Si Joris-Karl Huysmans attendait fébrilement l’ouverture du grand Salon qui se déroulait chaque année à Paris, c’est qu’il trouvait là une matière abondante comme nulle part ailleurs pour l’exercice de l’art littéraire qu’il chérissait le plus : celui de la critique méchante, du démontage en règle, du déversement d’un fiel acerbe craché par une plume éructante, inspiré par la réaction épidermique que causait en lui la vue de la peinture «académique» s’accumulant et triomphant sur les cimaises dudit Salon. L’art académique, cet art majoritaire de l’époque qu’il honnissait plus que tout autre car il recevait les faveurs des institutions et l’onction du public bourgeois soumis au dictat du goût officiel en ne représentant que des scènes gentiment érotiques, des mythologies carrément surannées, des paysans endimanchés n’ayant jamais mis les mains à la terre, un art faux, mielleux, historicisant, étranger à la vérité de son époque. C’est quand il attaque en règle les Gérôme, Bouguereau, Cabanel et autres apôtres de l’art officiel que l’écrivain à la plume aussi fine, précise et venimeuse que l’épée et le verbe fleuris de Cyrano livre le meilleur de ses capacités littéraires ; c’est dans ces envolées nerveuses qu’il captive et fascine le plus le lecteur – lecteur médusé qui, page après page, se délecte de chaque pique, de chaque estocade, de chaque touché-coulé asséné à des peintres pour la plupart obscurs, dont il n’a jamais entendu parler et, en vérité, se contrefiche : qu’importe que les œuvres de bien des artistes descendus par Huysmans soient aujourd’hui remisées dans les réserves du Musée des Beaux-Arts de Niort ou de Vesoul ! C’est la verve du grand écrivain qu’on veut voir se dérouler sous nos yeux, cette manière qu’il a de faire revivre sous nos yeux le tableau pour le faire exploser en plein vol. Un exemple : dans sa critique du Salon de 1879, après avoir tiré à boulets rouges sur déjà cinq ou six peintres, Huysmans nous présente Jean-Jules-Antoine Leconte Du Nouy :

 

Tout cela est bien médiocre, et pourtant il y a pis. — C’est étonnant, mais c’est comme cela — M. Leconte Du Nouy a accompli ce tour de force. Sympathiquement, je me suis toujours figuré que M. Du Nouy était apte à s’occuper de travaux autres que ceux de la peinture. N’y aurait-il pas eu erreur dans sa vocation ? Son Saint Vincent De Paul, tourné au brun ainsi que les vieux panneaux de l’école française, peints sous Louis XIII, le démontrerait certainement, si les preuves de son auteur n’étaient faites depuis longtemps. Le seul mérite de cette toile, c’est qu’aucun défaut n’y jure plus haut que l’autre. Composition, dessin, couleur, tout est à l’avenant. C’est du Gérôme aggravé, de la peinture de prisonnier.

 

Et, plus loin, il rencontre l’un de ses ennemis jurés, le sieur William Bouguereau :

 

Il me faut bien, hélas ! commencer par l’œuvre de M. Bouguereau. M. Gérôme avait rénové déjà le glacial ivoire de Wilhem Miéris, M. Bouguereau a fait pis. De concert avec M. Cabanel, il a inventé la peinture gazeuse, la pièce soufflée. Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe. La Naissance de Vénus, étalée sur la cimaise d’une salle, est une pauvreté qui n’a pas de nom. La composition est celle de tout le monde. (…) mais ce qui est plus affligeant encore, ce sont les bustes et les jambes. Prenez la Vénus de la tête aux pieds, c’est une baudruche mal gonflée. Ni muscles, ni nerfs, ni sang. Les genoux godent, manquent d’attaches ; c’est par un miracle d’équilibre que cette malheureuse tient debout. Un coup d’épingle dans ce torse et le tout tomberait. La couleur est vile, et vil est le dessin. (…) C’est à hurler de rage quand on songe que ce peintre qui, dans la hiérarchie du médiocre, est maître, est chef d’école, et que cette école, si l’on n’y prend garde, deviendra tout simplement la négation la plus absolue de l’art !

