On l’oublie souvent : la course à l’abîme vers le national-socialisme commença tôt, très tôt, en Allemagne, dès le lendemain de l’instauration de la république, en 1919. Dans Die Welt von Gestern, « Le monde d’hier », ses mémoires, achevées pendant son exil brésilien où il croisera Georges Bernanos, Stefan Zweig a insisté sur cette précocité de la réaction anti-Lumières et anti-droit dans l’Allemagne du début des années vingt. Zweig, notamment, est revenu sur un événement à valeur prémonitoire, une secousse d’ultra-violence qui lui a révélé de façon précoce que, quatre après l’armistice de 1918, « sous sa surface apparemment pacifiée, notre Europe était pleine de dangereux courants ».
Cet événement-monstre, ce fut l’assassinat de Walter Rathenau, le ministre des affaires étrangères de la République de Weimar. Zweig en parle comme de « l’épisode tragique qui marque le début du malheur de l’Allemagne, du malheur de l’Europe ».
Rathenau, l’âme de Weimar
Walter Rathenau était un homme doué de qualités exceptionnelles, un pur représentant des élites weimariennes démocrates et libérales, animées par l’Aufklärung et mues par l’Humanität (l’idéal humaniste), passionnément attachées de surcroît au premier État de droit qu’ait connu l’Allemagne : « Ses paroles se souvient encore Zweig, coulaient comme s’il avait lu un texte écrit sur une feuille invisible, et il donnait cependant à chacune de ses phrases une forme si accomplie et si claire que sa conversation, sténographiée, aurait constitué un exposé parfaitement propre à être imprimé tel quel ». Zweig poursuit : « Il y avait dans sa pensée je ne sais quoi de transparent comme le verre, et par là-même d’insubstantiel ». De là cet aveu troublant du mémorialiste, dont chacun connaît l’hypersensibilité et l’acuité psychologique : « J’ai rarement éprouvé plus fortement que chez lui la tragédie de l’homme juif qui, avec toutes les apparences de la supériorité, est plein de trouble et d’incertitude ».
Rathenau, devenu responsable de la diplomatie allemande au tout début de l’année 1922, avait à ce titre négocié le traité de Rapallo avec deux émissaires soviétiques, Christian Rakovsky et Adolf Joffe : cet accord, d’un grand bénéfice pour Weimar, effaçait la dette de guerre tout en permettant au jeune régime démocratique de contourner les stipulations du traité de paix. Et pourtant… Cela n’empêcha pas le chœur de ses détracteurs de livrer Rathenau à l’hostilité inapaisable, au pilonnage violent, à cet interminable décri tissé d’injures et de menaces – « salaud de cochon de juif » (Judenschwein), « Walter Rathenau au poteau » – jailli du cœur des extrêmes, gauche radicale et droite dure unies, pour l’occasion, dans une véhémence homicide, et qui s’abattra sur cet homme désarmé jusqu’à son dernier souffle.
Un témoignage d’Emil Ludwig
Le journaliste, historien et essayiste Emil Ludwig, né en 1881 à Wroclaw en Pologne, très favorable à la République « noir-rouge-or » et à son libéralisme, confirme le témoignage de Zweig et note dans sa Geschichte der Deutschen (d’ailleurs dédiée à son ami le radical-socialiste Édouard Herriot) : « Avec sa profonde connaissance du tempérament allemand, Rathenau n’aurait jamais dû accepter [de devenir ministre des Affaires étrangères] ; il aurait dû savoir que les Allemands ne tolèrent et ne tolèreront jamais un Juif à leur tête. C’était pourquoi l’homme d’affaires Albert Ballin, directeur de la Hapag, ami du Kaiser, avait décliné une offre semblable ».
L’organisation Consul groupuscule proto-nazi d’activistes auquel appartient Ernst von Salomon, planifie l’assassinat du jeune ministre. Leur but ? Déstabiliser et, partant, accélérer la chute du gouvernement honni ; plonger, autrement dit, l’Allemagne dans un chaos pré-révolutionnaire. Consul passe à l’acte le 24 juin 1922 à l’angle de la Königsallee dans le quartier de Grünewald. Un cabriolet conduit par Ernst Werner Teschow, photographe de son état, avec deux passagers à son bord vêtus de manteaux de cuir et dissimulés sous des capuches, s’approche de la voiture de Rathenau. A l’arme automatique, ses assassins blessent grièvement le ministre au menton, à la moelle épinière et au pied. Il mourra sans tarder.
