Voici la seconde vidéo où Christine Angot intervient sur le media Brut. La première intervention, le 18 février 2021, était une lettre ouverte au Ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, alors qu’une loi était en examen au Parlement, visant notamment à fixer pour l’inceste un seuil de consentement, 18 ans, quand, jusque-là l’inceste était un crime qui n’avait pas d’âge. Dans cette lettre ouverte, Christine Angot expliquait pourquoi, en matière d’inceste, la question de l’âge et du consentement n’était pas opérationnelle. Vouloir fixer un seuil de consentement n’a pas de sens en cas d’inceste, c’est le confondre avec le viol sur mineur. Elle rappelait que l’interdit de l’inceste est le fondement de toute société, et que, nulle part ailleurs dans la loi l’interdit de l’inceste n’étant réaffirmé, renvoyer vers la seule responsabilité du juge les couples incestueux au-delà des 18 ans de la victime comporte le risque de les légitimer. Ce serait alors une régression sociale majeure. Cela n’a pas empêché la loi d’être promulguée, le 21 avril 2021 (loi « visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste »).
Cette seconde intervention, filmée le 26 septembre 2021, est censée accompagner la sortie du livre de Christine Angot, Le Voyage dans l’Est. C’est d’ailleurs 45 minutes d’échanges qui ont eu lieu avec la journaliste de Brut, dont ne restent au montage que 3 minutes 38, et qui sont présentées par Brut comme un « témoignage ». Le terme est plutôt mal choisi pour présenter un livre de la rentrée littéraire, il est plutôt embarrassant quand on connaît le travail de Christine Angot.
Mais alors, quel lien faire entre ces deux interventions et pourquoi Brut a-t-il choisi d’appeler témoignage ce qui est bien plutôt une tentative de mettre en mots et de dire ce qu’est l’inceste ? Et ce, non pas dans la perspective de parler de soi, de faire témoignage, ou étalage des souffrances subies mais bien dans celle de faire prendre conscience à tous de la gravité de ce crime et de la nécessité d’en réaffirmer l’interdit absolu, c’est-à-dire de protéger les victimes passées et futures de l’inceste.
Le Voyage dans l’Est est en effet un texte dans lequel sont détaillés les effets de l’inceste sur le corps de l’enfant et sur sa vie future. Ce livre tente de ressaisir la chronologie exacte de l’inceste, de le replacer dans une durée, pas seulement celle du crime, mais surtout, celle de ses conséquences sur une vie entière. Or, que dit Christine Angot dans cette vidéo ? Elle dit que l’inceste est une rupture dans la chronologie, que l’inceste est l’interruption de toute chronologie, et qu’il est pour l’enfant l’impossibilité de se projeter dans une vie future. « Il y a une forme de mort à ce moment-là, tant pis (…) je n’aurai pas de vie » (extrait de la vidéo).
Christine Angot revient sur ce qui ne peut paraître qu’un détail à première vue mais qui est fondamental : lorsque l’enfant subit l’inceste, il met en place des stratégies de survie. C’est dire qu’il est déjà conscient des répercussions que cela pourrait avoir sur sa vie future. L’enfant peut par exemple demander à son parent de ne pas le déflorer. De préserver au moins une partie de son corps. Sera-t-il entendu, c’est une autre question. Mais ce qui est certain, c’est qu’au moment même du crime, l’enfant sent, il sait, même confusément, qu’il y a là transgression d’un interdit majeur. Et c’est précisément la conscience qu’il y a une Loi, et qu’elle est bafouée, qui l’aide à ne pas mourir tout à fait. Que se passera-t-il désormais, pour l’enfant majeur qui est violé par son parent ? Saura-t-il qu’il peut se raccrocher encore à la Loi ? Que ce qui a lieu est interdit ? Qu’un jour peut-être, plus tard, justice lui sera rendue ? Bien au contraire, c’est cet horizon même qui a disparu. Il suffit à l’enfant d’atteindre la majorité pour que le crime de son parent ne soit plus un crime. Le temps joue contre lui. Le temps avantage/favorise le prédateur. Et alors, là, comme le dit Christine Angot, alors là, oui, vraiment, on a envie de dire, « Tant pis ! ».
La vidéo a été, dans un premier temps, diffusée sur le site de Brut, puis reprise par différents médias, dont France TV et 20 minutes. Elle a été vue par plusieurs dizaines de milliers d’internautes et est largement commentée. La lecture des commentaires peut donner une idée assez claire de la doxa dominante. Beaucoup d’entre eux saluent ce qu’ils appellent le courage de l’écrivaine. D’autres la plaignent, et d’autres enfin, ne comprennent pas que l’inceste ait pu être commis au-delà des 18 ans.
« À 25 ans était-t-elle encore mineure ?? Ne savait-elle pas le bien et le mal ? Ne savait-elle pas qu’un père et une fille peuvent pas aller ensemble ? »
« Comment elle arrive à se faire violer à 25 ans ??? Là vraiment, je comprends pas ».
« Après avoir été mariée, pourquoi se laisser faire par son père à cet âge de 25 ans ? »
Il semble que ces commentaires reflètent une large partie de l’opinion, ainsi que l’attitude des législateurs qui ont, en avril 2021, fixé un seuil de consentement pour l’inceste. Il y a là encore confusion entre viol sur mineur et inceste. Pourtant c’est bien tout le propos de Christine Angot dans son livre, que de détailler ce qui se passe quand l’agresseur n’est pas un individu lambda, quelqu’un d’extérieur à la famille, mais qu’il est un parent. C’est bien toute la différence entre la littérature, qui est une recherche effrénée de la vérité, et le commentaire, le débat, l’opinion, qui assène, tranche, aimerait avoir le dernier mot. Ne laissons jamais le dernier mot aux commentateurs, et continuons de lire et de chercher à comprendre, c’est là toute l’ambition de la littérature et de la parution de ce nouveau livre, Le Voyage dans l’Est.
On ne cesse pas brusquement d’être le père ou la mère de quelqu’un au bout d’un laps de temps d’existence.
Le jour où l’on met un être humain au monde, on en prend pour perpète.
Irresponsable à vie ou responsable à mort.
La loi des hommes a-t-elle un rôle à jouer dans la construction éthique d’un individu ?
La pulsion de meurtre fut-elle neutralisée par le sixième commandement ?
Il n’est pas interdit de penser que l’omission d’une proscription de cet ordre aurait été perçue comme une prescription tacite.
Mais attention, la connaissance vertigineuse qu’Angot a du tabou n’insufflera à notre civilisation une avancée notoire qu’à la condition expresse que son renforcement moral dépasse le stade fascinatoire de l’obsession antipatriarcale.
L’égalité des sexes conquiert chaque jour davantage de pouvoir, et derrière le pouvoir, la liste envahissante des attributs compulsionnels que tout un chacun peut être poussé à glisser sous le tapis ontique de sa précarité.
Si le Noli me tangere a un sens, c’est en tant qu’il nous apprend à souffrir que le Père ait abandonné le Fils à son propre sort avant que Leur Esprit nous restituât au nôtre.
Le retour du fils prodigue n’aura lieu qu’à ce prix, au moment crucial où son père ne pourra plus compter que sur la pureté d’un amour inconditionnel tant il s’impose à soi par-delà les meurtrières de la passion et les douves de la raison, à la faveur d’une forteresse d’intuitions prophétiques.