En 2007 Georges-Olivier Châteaureynaud publiait L’Autre rive[1], qui devait recevoir le grand prix de l’imaginaire. On évoluait dans Ecorcheville, cité singulière sise au bord du Styx, le fleuve des Enfers. Nous suivions les aventures et mésaventures de Benoît Brisé, adolescent tourmenté par le mystère de ses origines, tandis que les familles patriciennes de l’endroit lançaient le projet fou de bâtir un pont sur le Styx. En 2021, Châteaureynaud nous offre la seconde époque de L’Autre rive, intitulée A cause de l’éternité. Trente ans se sont écoulés. Malicieusement, l’auteur tourne le dos au fleuve et au pont inachevé, inachevable, et nous entraîne dans l’arrière-pays d’Ecorcheville, au château d’Eparvay. 

Alphan Bogue a vingt-cinq ans. Diplômé en histoire de l’art, son domaine d’expertise est Rembrandt. Il est en passe d’épouser une descendante de Churchill. A la veille de ce mariage, il se laisse convaincre par son père, brocanteur d’une honnêteté élastique, de s’introduire clandestinement au château d’Eparvay pour expertiser un autoportrait supposé de Rembrandt, œuvre de jeunesse jamais répertoriée. En Alphan, la curiosité du docteur en art l’emporte sur la prudence. Il pénètre dans le château d’Eparvay par les souterrains, et l’aventure commence.

L’auteur bâtit un huis-clos exemplaire dans un décor escherien, labyrinthique. D’ailleurs, le premier personnage que rencontre Alphan en pénétrant dans les souterrains est un jeune minotaure gentil et lettré qui répond au nom canonique d’Astérion. Le château d’Eparvay est à la fois le décor et la métaphore du roman entier, comme l’était pour L’Autre Rive la cité d’Ecorcheville. Nous nous sommes éloignés de quelques kilomètres du Styx, mais la mort rôde et attend. La châtelaine, Thétis d’Eparvay, si vieille qu’elle n’a plus d’âge, agonise dans sa chambre. Lorsqu’elle mourra, la succession reviendra à un lointain parent. Le château abrite des hôtes, des réfugiés de la vie, dont nous connaissons quelques-uns depuis L’Autre rive : la dompteuse Fauvine Bestia, par exemple, vieillie et empâtée, flanquée de son dernier tigre, et Benoît Brisé, lyre hero échoué là après avoir été adulé par toute une génération et avoir brûlé ses ailes sur toutes les scènes et auprès de tous les dealers du monde. Nous en découvrons d’autres, comme la jeune Ekaterina, orpheline russe et demoiselle de compagnie de la châtelaine, ou encore Rachid Kiliç, médecin arabe qui cache bien des secrets. Pareillement, le petit faune de L’Autre Rive a grandi, a même fondé famille… 

A cause de l’éternité est une fiction avec péripéties, rebondissements, développements et surprises. C’est un roman, dans le plus pur sens du terme. Mais c’est aussi autre chose. Son titre même laisse envisager des fondations philosophiques. Le château d’Eparvay est une construction changeante, imprévisible, un « colossal organisme de pierres, de plâtres et de stucs, de bois et de tuiles » qui peut frissonner et se convulser, qui est en constante mutation, dont les couloirs et escaliers, d’un jour ou d’une heure à l’autre, ne débouchent jamais sur le palier attendu. Un seul personnage en connaît tous les détours, un être incréé qu’Alphan Bogue a baptisé « L’Ectoplasme », qualifié de « hallebardier désincarné du drame universel », signe de la prégnance ontologique du texte. Lui, il est là de toute éternité, prisonnier des murs, garant de la mémoire du lieu. De la même manière que l’Ehpad d’Ecorcheville accueille en son sein des êtres voués à la disparition et conscients de l’être, le château d’Eparvay abrite des personnages improbables et signifiants, des rebelles à leur manière, des cas particuliers d’humanité. A l’exception de l’Ectoplasme, ils sont de chair et de sang, trimballent avec eux soit un passé glorieux – ou pas – qu’ils voudraient oublier, soit une envie d’avenir entravée par la contingence. Ils attendent la mort de la châtelaine, persuadée que cette mort signera la fin de leur vie, ou du moins de leur léthargie présente. Cet état d’esprit paradoxal des personnages est la clé de voûte de l’architecture du roman. Cette atmosphère crépusculaire de fin de règne ou de vie se double aussi, pour certains de la promesse d’une aube. C’est de nous qu’il s’agit. La vie, la mort, les amours et les engagements, la différence et la déviance, l’incarnation du mal et celle de la pureté la plus pure  – étymologie du prénom d’Ekaterina  – voilà ce qui charpente ce grand roman. 

Que demandons-nous à la littérature ? Qu’elle nous parle de nous, et qu’elle élargisse le spectre. Nous sommes, dans A cause de l’éternité, au plein cœur de l’existence humaine, de l’expérience humaine. Le recours à la mythologie, le Styx, le minotaure, le faune… dans une histoire parfaitement contemporaine, produit un mélange explosif de fiction pure et d’interrogations éternelles, immuables. Le décor lui-même, ce château métamorphique, doit être envisagé sous l’angle de la métaphore : « Seules les dimensions extravagantes du château, son immensité foncièrement irréaliste, prêtaient à soupçonner qu’on puisse s’y perdre à jamais. La crainte sans doute enfantine de l’éternité planait sous ces plafonds, entre ces murs… Il sembla à Alphan qu’il l’affrontait avec une fermeté grandissante. » Georges-Olivier Châteaureynaud nous offre, avec A cause de l’éternité, une histoire profonde, hantée de personnages inoubliables.


Georges-Olivier Châteaureynaud, A cause de l’éternité, éd. Grasset, 20 janvier 2021, 704 pages.


[1] Lire notre article ici : https://laregledujeu.org/2017/10/05/32401/l-autre-rive-de-chateaureynaud-zulma/