 

Quand il parle de ce qu’il aime (les Primitifs flamands et allemands, le Retable d’Issenheim, Degas, Félicien Rops), Huysmans est, certes, toujours aussi intéressant, il décrit toujours aussi bien, mais il est peut-être moins virtuose dans l’invention langagière et, surtout, dans la formule qui fait mouche. C’est à travers la critique – dans l’acception négative du terme – que le critique d’art donne son meilleur : on ne parle bien que de ce que l’on n’aime pas faudrait-il dire, en modifiant l’adage. C’est donc pour se faciliter la tâche que le salonnier du XXIe siècle se dirigeant à la BRAFA, grand salon d’art bruxellois, a choisi, cette année, de pourfendre autant que de révérer : pourfendre pour se simplifier la tâche et se donner, ainsi, le cœur nécessaire à cet ouvrage autrement plus complexe qu’est celui de jeter les lauriers qui sont dus tout en évitant l’écueil de la flagornerie. Il est plus facile de mettre en scène drames et tragédies que de machiner une bonne comédie, on le sait. Nous y voilà.

Chaque année la tendance s’accentue un peu plus : dans les grandes foires dites généralistes, celles réunissant les meilleures galeries et marchands d’art spécialisés en antiquités, mobilier, arts extra-européens, tableaux et sculptures de toutes époques, l’art moderne et contemporain l’emportent quantitativement sur l’art ancien (entendez ici avant l’impressionnisme). Reflet d’un goût toujours plus univoque de la part des collectionneurs. Mais également d’une mode que tout le monde suit et d’une culture exigeante – celle nécessaire pour apprécier l’art d’hier – qui se perd. Le marché n’est que le reflet d’une tendance identique dans les musées et les grandes expositions : l’art contemporain fait recette, l’art ancien survit seulement à travers quelques rares icônes (mais, sur les millions de visiteurs qui viennent admirer chaque année La Joconde au Louvre, combien savent vraiment à quelle époque et dans quel pays fut peinte la mythique effigie ? Les chefs-d’œuvre n’ont pas d’âge dit l’adage…). Temple du marché de l’art, la vénérable BRAFA réunit 133 galeries d’art de tous les secteurs dans un joyeux éclectisme, de l’art africain au mobilier du XVIIIe siècle en passant par la sculpture espagnole et la porcelaine de Sèvres. Réputée pour sa variété, elle reste malgré tout connue comme un salon pour galeries d’art classique (c’est-à-dire tout à l’exception de l’art moderne et d’aujourd’hui). Or, cette année, à Bruxelles, c’est bien l’art du XXe et même du XXIe siècles qui l’emportent, et nettement. Au moins la moitié des exposants appartiennent à ce domaine. Le principe de ne pas regrouper par spécialités les galeries, qui fait le charme du salon, prend ici tous son sens : il permet à l’œil de ne pas s’ennuyer en enchainant que des stands similaires consacrés aux fauves, à la peinture abstraite ou à l’art contemporain. Honneur au vainqueur, commençons malgré tout notre revue par les modernes.

Paul Delvaux, Le Balcon, 1948, galerie Stern Pissarro.
Paul Delvaux, Le Balcon, 1948, galerie Stern Pissarro.

Au gré des allées, des Hans Hartung à la pelle, en veux-tu en vois là, des petits, des tous petits, des faits à la chaîne. Rien de très intéressant. Depuis qu’il est défendu par la multinationale Perrotin, la plus grosse galerie française, l’artiste allemand refleurit un peu partout, sans que cela nous le montre toujours sous son meilleur jour hélas. Aux Hartung, on préférera les dessins aux formes primitivistes de Paul Delvaux repérés dans plusieurs galeries belges, comme chez Francis Maere, et la magnifique toile du même artiste trônant sur le stand de la galerie Stern Pissarro (Le Balcon, 1948), très remarquée. Plus discrète, une délicate (mais est-ce vraiment le mot ?) aquarelle érotique de Tom Wesselmann triomphe, par contraste, avec ses couleurs pop et son sexe féminin flashy, sur l’élégant stand de mobilier design de la galerie Le Beau. On remarque l’équivalent plus sage – une femme anonyme allongée, offerte, tétons pointus typiques du vocabulaire de l’artiste – et au fusain par le même Wesselmann sur un autre stand. Ces deux poupées datent de l’âge d’or du pop américain : les années 1960.

Pol Mara, Some color would fit me much better, 1972, galerie Jacques de La Béraudière.
Pol Mara, Some color would fit me much better, 1972, galerie Jacques de La Béraudière.