Arrêté pour complicité d’assassinat, Von Salomon, déjà une figure majeure de la révolution conservatrice anti-weimarienne, aura beau plaider lors de son procès l’absence de mobile antisémite et réitérer ce point à Ernst Jünger, le fait est là : ni lui ni ses comparses n’avaient assurément choisi leur victime par hasard, ou simplement parce qu’elle incarnait ce qu’ils déclaraient abhorrer, c’est-à-dire l’« impuissance », et la « résignation » face aux clauses contraignantes du Traité de Versailles. L’ami du ministre assassiné, le journaliste Helmut von Gerlach, a dit et redit que Rathenau avait perdu la vie car « il (était) juif ». Son excellence morale, sa culture, son humanisme étincelant constituaient pour ses meurtriers « la réfutation vivante de la théorie antisémite qui veut que le judaïsme soit nocif pour l’Allemagne ». L’historien Saül Friedländer relate, quant à lui, le témoignage de Teschow, le photographe, lors de son procès. Selon Teschow, « le groupe de conjurés aurait été influencé par les Protocoles des sages de Sion ». Rathenau se serait désigné lui-même comme « l’un des trois cents sages de Sion et son but aurait été d’instaurer en Allemagne le régime que Lénine avait instauré en Russie ». Témoin de l’assassinat de Rathenau, le satiriste et feuilletonniste Kurt Tucholsky note pour sa part, avec une lucidité amère, dans les colonnes d’un titre influent dirigé par Carl Von Ossietzky, la Weltbühne : « A bien des tables de bistrots, on saluera le sanglant événement d’un “ça s’arrose !” ». C’est un fait incontestable : Rathenau était un emblème de la Gesellschaft, cette société ouverte et tendant vers l’universalité, avec laquelle le camp nationaliste était résolu à croiser le fer. Quitte à libérer sur la durée les forces de déliaison les plus fatales.
Dès le lendemain de l’assassinat du ministre, le chancelier, Joseph Wirth, monta à la tribune du Reichstag et laissa percer, tout ensemble, sa détermination et sa gravité : « Voilà l’ennemi qui instille son poison dans les blessures de notre peuple (…) Pas de doute : cet ennemi est à droite ! ». L’historien Johann Chapoutot rappelle que Wirth, sous le choc de l’assassinat de Rathenau, a pris également l’initiative d’une « loi de protection de la République », votée dès juillet, destinée à poursuivre les auteurs d’activités anticonstitutionnelles.
« L’étoffe de la tragédie »
Quintessence des élites weimariennes, Rathenau, dans cette Allemagne tout juste advenue à la démocratie, était aussi, par delà les clivages idéologiques et politiques, un symbole de brillance intellectuelle et d’exigence éthique. Ce fils d’un industriel couvert de succès incarnait le meilleur de la culture germanique, une forme d’« aristocratie de la conscience », pour reprendre une formule du grand rabbin d’Allemagne, Léo Baeck. Sebastian Haffner a raconté que sa compagnie donnait le sentiment d’être en présence d’un « grand homme ». Zweig, nous l’avons vu, ne dit pas autre chose. Robert Musil en a même fait un personnage – Arnheim – de L’Homme sans qualités. Rathenau aimait à définir la jeune république démocratique comme une « Einheit von Staat und Kultur », « une unité de l’État et de la culture ».
A l’évidence, cet intellectuel devenu responsable public, puis homme d’État, forme une variante germanique de ces « Juifs d’État » dépeints avec talent par l’historien Pierre Birnbaum et qui, par dévouement à l’universalité de la superstructure étatique, ont incarné la IIIeRépublique avec passion. Il était, aussi, comme tant d’autres Allemands d’alors, un modèle de ce que Jean-Claude Milner a appelé « le Juif de savoir ». Comme Benjamin Disraeli, enfin, dans l’Angleterre victorienne, cet héritier d’un empire industriel, avec ses talents profus, ses douleurs intimes et son identification secrète à la souffrance du Christ, a manifesté, tout au long de sa vie tumultueuse, un souci constant et absolument sincère d’améliorer le monde, de le réparer, un souci qui a frappé l’historienne israélienne Shulamit Volkov. Un souci du tikoun olam, indissociable dans son cas, comme le suggère sa biographe, d’une neshama incandescente et inquiète. D’une âme d’artiste, vrillée par mille tortures sacrificielles, et bien plus attachée qu’on ne l’a dit à ce que Bernard-Henri Lévy a nommé, dans un livre éponyme, « l’esprit du judaïsme ».
Socialiste antibolchevik – Volkov rappelle l’effroi de Rathenau à l’idée d’une importation du léninisme en Allemagne, au tout début des années 1920 –, Rathenau n’en a pas moins dessiné un sillon réformiste qui en fait un épigone du socialisme utopique du XIXème siècle et notamment des saint-simoniens. Le célèbre ministre se sentait proche de leurs conceptions philosophiques, comme il l’a exprimé dans La mécanisation du monde (Die Mechanisierung der Welt), qui comporte des aperçus toujours riches de sens et d’actualité sur la dynamique du capitalisme et sur l’entreprise, non dénués de nostalgie prémoderne et de goût pour « l’authenticité esthétique et culturelle de la société pré-industrielle », ainsi que l’a finement noté Enzo Traverso dans son étude, Les Juifs et l’Allemagne.
