Albert Cohen a tenu un grand rôle, peu connu, dans votre vie, et notamment dans votre « Retour » vers le judaïsme. Pouvez-vous, pour commencer, nous remémorer dans quelles circonstances vous l’avez rencontré ?
Bernard-Henri LÉVY– Très simplement. J’avais lu Belle du Seigneur dès sa parution. J’avais éprouvé une véritable illumination.
Nous étions à l’automne 1968. Et je lui ai écrit. Puis, j’ai commencé à le voir. Assez souvent, à Genève, dans son appartement de l’avenue Krieg. J’étais bien loin, alors, d’imaginer qu’un jour, le judaïsme allait tenir une place si essentielle dans ma vie.
Laquelle, en l’occurrence ?
B.-H L. – Je suis venu au monde et j’ai grandi dans une famille de juifs assimilés, qui avaient une volonté d’intégration chevillée au cœur. Je crois que mes parents, mon père en particulier, ne voulaient plus trop penser au judaïsme car il était, pour eux, l’homonyme du malheur et de la désolation. Subitement, tout jeune adulte, je découvre, grâce à Cohen, un judaïsme glorieux dont je ne soupçonnais même pas jusqu’à l’existence. Je suis intrigué. Bouleversé. Foudroyé.
Pourquoi ?
B.-H. L. – Comment vous dire ? Je vois paraître un prototype d’homme, Solal, qui ne ressemble en rien au portrait de ces êtres qui ont intériorisé l’humiliation, et qui étaient, jusqu’ici, mon idée approchante de l’être-juif.
C’est là que s’origine, en fait, l’amorce de votre « Retour » ?
B.-H.L. – En tout cas, il y a eu, oui, ce saisissement. Et tout ce qu’il a déclenché, immédiatement ou, au contraire, sur la durée. Puis les années ont passé…
Jusqu’au succès de votre premier livre fondateur, cet essai de combat antitotalitaire, La Barbarie à visage humain…
B.-H L. – C’est là, à l’été 1977, fort de la confiance que me donne ce livre, que je prends la liberté, après avoir fébrilement recherché ses coordonnées, d’entrer en contact avec Albert Cohen.
Que se passe-t-il alors ?
B.-H. L. – C’est Pierre Bénichou, alors rédacteur en chef à L’Observateur, qui me révèle son adresse. Moyennant un « échange de bons procédés », je m’engage à ramener un grand entretien avec Albert Cohen pour le grand hebdo de la gauche. A cette date, j’ai lu tous ses livres. Je les connais presque par cœur. S’ouvrent quatre années durant lesquelles je le fréquente assidûment. Il vit reclus, cloîtré, retiré tout autant de la vie littéraire que des mondanités genevoises.
Quel souvenir avez-vous gardé de vos conversations ?
B.-H. L. – Sans doute avait-il, bien sûr, un peu moins d’aura que son personnage… Il recevait tous ses visiteurs vêtu de robes de chambre magnifiques, rouges, ou bariolées, à larges revers. Il ne se départissait jamais du chapelet qu’il gardait entre ses mains. Ce qui était décevant au premier abord, mais qui devenait très vite charmant et, pour tout dire, à son honneur, c’était son émerveillement pour son personnage : Solal enchantait Albert Cohen comme il aurait enchanté n’importe quel lecteur. Et il en faisait l’éloge à la manière d’un bon père juif de son enfant brillant !
Ah oui, carrément ?! Vous étiez touché ?
B.-H. L. – Évidemment ! Le rapport d’intimité parfois batailleuse qu’il entretenait avec Solal devenait contagieux. Ce qui m’a frappé, aussi, dès le premier jour, chez lui, à Genève, c’est son incroyable modestie ; il considérait le monde de la gentilité sans aucune insolence, avec respect, avec déférence.
Cohen a-t-il été, peut-être même sans le savoir, un professeur en « teshuva » pour votre génération ?
B.-H.L. – Oui, à deux titres. Cohen, certes, n’était pas savant, mais un grand artiste. A ce titre, il était doué d’intuitions fulgurantes. Et puis il était généreux. Je lui suis redevable de deux cadeaux.
Lesquels ?
B.-H.L. – Le premier, c’est ce fameux « pari d’anti-nature ». La direction de mes découvertes ultérieures – le primat de la loi sur l’événement, pour le dire avec les mots de Levinas, la désignation d’un totalitarisme ontologique, la détestation du sacré, ou encore la chasse à tous les résidus de paganisme à l’intérieur du monde juif et chrétien –, tout ce sur quoi, au fond, j’ai enté mon engagement ultérieur, était comme encapsulé dans l’intuition métaphysique de Cohen.
