La polémique actuelle autour du choix de la traductrice de l’œuvre de la jeune poétesse Amanda Gorman révèle les tensions que peuvent susciter les traductions d’un texte. Le dernier numéro daté de Mars 2021 de la revue Critique publiée par les éditions de Minuit sous le titre La traduction, l’art de l’intranquillité est consacré aux enjeux des traductions. On peut y lire, dans l’introduction : « Si la traduction a toujours été au carrefour des langues et des langages, elle est aujourd’hui au cœur d’interrogations qui portent sur le monde et sur nous-mêmes autant que sur la littérature ». C’est encore à propos de traduction – celle du premier mot de la Bible – que Pierre-Henry Salfati consacre son dernier ouvrage intitulé Le premier mot – Au commencement – Histoire d’un contresens paru aux éditions Fayard (dont il faut saluer la ligne éditoriale…) Une manière pour l’auteur de décrypter le monde à travers une analyse philologique qui s’inscrit dans une parfaite continuité avec l’esprit des textes de la Kabbale. Il tente de comprendre pourquoi le mot Bereshit a été traduit dans toutes les Bibles du monde par « Au commencement » alors qu’il n’a jamais signifié une telle idée en hébreu. Il faut dire que ce mot, utilisé une seule et unique fois dans l’ensemble du Pentateuque, est plutôt complexe à définir. La difficulté est majorée par le fait qu’en tant que premier mot, rien ne le précède, empiétant ainsi son herméneutique d’une partie du contexte textuel. Bereshit est un néologisme scripturaire, conçu pour cette seule occasion introductive. Mais la singularité la plus paradoxale selon Pierre-Henry Salfati, c’est que ce mot va apparaître comme un mot superflu, un mot en trop, un mot dont on pourrait très bien se passer. On pourrait en guise d’introduction du texte de la Genèse se contenter de la formule « Dieu créa les Cieux et la Terre » plutôt que « Au commencement, Dieu créa les Cieux et la Terre ». Rashi, le plus grand commentateur de la Bible va jusqu’à prétendre que la Torah aurait dû débuter par le douzième chapitre du livre de l’Exode qui évoque le récit de la première loi ordonnée aux hébreux, celle d’instaurer leur propre calendrier pour sanctifier le nouveau mois. Ainsi, tous les récits évoqués dans la Genèse auraient dû être écartés selon l’hypothèse de Rashi. Ce paradoxe est tout l’enjeu du livre de Pierre-Henry Salfati dans lequel s’articule ce qu’il nomme le mystère juif. La poursuite du raisonnement de Rashi est tout aussi surprenante. Il explique que si le récit de la Genèse est inscrit dans la Torah, c’est pour permettre au peuple juif de répondre un jour à l’accusation des nations qui lui reprocheront de voler une terre qui ne lui reviendrait pas de droit. C’est en ces termes que Rashi exprime la réponse à formuler face à de telles accusations « Toute la terre appartient à Dieu. Il l’a créée et Il l’a donnée à qui bon Lui semblait. C’est par Sa volonté qu’Il l’a donnée à ces peuples et par Sa volonté qu’Il la leur a reprise pour nous la donner ». Chose étonnante dans ce commentaire, c’est que Rashi ne s’adresse pas à ses contemporains. Les juifs, en effet, auraient été bien en peine de reconquérir à cette époque une terre appartenant au royaume latin de Jérusalem. Il fait donc preuve d’une analyse géopolitique quasi-prophétique qui ne se concrétisera que plus de huit siècles plus tard, soit au lendemain de la création de l’État d’Israël, en 1948, où l’on entendra cette accusation qui ne fera que s’amplifier par la suite. Il ne s’agit pas pour Rashi d’exprimer une quelconque chronologie à travers le mot Bereshit mais d’évoquer la place et le destin du peuple juif au sein des nations. 

Pierre-Henry Salfati apporte de nombreuses explications sur les sens du mot Bereshit dans cet ouvrage qui se décompose en 32 chapitres, comme un clin d’œil aux 32 voies de la sagesse du Sefer Yetsira ou Livre de la formation, l’un des premiers écrits de la Kabbale. Le nombre 32 est la correspondance numérique (guématria) du mot lev, qui signifie le cœur en hébreu et dont les deux lettres qui le composent sont les lettres frontières de la Torah, le beth de Bereshit et le lamed de Israël, qui clôt le récit de la Torah. Cet ultime mot, Israël, comme un principe qui englobe la finalité même du pourquoi de la création. Les six lettres du mot Bereshit contiennent les lettres alef et resh du mot or qui signifie lumière. Une fois ces deux lettres retirées, il reste quatre lettres qui forment le mot Yaveshet qui signifie assèchement en hébreu. Selon Maïmonide, le monde est asséché sans la présence de cette lumière qui a pour vocation d’illuminer les esprits. Mais l’on peut y voir aussi le tsimtsoum (rétraction de l’absolu divin) des kabbalistes, à travers la symbolique de la lettre vav manquante du mot or qui est écrit généralement avec trois lettres alef-vav-resh. La lumière, sous le vocable de or, écrit sans le vav, exprime l’idée d’une rétractation de la lumière pour laisser place à l’existence. Le tsimtsoum, l’acte d’altérité par excellence selon Levinas, inscrit la dimension morale dès l’origine du monde. La richesse des interprétations consignées dans le livre de Pierre-Henry Salfati alimente le circuit incessant de l’étude sous l’impulsion d’un cœur (lev) rythmé par le désir d’apprendre et celui de transmettre. On y plonge comme dans un univers où la Torah s’apparente à une matrice philologique, dans laquelle chaque lettre y est épelée, scrutée, analysée pour y révéler pleinement les sens de l’Histoire. Au commencement se lit comme l’incarnation de lire le monde lettre par lettre. Telle estl’une des clefs de l’herméneutique biblique dans laquelle chacun des mots qui composent le Livre est perçu comme un acrosticheEt, à leurs tours, les mots composant ces acrostiches sont eux-mêmes des nouveaux acrostiches et ainsi indéfiniment. Le Gaon de Vilna inspiré par l’art de l’acrostiche révèle que les lettres du mot Bereshit correspondent aux cinq qualités qui mènent à l’étude de la Torah. Beth, bitahon-confiance ; resh, ratson-volonté ; alef, ahava-amour ; shin, shtika-silence ; youd, yirat-crainte et enfin tav, pour Torah. Récit initiatique dans lequel chaque page est le reflet d’une interprétation infinie du texte comme une réponse au mystère juif qui résiderait peut-être dans ce désir incessant d’accéder au savoir. 

Un commentaire