Voilà le roman d’une poétesse portée par l’art tout à fait particulier de peindre les paysages, notamment les paysages urbains. C’est la grande force de Madeleine Assas – sa manière de restituer l’existence d’une ville comme New York aussi bien sentimentalement qu’intellectuellement.

Lisez son livre. De loin en loin, vous aurez l’impression de déambuler dans New York comme vous avez pu le faire quand vous y êtes allé réellement. Cette impression, lorsqu’elle s’opère, crée un moment de grâce, un kensho, une espèce d’extase fugitive. Voilà surtout ce à quoi ce livre se reconnaît. 

Le kensho, en langue mystique japonaise, vous initie à l’apprentissage de la « marche », au sens propre comme au figuré. Il ne vous évite pas la chute, mais tout de même, généreusement, il vous donne la force de vous relever. 

Pour autant, le héros du Doorman n’est pas un mystique japonais ; non, c’est un Juif d’Afrique du Nord, né à Oran et curieusement émigré aux États-Unis après l’indépendance de l’Algérie. Pourquoi n’émigra-t-il pas en France métropolitaine comme le firent la majorité de ses coreligionnaires ? Le narrateur – Raymond, devenu Ray – ne le dit pas, pas plus d’ailleurs qu’il ne dit pourquoi il n’émigra pas en Israël. 

Néanmoins, en exergue au roman de Madeleine Assas, une citation d’Isaac Bashevis Singer laisse deviner les tenants et les aboutissants de cette histoire : « L’Amérique est notre dernier refuge. »  Eh oui ! New York est unique, justement comme l’était Jérusalem jadis. Autrement dit, aux yeux de Ray, c’est le seul lieu où vivre en mystique. 

Il a déjà un peu plus de trente ans, en 1965, quand il débarque à New York. Il y trouve facilement du travail. Il devient bientôt doorman dans un immeuble cossu, au 10 Park Avenue. 

Qu’est-ce qu’un doorman ? 

Un portier, au sens propre ; mais également un agent de sécurité, un concierge, un intendant, un membre de l’équipe qui veille sur un immeuble 24 heures sur 24, à condition évidemment que ce soit un gratte-ciel, les petits immeubles n’exigeant pas ce genre d’équipes de surveillance typiquement new-yorkaises. 

Au service des copropriétaires et des locataires du 10 Park Avenue, Ray occupe un emploi utile, à la fois humble et honorable, à la fois actif et contemplatif ; précisément un emploi comme on pourrait en trouver dans une espèce de monastère.

Les États-Unis ont été créés par des religieux persécutés pour une raison ou pour une autre en Europe. La révolution américaine exalte la liberté de culte en premier lieu, alors que la révolution française se méfie fondamentalement de toute religion. 

Le mysticisme de Ray n’est pas concevable en France. Il repose sur quelque chose de spécifiquement new-yorkais, quelque chose qui se trouve là et pas ailleurs, quelque chose sans laquelle la poésie du Doorman n’existerait pas.

Quelque chose ? Mais quoi exactement ? Eh bien, l’exceptionnelle puissance esthétique de cette ville aux yeux de Madeleine Assas, une ville qui forcément, à ce même regard, n’est comparable qu’à Jérusalem avec sa faculté de stupéfier le visiteur comme en lui faisant avaler une véritable drogue. Car c’est ainsi que le sentiment religieux se réveille en soi.

« Je suis amoureux de New York comme d’une femme. Quand je ne travaille pas, je marche, je marche. New York, c’est le monde, et c’est chez moi », dit Salah, l’ami le plus cher de Ray, le compagnon avec qui il déambule sans fin dans la ville, un Américain d’origine palestinienne. 

Eh oui ! Pendant que la guerre fait rage dans l’ancien monde, voilà qu’à New York se noue l’amitié d’un Juif et d’un Palestinien. Comment ne serait-elle pas sainte ? 

Le religieux dans Le Doorman s’affirme sans prosélytisme, mais pas sans profession de foi. La New York de Madeleine Assas risque de déplaire à pas mal de gens dans le vieux monde, puisqu’elle renvoie évidemment au rêve américain, c’est-à-dire à la religion américaine.  

Il s’agit de se mettre dans la peau d’un mystique qui, au demeurant, n’a pas du tout l’air d’un mystique. On dirait plutôt le héros d’un thriller, quelqu’un qui rappelle la littérature de Patricia Highsmith, ou le cinéma de Jean-Pierre Melville, le héros d’un thriller tout à fait particulier, un homme que l’on suit pas à pas, de plus en plus près, jusque dans une extraordinaire proximité. 

Le Doorman a reçu récemment le prix du roman du Travail, remis en personne par la ministre du Travail, un prix qui récompense un ouvrage romanesque sur la thématique de l’entreprise et de l’emploi. J’ignorais qu’il existait un tel prix. 

Le 10 Park Avenue constitue une école de l’humilité pour un portier comme Ray. Le prix du roman du Travail se situe dans la même veine. Et, si humble qu’il soit, il ne fait pas moins honneur à l’art de Madeleine Assas.


Édité par Actes Sud, Le Doorman est le prermier roman de son autrice, Madeleine Assas