Et le deuxième cadeau ?
B.-H.L. – Eh bien, le deuxième cadeau, cela a été ce que j’ai appelé, dans l’exorde de L’Esprit du judaïsme, « la gloire des juifs ». Albert Cohen avait, je crois, au plus profond de lui-même, la vision d’un judaïsme appelé à répondre à la violence par l’exigence spirituelle : par sa vocation glorieuse à faire reculer le paganisme et débusquer les bosquets sacrés. Il en tenait pour cette idée essentielle que la fierté, la force de caractère étaient la bonne réponse à la violence antisémite et païenne.
Vous avez bien résumé votre dette envers la métaphysique de Cohen. N’était-il pas, néanmoins, un pessimiste ? Bien plus pessimiste, au fond, qu’un Abraham Heschel ou qu’un Elie Wiesel ?
B.-H.L. – Pessimiste, oui, en ce sens que tout se ramenait pour lui à cette équation simple : comment gagner du temps ? Cohen pensait qu’il s’agit-là d’un combat essentiel, d’un combat de chaque instant… Vous appelez cela du pessimisme ? Peut-être… Mais un pessimisme tempéré par une sorte d’optimisme de la volonté. Attention, quand même : Cohen n’était, tout compte fait, pas si éloigné de l’hypothèse messianique.
Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ? Quelles formes, alors, prenait cette hypothèse messianique ?
B.-H.L. – Il savait, bien sûr, ce dont il retournait avec le messianisme. Mais il pensait aussi, comme le veut une tradition bien établie, que le Messie viendra le lendemain de sa venue…
Carrément ?
B.-H.L. – Oui… Le Cohen que j’ai eu la chance de croiser pressentait que le « différé » est la matière même du messianisme, l’étoffe de son espérance. Alors qu’est-ce cela veut dire, justement ? Qu’il faut, bien sûr, être prêt. Car le Messie peut entrebâiller la porte à n’importe quel instant. Il importe d’être disposé à L’accueillir. Mais, dans le même temps, il faut toujours se méfier de l’« impatience messianique ». C’était aussi, comme vous savez, la recommandation de Levinas : il faut résister à la tentation de brûler les étapes et se souvenir que c’est plutôt notre fils, notre fille, nos descendants qui l’accueilleront… Cohen, vous l’aurez remarqué aussi, se distinguait d’un autre pan de la sensibilité juive contemporaine : il ne croyait pas, lui, au « silence de Dieu ». Cette position le plaçait aux antipodes d’un autre de mes amis chers, Elie Wiesel. C’est un fait : contrairement à l’auteur de La Nuit, il ne pensait pas que Dieu s’était éclipsé dans l’abomination de la Shoah.
Avez-vous publié des entretiens avec Cohen sur ces sujets ?
B.-H.L. – C’est intéressant comme histoire… J’ai, pour être exact, failli publier un entretien avec lui.
Failli. C’est-à-dire ?
B.-H.L. – C’est Pierre Bénichou, comme je vous l’ai dit, qui m’a donné ses coordonnées. Je me sentais donc redevable tant envers lui qu’envers L’Observateur de cet entretien promis. Alors, dans nos rencontres, je le faisais réagir sur Levinas, sur Elie Benamozegh, sur toutes mes lectures… Je lui confiais mes hypothèses sur Proust, sur son judaïsme profond. J’envahissais littéralement son bureau d’une avalanche de références… Et à mesure que nous avancions vers la réalisation de notre projet, je percevais une inquiétude. Voire, maquillé par la pudeur, un affolement. A un moment il m’a interrompu : « Écoutez, je perds un peu le fil… Faisons simple : envoyez-moi vos questions ! »
Vous l’avez fait ?
B-H.L. – Je lui ai écrit une longue lettre saturée d’une liste interminable de questions. Et là, silence radio : Genève reste obstinément injoignable. Pendant des semaines… Intrigué, je lui téléphone. Sa femme, Bella, m’explique qu’il n’est pas disponible, « trop occupé », etc. Déstabilisé, je ne me décourage pas. Je prends l’avion. Je me pointe. C’est toujours Bella qui décroche. Et, quand elle comprend que je suis là, elle me propose de venir. Je suis alors reçu par un Cohen déconfit, navré, assez enfantin et très charmant, qui m’avoue n’avoir juste rien compris à mes questions. Je rougis de ma cuistrerie. Je me confonds en excuses pataudes. Me morfonds. Je me trouve nul.
