1-54, la plus grande foire d’art contemporain africain et seule survivante, ou presque, des salons d’art toutes spécialités confondues depuis l’apparition du virus, a posé ses valises à Paris pour une édition unique chez Christie’s du 20 au 23 janvier. Si le nombre de participants est similaire à celui de l’édition de Marrakech, repoussée pour le moment, avec une vingtaine d’exposants, plus de la moitié sont français. Après le Brexit, la pandémie serait responsable malgré elle d’une présence hexagonale renforcée – trois fois plus importante qu’au Maroc.
Depuis le lancement d’une antenne de la galerie David Zwirner dans le Marais en 2019, l’ouverture d’avant-postes à Paris pour les blue-chip internationales (lui emboîtent le pas White Cube, tout récemment Massimo de Carlo) ne cesse de s’étendre. Ce mouvement débridé d’inaugurations touche aussi les galeries de renom déjà bien déployées dans la capitale comme Kamel Mennour ou Emmanuel Perrotin qui viennent tous deux d’ouvrir de nouveaux espaces. Paris, centre artistique mythique des avant-gardes, détrônée par New York et Londres, endormie depuis plus d’une cinquantaine d’années, se réveille. C’est ce que vient confirmer cette édition de la foire 1-54, qui a le vent en poupe.
Bouffée d’air frais dans un calendrier culturel international d’une vacuité cauchemardesque, la foire permet aux visiteurs privilégiés de découvrir ou redécouvrir l’art contemporain d’Afrique et de sa diaspora. Les artistes phares de cette édition Joana Choumali, Roméo Mivekannin et Barthélémy Toguo ont sublimé la maison de vente.
L’espoir de Joana Choumali, la broderie comme thérapie
Le travail de l’ivoirienne Joana Choumali, première africaine couronnée du prix Pictet, en 2019, est visible sur le stand de Gallery 1957 (Accra & Londres), qui présente les dernières vingt-cinq œuvres de la fameuse série Ça va aller de 2018. Au travail photographique de Joana Choumali se superpose un travail de broderie – les photos imprimées sur toile sont enrichies de fils de couleur qui soulignent un détail, suggèrent un autre point de vue, rendent visible l’invisible – rêves, souvenirs, émotions, et même l’aura de ses personnages deviennent, une fois l’aiguille plantée, tangibles.
La photographe née en 1974 et travaillant à Abidjan, commence à expérimenter avec la broderie dans sa sérieTranslation de 2016-2017. Elle lui permet de stratifier rêves et réalité. Interrogeant le désir de migration vers l’occident et les chimères qu’il engendre, la broderie l’aide à penser la photo au-delà d’elle-même. Avec sa série Ça va aller, l’artiste continue son exploration plastique. Joana Choumali se rend à Bassam en Côte d’Ivoire, trois semaines après les attaques terroristes de 2016. Son iPhone en main – plus discret qu’un appareil photo professionnel –, elle y capte l’atmosphère. Le spleen et l’abattement présents dans les rues de la ville balnéaire contaminent ses photos – la solitude face au traumatisme des attentats est envahissante. La broderie devient un moyen de révéler la mélancolie ambiante, l’exhiber pour mieux la suturer, la rafistoler, la re-colorer. Ça va aller agit comme une thérapie collective, un moyen de résilience. Dans sa toute récente série Alba’hian (qui signifie l’aube en langue agni, groupe Akan, Côte d’Ivoire), qui sera présentée par la galerie à Art Dubaï, l’artiste va encore plus loin dans la modification des photos. A la broderie s’ajoutent des techniques de photomontage, de collage et de superposition. De ses pérégrinations matinales, Joana Choumali crée des images surréalistes et oniriques, des œuvres qui se situent entre le jour et la nuit, l’éveil et le sommeil, le conscient et l’inconscient, qui provoquent des déjà-vus, font resurgir des souvenirs inconnus.