Chercher les artistes belges est une bonne recette à la BRAFA – on vient de le voir avec Delvaux, le plat pays étant un vivier de talents dont beaucoup sont encore trop peu connus à l’étranger. Marcel Delmotte est un nom qui ne dira pas grand chose à la plupart d’entre nous : c’est un artiste surréaliste né trois ans après Magritte et disparu il y a trente-cinq ans. De lui, une toile sobrement intitulée Nature morte (1956), qui pourrait être la rencontre tardive de Yves Tanguy et Giorgio De Chirico, dans un style plus sage et linéaire mais qui n’est pas sans déplaire. On a parlé du pop américain. On redécouvre depuis quelques années le pop européen : la scène italienne, la scène française mais aussi la scène belge. Aux côtés d’Evelyne Axell, femme artiste morte à trente-sept ans dans un accident de voiture après une carrière artistique de huit ans seulement (elle était auparavant actrice), Pol Mara est l’un de ses meilleurs représentants : de lui, une œuvre de 1972 (Some color would fit me much better) qui, comme le veut la tradition pop, est un alliage de techniques diverses (collage, photographie et un beau morceau de dessin au fusain), affichant couleurs chamarrées, érotisme de publicité, un monde d’apparence et de surface mais bien assemblé. Il jouxte une œuvre trop sage (un perroquet) d’Axell, sur le stand de la galerie Jacques de La Béraudière.

Gilbert & George, Beard Raids, 2016, 302 x 380 cm, Image courtesy Gilbert & George, White Cube and Albert Baronian.
Gilbert & George, Beard Raids, 2016, 302 x 380 cm, Image courtesy Gilbert & George, White Cube and Albert Baronian.

Mais revenons sur des sentiers plus battus : à part la pléthore hartungienne, on notait, sur les cimaises bruxelloises, le grand retour de Georges Mathieu (mort en 2012), avec son abstraction linéaire et gestuelle bien à lui – parfois trop à lui. Un artiste autrefois adoré, puis longtemps honni et aujourd’hui ressorti par les galeries en vertu de deux grandes expositions qui lui ont été récemment accordées, la première à la galerie Templon de Paris et l’autre, encore en cours, chez Nahmad, ogre de l’art moderne, à New York. Sa peinture est répétitive, sa production pléthorique, il faut donc trier le bon grain de l’ivraie : des nombreuses œuvres présentes, la plus intéressante est une toile du début des années 1970, à l’écriture linéaire semblable au relevé d’un sismographe. Il y a de la couleur, du relief ; ça sort du tube en gestes plus ou moins amples, plus ou moins heureux ; c’est vite peint. On aime ou on n’aime pas. Plus contemporain, le duo bizarre Gilbert & George était l’invité d’honneur de la BRAFA, ce dont tout le monde semblait très fier. Leurs œuvres – de grands montages photographiques kaléidoscopiques ressemblant, dans le meilleur des cas, à des vitraux aux couleurs exacerbées et ayant comme principal sujet les deux intéressés eux-mêmes, le tout souvent agrémenté de quelques formules laconiques en surimpression – étaient donc un peu partout, dans le décor de la foire mais aussi sur les stands. On a beau chercher une vertu à ces œuvres à la provocation stérile, au message vide, faussement critiques mais reflet véritable – malgré elles – d’une société photogénique et narcissique, on n’en trouve qu’une : leur valeur commerciale. Cela se vend bien, donc c’est bien. Logique imperturbable du marché de l’art contemporain. Heureux qui vit sans scrupules. Les deux hommes, sortes de Laurel et Hardy version Beaux-Arts, étaient là, déambulant flegmatiquement dans les allées de la foire revêtus de leurs costumes vintage, l’air de s’ennuyer un peu.

Louis Valtat, Arbres en bord de mer dans le Midi, vers 1905, galerie Alexis Pentcheff.
Louis Valtat, Arbres en bord de mer dans le Midi, vers 1905, galerie Alexis Pentcheff.

Remontons maintenant dans le temps. Le début du XXe siècle réserve, au hasard, un beau tableau de Henri Martin au pointillisme assagi représentant l’iconique port de Collioure avec son fameux clocher-phare et, le côtoyant, une japonisante huile de Louis Valtat, peintre fauve des côtes de Bretagne et du Midi. Pour le XIXe siècle, retenons un minuscule tableau d’Edouard Vuillard représentant Madame Vuillard épluchant des légumes (vers 1895), tout en patchwork de tâches ocre sur le fond sombre de la robe de la matrone attablée, avec la touche tremblée propre à ce Nabi, poète reclus des intérieurs molletonnés. Une femme se peignant de Degas, beau pastel datant de 1894 épiant la femme en plein effort domestique, est l’une des rares œuvres due à un grand nom de l’histoire de l’art que l’on rencontre dans ce salon.

Edouard Vuillard, Madame Vuillard épluchant des légumes, vers 1895.
Edouard Vuillard, Madame Vuillard épluchant des légumes, vers 1895.

