Les deux font la paire… Jamais deux sans trois… Treize à la douzaine… Des milles et des cents… À l’aube d’un troisième confinement, a-t-on seulement le droit de se demander, sans subir les foudres de ceux pour qui les mots « santé mentale » ne veulent rien dire : combien de temps faudra-t-il, de confinement en reconfinement, de couvre-feu en serrage de vis infantilisant, pour que les jeunes gens deviennent un sujet ? Même pas un problème, véritablement un sujet. 

Je relis ce matin les première lignes des Mémoires d’un jeune homme dérangé : « En ce temps-là, tout était grand. Nous passions nos journées dans de grandes écoles et nos nuits dans de grands appartements. Nous avions de grandes mains, des grands-parents et de grandes espérances. Les adjectifs qui revenaient le plus souvent dans nos conversations étaient « grandiose », « immense », « gigantesque », « énorme ». […] De grandes épidémies menaçaient nos grandes envolées lyriques. Nous avions grand-peur que cela ne tourne mal. […] Je me souviens que nous traînions beaucoup. Il y avait des après-midis pluvieux avec des amis qui passaient. Il y avait quelques fêtes et des filles qui respiraient. »

Troublant n’est-ce pas ? 

Ça a mal tourné.

L’épidémie est là.

Les grands-parents sont morts.

Les errances limitées à bonne distance, à des heures impossibles.

Tout le monde retient son souffle. 

Et moi je voudrais crier.

Et les grandes espérances, alors ? Il n’en reste rien. Avoir mon âge aujourd’hui, vingt-trois ans, je ne le souhaite à personne. C’est être sans voix, et pour dire cela : tenter de dire. Oui, parler haut pour dire, non pas l’indicible, mais le muet : la voix de la jeunesse n’a pas voix au chapitre. Étrange paradoxe qui saisit ceux que l’on veut faire taire en douceur, en leur assénant des fessées répressives. L’heure de la punition s’éternise. Et j’entends au loin quelques voix fantomatiques, celles des étudiants, brisés, qui regardent s’échapper par la grande porte de la précaution ce qui devait être, quoiqu’en dise Nizan, le plus bel âge de la vie. 

Je suis comme mort dans l’œuf. Plombé, l’envol à peine pris. Nous ne devenons rien, si ce n’est des ombres, plaquées sur les quatre murs froids d’une cité universitaire à l’abandon. Ne dit-on pas de ceux qui ont fait métier d’étudier qu’ils suivent des « formations » ? Ne suit-on pas un cursus, une course ? Le mouvement s’est arrêté. Notre formation, et ne croyez pas les cacochymes souffreteux, repus de leurs souvenirs et de leurs diplômes, qui ergotent sur la prétendue paresse des moins de vingt ans, s’est arrêtée malgré nous. Fin de partie. Rideau. Silence.

Nous voilà tous sur le carreau, sans stage, sans argent, sans diplôme, sans amis et sans amour. Paris est un mouroir. Sensation d’être un reliquat de terre glaise, oublié sur le tour d’un potier, des veines s’ouvrant dans la boue, submergé de failles, puis craquelant, s’effritant, avant de tomber sur lui-même, en ruines. C’est-à-dire pas grand-chose. Je pense aux « énergies inutiles » de Michel Foucault : « Le propre du pouvoir – et singulièrement d’un pouvoir comme celui qui fonctionne dans notre société – c’est d’être répressif et de réprimer avec une particulière attention les énergies inutiles, l’intensité des plaisirs et les conduites irrégulières. »

Ô comme je voudrais tant vous parler d’un film aimé, d’une toile rencontrée au hasard d’un musée, de la beauté d’un danseur, des mains d’une musicienne – peut-être faudra-t-il inventer la critique des films que l’on n’a pas vu, des expositions fermées et des spectacles annulés ? En attendant, pensez à tout cela, regardez autour de vous, il y a forcément un jeune en détresse. Avant de nous suicider, nous irons, une dernière fois, danser la Bostella. 

Un commentaire

  1. Il n’y a pas de lockdown ici en Suède où j’habite, et je n’ai plus 23 ans – au contraire, je suis plutôt de la génération grand-mère -, mais votre élégie me fait penser à notre maître spirituel Eckhart Tolle qui dit qu’être malheureux (ou bien stressé) est toujours « être ici mais vouloir être là ». C,a veux dire si l’on se content d’être ici (parce qu’on ne peux jamais qu’être ici), c,a veux dire si l’on lâche sa résistance contre « ce qui est » (tout autre étant malsain, parce que ce qui est, l’est), on sera à paix et verra le monde et sa situation avec des yeux tout nouveaux …

    Et considérant que ce lockdown quand-même ne sera pas trop long, ne trouvez vous pas que vos complaintes sont un peu des lamentations de luxe? (C’est votre grand-mère qui parle ici …?!) Sérieusement, si vous pensez à ceux qui n’ont rien, comme ces migrants perdus dans ces campements, ou les prisonniers en Iran ou autre pays barbare … – vous voyez ce que je veux dire? Moi, j’ai développé l’habitude d’être reconnaissante pour tout ce que j’ai « quand-même » – ma santé, ma sécurité, ma famille, mes amis, ma santé psychique, ma formation, mes livres, mes langues, mes intérêts, mon ordinateur … Je vous souhaite beaucoup de ces moments dans votre vie! Et vous pouvez les pratiquer dès aujourd’hui, non?