La magie de Roméo Mivekannin, se libérer de l’histoire
L’artiste béninois Roméo Mivekannin, né en 1986, et travaillant entre Toulouse et Cotonou (Bénin) est présent sur deux stands : celui de la galerie Cécile Fakhoury (Abidjan & Dakar) et de la galerie Eric Dupont (Paris). Roméo Mivekannin repeint l’histoire en réinterprétant les chefs-d’œuvre de la peinture classique occidentale ainsi que les archives photographiques et cartes postales de l’époque coloniale. L’artiste se concentre sur la représentation de la figure noire stéréotypée, fantasmée, toujours objectivée par un regardeur : l’homme cisgenre blanc normatif et euro-centré, celui qui a le pouvoir de narration. L’artiste retourne cette économie du regard à sens unique en se représentant lui-même, en peignant son visage, à la place de celui des personnages des tableaux et des photos qu’il reproduit. Roméo Mivekannin donne alors le droit de regard à ces hommes, ces femmes, ces enfants emprisonnés dans une iconographie forcée.
A travers ce processus de citation artistique augmenté d’une répétition obsessive d’autoportraits, l’artiste fait un travail de mémoire autant qu’il réactive l’histoire et lui apporte une réévaluation contemporaine. Masquant les figures de son visage, il les libère des systèmes de domination de manière ritualisée. Cet aller-retour entre passé et présent témoigne d’une spiritualité essentielle dans le travail de l’artiste, celle-ci se retrouve dès la fabrication de ses supports : des draps préalablement laissés sous terre dans des endroits clefs, plongés dans des bains d’élixir. Les œuvres ainsi chargées, habitées du regard répété et autoritaire de l’artiste, produisent un effet saisissant. Une pièce magistrale, encore visible aujourd’hui, vaut à elle seule un détour chez Christie’s : un Radeau de la Méduse aussi dramatique que percutant vole dans l’atrium de la maison de vente.
Du bleu hypnotique, un engagement social
La galerie Lelong est enveloppée du « bleu Toguo » avec une exposition personnelle de l’artiste camerounais finaliste du prix Marcel Duchamp de 2016. Ce bleu, on le retrouve dans la station de métro Château rouge à Paris depuis 2017, ce bleu, suave, profond, reconnaissable parmi tous, un bleu d’une présence inouïe qui nous rappelle à quel point il est justement important d’être “en présence” des œuvres – chose si naturelle qui, depuis l’année passée, est devenue un privilège.
Plusieurs séries de l’artiste Barthélémy Toguo, né en 1967 et travaillant entre Paris et Bandjoun (Cameroun), sont exposées sur le stand de la galerie. On y découvre les grandes porcelaines de deux mètres de haut Vaincre le virus ! datant de 2016, qui avaient été réalisées à la suite d’un séjour dans les laboratoires de recherche de l’Institut Pasteur. L’artiste tire ici sa révérence aux biologistes qui se vouent à l’anéantissement des virus du sida et d’Ebola, un hommage qui résonne d’autant plus que l’expérience pandémique est globale et omniprésente. Le travail de Barthélémy Toguo est aussi esthétique que social, l’un étant au service de l’autre. Tandis que les tampons I can’t Breath présents sur la version en ligne du stand de la galerie illustrent son engagement politique, les œuvres de la série Partage s’ouvrent à interprétation. Les deux toiles présentées, somptueuses et captivantes, irradient toute la galerie de Christie’s : des poissons dansent silencieusement tandis qu’un corps humain est noyé dans un plasma bleu hypnotisant. Il y a quelque chose d’ontologique dans ces œuvres aqueuses, quasi visqueuses, quelque chose d’originel. Elles racontent une condition humaine primordiale partagée par tous, un rappel de l’artiste peut-être, qui apaise les peuples en les noyant dans son bleu.
Le salon n’a pas désempli de visiteurs en quatre jours, heureux de pouvoir, enfin, se vouer à une activité perdue : celle de flâner de stands en stands entre connaisseurs et admirateurs d’art, se laissant happer par une couleur, attirer par une image, bercer par les logorrhées d’une galeriste, se laissant vivre la réunion fortuite d’humains et de tableaux de chair et de pigments. Le soin apporté à la sélection des galeries par les organisateurs du salon est manifeste, 1-54 signe une édition parisienne particulièrement réussie que l’écrin intimiste de la maison de vente Christie’s n’a rendu que plus exceptionnel.