Mais mieux vaut ne pas trop parcourir les siècles à rebours : amateurs de peinture ancienne, passez votre chemin ! La plupart des marchands la représentant ne sont même pas venus. L’une des seules galeries proposant des tableaux d’avant le XIXe siècle à avoir répondu à l’appel est, hélas, celle de Florence de Voldère. On parle rarement de cette galerie – et cela vaut mieux. Mais pour le salut public, il faut pourtant évoquer son « art » : voilà une marchande (il n’y a pas d’autres termes) qui s’est fait une spécialité de détruire visuellement les tableaux qu’elle expose, de les anéantir esthétiquement en les appariant rien moins qu’à des écrans de télévision. Comment cela est-il possible ? Quand vous vous approchez de son stand, des tâches d’un blanc étincelant, aveuglant, heurtent l’œil, se détachant d’une pénombre digne d’une salle de cinéma. Au début, on ne comprend pas. Puis, la rétine s’habituant, on découvre que des néons surpuissants sont braqués sur les pauvres scènes de villages hollandais et les archaïques natures mortes du XVIIe siècle accrochées aux cimaises qui doivent se demander pourquoi on les a tirées de leur sommeil séculaire si c’est pour leur réserver tel traitement. La lumière impitoyable des spots suit exactement, au millimètre près, le cadre des peintures : tout est fait pour donner l’impression que c’est des œuvres elles-mêmes que provient l’éclairage survolté. Des tableaux rétro-éclairés… Bienvenu dans le rayon hi-tech de Darty ! Comme si cela ne suffisait pas, des reproductions en gigantographie de détails desdits tableaux sont imprimées sur des cimaises en tissu, créant des cloisons divisant l’espace plongé dans le noir. Ce n’est même plus Darty, c’est un showroom branché des Champs-Elysées.

 

Cette mise en scène ne serait pas grave – juste de mauvais goût – si elle concernait des casseroles ou des bijoux. Mais s’agissant d’œuvres d’art, elle est proprement révoltante. Car on assiste ici à la perversion d’un hors-du-monde (le tableau), à l’avilissement d’un objet qui n’en est pas un, d’une chose qui n’a aucune utilité et qu’on admire pour sa seule délectation, d’une création qui est pur discours et poésie et se trouve changée d’un coup en objet, en produit – kitsch qui plus est, privé de son historicité, défait de sa patine, dépourvu de ses accidents, dépossédé du lent passage des siècles qui, depuis l’atelier d’Anvers ou d’Amsterdam en 1600, l’a conduit jusqu’à nous. Egalisées par la lumière crue, les couleurs des peintures ressortent comme de l’émail de Limoges mais les variations de tonalités, les transitions, les effets de sfumato ne se voient plus. On dirait qu’elles ont été peintes hier matin. Tout est dans le bleu céruléen, le vert électrique, les tons clairs surchargés. La volonté de l’artiste, sa patte, n’est plus. Tout est dans l’apparence, rien dans le fond. Un tableau ce n’est pourtant pas une image : ce qui l’en distingue, c’est que sous la surface s’ajoute un sens, une grandeur esthétique, une intelligence de la technique, un réseau de significations. Tout ce que Florence de Voldère annule dans sa présentation ridicule, digne d’un supermarché.

 

Symbole facile mais sympathiquement dérisoire d’un secteur hélas en perte de vitesse, le tableau ancien le plus intéressant de la foire est dû à un anonyme praguois du XVIIe siècle (il faut le faire !), qui a représenté dans un tout petit format un personnage qui n’a pas froid aux yeux – ou plutôt à son derrière – puisqu’il exhibe au visiteur son arrière-train rebondi ainsi qu’une partie de son anatomie la plus intime, joli pied-de-nez à l’amateur pensant trouver, au gré des allées, un Rubens, un Boucher ou un Canaletto.

Anonyme praguois du XVIIe siècle.
Anonyme praguois du XVIIe siècle.

 