Et l’entretien, oublié ?
B-H.L. – Nous l’avons abandonné, et le cours de nos échanges a repris comme avant. Avec une autre idée, une nouvelle idée, qui lui tenait, lui, bien plus à cœur, qu’un entretien philosophique. C’était que « Belle du Seigneur » soit adapté au cinéma. Il avait une idée fixe : que je joue Solal. J’avais beau lui dire que je n’étais pas acteur, il s’est procuré un film fleuve qui venait d’être produit par TF1 et où je jouais le rôle de René Crevel. Vous voyez bien, il me disait, triomphant ! Alors, je lui ai amené, en pèlerinage, Daniel Toscan du Plantier, Martine Offroy, des actrices. Une fois aussi, François Mitterrand. Mais il est mort. Il m’a écrit des lettres, juste avant, où il me confondait, un peu, avec le personnage. Il me faisait faire des photos où je devais me grimer en lui. Et puis c’est fini. Le film a été oublié. C’est triste. Il le voulait beaucoup.
Il y a un autre trait de pessimisme chez Cohen : c’est sa vision d’une extinction nécessaire de l’amour…
B.-H.L. – …S’il est privé de sa « chlorophylle » sociale… Oui, je sais. Eh bien, sur ce point, je l’avoue, je me sépare de lui. Depuis longtemps. Sans doute parce que j’ai rencontré une femme miraculeuse. Et puis parce que je ne crois pas autant que lui à l’emprise du « nous ». Je n’aime ni le mot, ni l’idée, ni la chose. C’est un des mots de la langue française que je déteste. Après tout, François Mitterrand a donné avec Anne Pingeot l’exemple d’un amour à la fois indéfectible et durable en dépit d’une absence complète d’oxygénation sociale. En fait, la société tient pour l’amour le rôle du frottement pour la bille de l’expérimentation cartésienne : elle l’altère et, à terme, l’asphyxie…
Vous reconnaissez-vous dans l’amour de la France d’un Cohen, cet amour entrelacé de fidélité à ses origines séfarades qui éclate dans la déclaration très lyrique de Ô, vous frères humains ?
B.-H.L. – Oui, mais je crois que le plus déterminant, chez moi, ce n’est pas la composante séfarade et algérienne de mon héritage. Mon patriotisme français est, fondamentalement, celui du fils d’un « Free French » : très tôt, j’ai appris de mon père, André Lévy, à détester Vichy et à chérir la face de lumière de la France résistante. Après, il existe aussi dans mon « être-français » une idiosyncrasie : j’ai grandi sans image mnésique de mon lieu de naissance – Béni Saf. La famille dans laquelle je suis venu au monde était, en fait, archi-déracinée. Vous comprenez donc avec quel enthousiasme je me suis retrouvé dans le « pari d’anti-nature ».
Cohen nourrissait une véritable « amitié stellaire » avec un de ses compatriotes de Marseille, Marcel Pagnol. Vous y étiez sensible ?
B.-H.L. – Pas du tout ! Je trouvais leur affrèrement ridicule. Et c’est moi qui étais, au fond, ridicule…
Pourquoi ?
B.-H.L. – Parce qu’elle était belle, en fait, cette amitié. Parce qu’elle était infiniment plus vraie que je ne l’ai cru. Cohen et Pagnol vibraient, l’un et l’autre, de cette grande idée de la France qui a pour nom Marseille.
Que reste-t-il de Cohen, quatre décennies après sa mort ?
B.-H.L. – De son vivant, Cohen finalement n’a pas été si sacré et consacré que cela. Sans la petite société secrète d’admirateurs qui l’entourait, il n’aurait pas été visible. Depuis sa mort, le cercle n’a cessé de s’élargir. Tant mieux.
J’habite un tout petit village où il me suffisait de traverser la place pour entrer dans la bibliothèque en face de chez moi, elle n’existe plus depuis plusieurs années. Je me souviens d’un jour où j’avais emprunté deux livres, Belle du Seigneur et les Aventures de la Liberté, le soir même, il y avait un petit attroupement sur la place, j’entendais dire « Lévy, Cohen… ils sont partout! Je n’ai rien dit, j’ai choisi le silence…
C’est fou ce que BHL compte comme « amis » morts, donc qui ne peuvent de défendre de sa proximité.