Est-ce parce que la vie de Rathenau, comme le suggère Shulamit Volkov, était aussi cousue dans « l’étoffe de la tragédie » ? En tout cas, le ministre des Affaires étrangères ne fut pas le dernier à s’alarmer de la dérive vers l’illibéralisme autoritaire et, bientôt, pré-totalitaire de la droite allemande. Rathenau ne fut pas le dernier non plus à dénoncer la déloyauté vis-à-vis de la République de nombreux patrons et industriels, dont il partageait la condition sociale, mais nullement les idées. Rathenau, ce fut l’anti-Krupp. Ou l’anti-Thyssen. Une vigie au bord de l’abîme. Un homme qui a actionné le « frein d’urgence », pour reprendre une image chère, alors, à Walter Benjamin. C’est aussi Rathenau, rappelle Georg Bernhard, qui eut le courage de prononcer le grand discours du Reichstag où, fustigeant les Erzherzogtümer, c’est-à-dire ces « archiduchés » du capitalisme, il pointait l’habileté de la Grossindustrie et de ses capitaines à exploiter la chute du Mark pour augmenter son hégémonie déjà gigantesque et faire pression et, par reptations successives, main basse sur l’État. Allait-on lui pardonner de révéler pareil chantage en col blanc ? C’est encore lui, oui, qui, précocément, a eu l’audace de penser contre sa classe. Dès cet instant, Rathenau a dérangé. Ulcéré. Scandalisé. Il est devenu, à la fois, un gêneur et une cible pour ces féodaux cuirassés de puissance. Une proie pour cette partie extrémisée du patronat. Bien décidée à s’occuper de lui.
« Le sabbat de l’inflation »
Attaque de la République démocratique en son cœur, l’assassinat de Walter Rathenau jette le jeune régime démocratique dans le désastre que lui souhaitaient ses plus acharnés adversaires. Quelques mois plus tard, Joseph Roth, toujours à Berlin, confiait ses craintes et son désarroi à un grand quotidien économique pour lequel il collaborait ; « Jamais la misère n’a été aussi vive à Vienne, jamais la chute de larges couches de la population n’a été si brusque et si vertigineuse (…) L’insécurité, la peur du lendemain étreignent tout le monde, partout on râle, on se cogne (…) On ne sait plus où on est – à droite, à gauche, au milieu ? – et on ne fait pas confiance aux journaux ». Avec l’inflation galopante, la déstabilisation de la république s’aiguise à l’orée de l’année 1923. « C’est alors seulement, se souvient pour sa part Zweig, que commence le vrai sabbat de l’inflation au regard de laquelle la nôtre, en Autriche, avec sa proportion déjà assez absurde de 1 à 15000, n’était qu’un misérable jeu d’enfant. Il faudrait un livre pour la raconter, avec ses particularités, ses circonstances incroyables, et ce livre semblerait un conte de fées aux hommes d’aujourd’hui. J’ai vécu des journées où il me fallait payer le matin 50000 marks pour un journal, et le soir 100000(…) ». Walter Rathenau n’était d’ailleurs pas la seule cible du lynchage antipolitique et anti-élites, rappelle Amos Elon. Le responsable social-démocrate Emil Julius Gumbel a recensé quelques 376 crimes politiques dont 354 de droite dans les trois années précédant l’assassinat de Rathenau. Bien des victimes de ces violences étaient des personnalités juives, et connues comme telles. Le journaliste Maximilian Harden, très connu, était également dans le collimateur. Le 29 juin, Harden sortit grièvement blessé d’un attentat ourdi par des factieux d’extrême droite. Lui aussi était assimilable par les ennemis de Weimar à ce que l’extrême droite nommait les « Erfüllungsgspolitiker », c’est-à-dire ces responsables publics à qui revenait l’âpre tâche de faire respecter les clauses honnies du Traité de Versailles. Maximilian Harden plaidait, comme Rathenau, en faveur du pragmatisme : l’Allemagne, répétait-il, n’avait d’autre choix pour se relever que de respecter scrupuleusement les stipulations des accords de paix, nonobstant leur sévérité ; c’était, répétait-il, « notre seul espoir »de convaincre les Alliés de modérer leurs exigences. Comme Rathenau encore, Harden, en dépit de conceptions personnelles plutôt conservatrices, était tenu par les agitateurs nationalistes pour un « Judenschwein », un « cochon de juif ».Amos Elon a raconté son agression spectaculaire : « Deux tueurs à gages l’assaillirent dans la rue à coups de barres de fer, le frappant à la tête dans l’intention évidente de le tuer ». Sans l’intervention d’un passant, Harden aurait, lui aussi, succombé.