La peinture est morte, vive la sculpture ! Par contraste avec les tableaux, la statuaire – qui plaît moins, on ne sait toujours pas pourquoi – s’en sort très bien en cette édition 2019. L’un des meilleurs stands est celui d’une galerie parisienne, Sismann. Laissez tomber le grand ange baroque anversois sans bras, la tête d’un suiveur de Verrocchio ou la belle Vierge de l’atelier du Génois Filippo Parodi, tous magnifiques, c’est vers une noble Madone à l’enfant du tout début du XVIe siècle qu’il faut tourner ses regards. Antonello Gagini n’est connu que des amateurs : de sculpture, de Renaissance et de Sicile. C’est le plus grand sculpteur sicilien de son temps. Ou plutôt, ce sont les plus grands sculpteurs siciliens de leur temps puisqu’il s’agit d’une véritable dynastie que celle des Gagini, qui pendant cent ans monopolisa le marché de la statuaire dans l’île méridionale, déclinant génération après génération son style caractéristique. Comme la plupart des artistes du sud de l’Italie à la Renaissance, les Gagini venaient du nord de la péninsule. Originaire du Tessin, en Suisse, le père d’Antonello, Domenico, avait travaillé à Gênes puis à la cour de Naples avant de pousser encore plus au sud et de s’installer à Palerme en 1463, où Antonello naquit en 1478. On compte plus de treize membres de la famille Gagini actifs comme sculpteurs en Sicile entre 1463 et 1627, période durant laquelle ils confisquent littéralement la commande de sculptures, monuments funéraires et autres ornements pour les églises. Antonello est celui qui fit du nom de Gagini une véritable firme : il possédait deux ateliers à Palerme, dans l’activité bourgeonnante desquels il parvint même à absorber des sculpteurs concurrents venus de Toscane. Principal importateur de marbre de Carrare en Sicile, des dizaines de personnes travaillaient pour lui. Signe de son succès, il réussit à marier une de ses filles à un membre de l’aristocratie locale.

Attribué à Antonello Gagini, Vierge à l'enfant, vers 1500, galerie Sismann
Attribué à Antonello Gagini, Vierge à l’enfant, vers 1500, galerie Sismann.

 

Vue la production sérielle de Madones sorties de l’atelier de Gagini, il est difficile de lui attribuer avec certitude cette petite sculpture de 77 centimètres. La façon dont les Gagini travaillent le marbre le fait ressembler à de l’albâtre, avec un côté translucide et une délicatesse qui rappellent l’esprit raffiné du gothique finissant, mais dans les volumes purs de la Renaissance du XVe siècle. Cette précieuse petite chose appartient au tout début de la carrière de l’artiste, vers 1500, alors qu’il réside à Messine, aux portes de la Sicile, en face de la Calabre. Les formes pleines du visage, synthétique et idéal, les longs yeux étirés en amande, le petit nez droit – une beauté lunaire, font penser à l’art de Francesco Laurana, grand sculpteur qui, venant lui aussi du nord, fut actif dans le sud de l’Italie, où il laissa une forte empreinte avec ses visages simplifiés à l’extrême, annonçant Brancusi cinq cents ans plus tôt. Les plis des drapés de notre petite Vierge tombent dans une rythmique d’une grande grâce, malgré sa stature un peu hiératique. Le regard de cette mère est tendre, son visage, d’une économie de moyens qui fait toute sa beauté, est parfait – celui de l’enfant moins, sa volumétrie est plus maladroite, mais la manière dont il cherche le regard de sa mère est charmant. On note les reste de dorures, la blonde tresse de la jeune fille, typiques des sculptures gaginesques, où les détails les plus saillants étaient rehaussés à la feuille d’or pour insuffler vie et préciosité aux représentations saintes.

Attribué à Antonello Gagini, Vierge à l'enfant, vers 1500, galerie Sismann, détail
Attribué à Antonello Gagini, Vierge à l’enfant, vers 1500, galerie Sismann, détail

 

Toujours en sculpture, chez Mullany, on voyait un beau bas-relief en albâtre de Nottingham, production typique de la fin du XVe siècle exportée dans toute l’Europe, annonçant sans le savoir et dans un autre style la statue de cent ans postérieure de Gagini. Juste à côté, un grand Christ en croix génois en ivoire, datant du XVIIe siècle, souffrait en silence, dans la morgue élégante de ses formes chantournées. A la galerie Dusmet, ce qui est présenté comme une «Résurrection du Christ»  est en fait un Homme de douleurs, sculpté à Venise au XVe siècle, sous un gâble ajouré typique du gothique fleuri mâtiné d’Orient de la Sérénissime. Plus loin, une grande Vierge espagnole éplorée, en bois peint, enveloppée dans ses drapés agités par la lumière de Dieux, extatique et doloriste à la fois, conclue ce bref tour d’Europe de la sculpture.

 

Mais avant de repartir du salon, on n’oubliera pas d’aller voir le vrai art moderne : celui des arts d’Afrique, toujours parfaitement représentés à Bruxelles par les galeries de Didier Claes, de Bernard De Grunne et de Charles Wesley Hourdé. Formes pour nous audacieuses, classicisme d’un autre genre, expressionnisme ouvrant vers des mondes merveilleux, voilà autre chose que Gilbert, George ou Mathieu !


BRAFA Art Fair. Du 26 JAN – 3 FEV | 2019 à Bruxelles.