeille en chacun de nous.
Et le droit d’être en vie, comme le droit d’être libre, ne sont jamais acquis pour personne.
Voilà ce que crie ta mort.
Maintenant, Marceline, je serre dans mes bras ton corps miniature, j’embrasse tes doigts étincelants de bijoux ambre, à l’image de tes cheveux flammés.
Tu fus une personne inoubliable.
Le monde ne t’oubliera pas.
Moi, je ne t’oublierai jamais. Ni toi, ni ton rire.
Et je t’aime.
Arthur

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