Toujours considérer la « big picture ». Qu’est-ce à dire ? Qu’un demi-siècle exactement après la IIIe République française, le régime de Weimar, idéal-type de ces constructions mixtes, modérées par nature, que pourfendra bientôt avec une extrême violence le juriste Carl Schmitt, a réalisé une prouesse : instaurer une citoyenneté pleine et entière pour tous les juifs d’Allemagne. Le rabbin Benno Jacob, un des hauts représentants du Zentralverein, institution comparable au Consistoire, en a été, immédiatement, tout à fait conscient. Benno Jacob a salué, des 1919, l’avènement de cet État dont le mérite, s’enthousiasmait-il, résidait dans son aptitude à tenir à distances ces deux écueils récurrents de l’histoire nationale : « Kirchenstaat », le cléricalisme en somme, « Rassenstaat », la conception raciale et biologique de la citoyenneté. Oui, le rabbin Jacob a vu, dès le commencement, l’essentiel, c’est-à-dire la relance par Weimar des énergies libératrices de l’Aufklärung, dans un parallèle évident et assumé avec la IIIe République du voisin français. Désormais, ajoutait Benno Jacob, empli de gratitude, « la germanité se trouve dans l’âme et non pas dans le sang » (« Deutschtum liegt im Gemüte, nicht im Geblüte »). A bien des égards, cette universalisation « kantienne » de la clôture de l’identité nationale, ce relâchement des frontières de la germanité, ambitionnés et traduits en acquis juridiques par Weimar, ont fait s’élever la lame de fond d’une contre-offensive, conservatrice, réactionnaire et, de proche en proche, pré-nazie. Avec Rathenau comme victime émissaire, l’antisémitisme ne devait plus dès lors cesser de se dilater aux dimensions d’un « code culturel », suggère Shulamit Volkov, des antiweimariens. Comme dans la France des années 1890, celle de l’Affaire Dreyfus, ce qui frappe, c’est la superposition, ou la coalescence, entre la défiance envers la République et la haine vouée aux juifs : rejeter la première, c’est diaboliser les seconds. Dans ces années 1920, qui ne furent pas « folles » que par leur inventivité débridée, anti-weimarisme et antisémitisme vont de pair, escortant de façon lugubre la course à l’abîme. On déteste les juifs à proportion du mépris hargneux que l’on témoigne à la forme républicaine. Refus de la légitimité démocratique et rejet des juifs s’additionnent et potentialisent leurs exécrations.
Est-ce si différent, d’ailleurs, un siècle plus tard ?
Faut-il se réjouir que Zemmour ait été chassé par Omicron ? Pas si l’on se souvient qu’en avril 2002, la Jospinie s’était convaincue que le rapide retour de la gauche aux affaires avait sonné le glas de la droite, ce qui, de son point de vue, ne laissait pas beaucoup d’espoir à l’extrême droite…
Faut-il alors espérer que le dégonflage de la cloche Omicron regonfle Zemmour à bloc ? Il faut surtout compter sur notre capacité à tuer le mal à la racine, or il est rare que la cause d’un mal soit de la même nature que le mal en question.
J’irais même jusqu’à dire qu’à balancer entre l’un et l’autre, j’aurais plutôt tendance à situer le mal du côté de la cause.
ne tournons pas autour du pot, ASERMOURT : vous êtes ici en train d’insinuer que dans le cas précis l’assassinat politique ne serait pas forcément la plus mauvaise solution.
A titre personnel mes convictions m’interdisent absolument de préconiser un acte que je ne suis pas disposé à accomplir à moi-même mais en tant que chercheur sur l’Italie fasciste j’ai bien aimé la nouvelle de Thomas Mann, ‘Mario et le magicien’ (qui d’ailleurs fut écrite après un séjour dans ce pays au moment de la « fascistisation totale » de 1926) : elle nous montre un maître-chanteur abject qui tient l’assistance sous sa dépendance et nous montre que ce lien pervers ne cesse brusquement qu’avec le coup de pistolet final de Mario, venu supprimer la cause du mal.
J’ai bien aimé aussi un article du grand historien Salvemini (qui fut… dénaturalisé pour cause d’antifascisme) alors paru dans le revue ‘Europe’ après un attentat : il disait qu’il fallait laisser Mussolini « aller jusqu’au bout de son expérience », sic. Mais après la seconde guerre mondiale il a eu l’honnêteté de faire son auto-critique et de reconnaître que s’il avait su alors que l’expérience allait durer si longtemps, et qu’elle allait coûter si cher au peuple, il ne se serait pas exprimé aussi à la légère…
Quoi qu’il en soit il nous faut espérer qu’avec Omicron… et le reste, 2022 nous délivrera du mal