Parvenir à créer un monde crédible, hanté par des personnages à la fois hors-normes et proches de nous, voilà le défi que devrait tenter de relever tout écrivain de fiction. Dans L’Autre Rive, Georges-Olivier Châteaureynaud a forgé un monde imaginaire peuplé d’une humanité qui nous ressemble et nous bouleverse. Ce roman, publié pour la première fois chez Grasset en septembre 2007 et réédité ce mois-ci chez Zulma – un dixième anniversaire, donc – nous renvoie, sous forme romanesque et métaphorique, à nos sociétés occidentales basées sur le Politique, l’Economique et le Social, à ce que nous sommes et voulons être, à nos angoisses et aspirations.

Le personnage principal, Benoît Brisé, adolescent candide et perdu, cherche à savoir qui est son père. C’est sa quête, douloureuse et motrice. Autour de lui ses amis de lycée et leurs familles patriciennes, la jeune fille dont il est amoureux et le frère complètement barge de celle-ci, sa mère adoptive, son parrain délinquant, ses pseudo-tantes, un vieux poète et un commissaire de police, entre autres. La quête de Benoît Brisé se déroule dans le huis-clos d’une ville au nom écrasant d’Ecorcheville, sise au bord du Styx.

Le Styx, l’un des fleuves des Enfers grecs. Dans la brume montante, certaines nuits, on peut apercevoir Charon qui rame sur sa barque et emporte les morts. Souvent, des pluies étranges, monstrueuses, portées par des nuages venus de l’Erèbe, s’abattent sur les Ecorchevillois, il pleut alors des salamandres ou d’autres bestioles, qui crissent sous le pas du passant pressé de rentrer chez lui. Parfois, des êtres mythologiques viennent s’échouer sur les quais : une sirène, un centaure, un faune… On vient voir les monstres arrivés de l’autre rive dans la galerie de tératologie de Madame Occlo, installée dans l’ancienne cathédrale. Mais pas le faune. Bien vivant, très actif, il va semer la pagaille – la panique, comme il se doit… – dans la vie somme toute bien rangée de cette petite ville de province qui ressemblerait à n’importe quelle autre ville de province si… si son fleuve était autre.

Cette ville du bout du monde sert de décor amplifié à ce que sont nos vies. Bâtie sur nos fondations culturelles, elle abrite des personnages d’une humanité terrible, terriblement signifiante. Il y a les puissants, le maire Superbe Propinquor par exemple. Il y a les sans-grade : le brocanteur Bogue et l’embaumeuse Louise Jacaranda. Et les méchants, les perdus, les victimes, les bourreaux. Et ceux qui veillent au grain, qui œuvrent dans l’ombre. Et les «stars», la tragédienne et le virtuose, ceux qui ont eu assez de cran pour s’envoler et faire carrière ailleurs, et qui reviennent de temps en temps au lieu de leur naissance. Ou ces autres nomades, plus modestes, artistes du cirque Gorbius. Parmi ces personnages voyageurs, la dompteuse Fauvine Bestia et l’acrobate Morpho Ménélos, la tragédienne Lola Balbo et le musicien Blandeuil jouent un rôle crucial dans la quête de Benoît Brisé.

L’Autre Rive, c’est le grand théâtre du monde. Un univers baroque construit sur l’antagonisme de l’en-haut et de l’en-bas – les relations sociales – et de l’ici et de l’au-delà – au-delà inaccessible, car il est impossible de traverser le Styx à la nage ou en bateau, sauf si l’on est mort ou si l’on est Charon, et il est impossible de le survoler, en ballon ou en avion. Les Echorchevillois n’ont qu’un horizon infranchissable devant leurs yeux. La ville est un décor impressionnant mêlant tous les styles architecturaux démesurés : le gothique flamboyant de l’hôtel de ville, la construction métallique à la Eiffel de la cathédrale – désaffectée –, le manoir excentrique, sorte de folie, dans lequel Benoît Brisé habite avec sa mère adoptive. Trois tours de béton symbolisent le quartier des affaires, érigées par les trois familles qui depuis toujours règnent sur Ecorcheville. Mais les tours sont vides. Et seules les salles des deux premiers étages du lycée de briques rouges sont occupées. Ecorcheville est un monde en soi, stagnant, intemporel. C’est notre monde mental.

Les héros du roman sont les adolescents. Parce que la vie est plus fade, ou plus vive, à Ecorcheville qu’ailleurs, les angoisses adolescentes y sont plus prégnantes. Et plus prégnant le sort qui leur est réservé. Une jeune fille est l’esclave, au sens strict du terme puisque l’esclavage n’a pas été aboli à Ecorcheville, d’un vieux bonhomme ; une autre jeune fille traîne un passé d’esclave elle aussi, d’une autre teneur, mais tout aussi abominable ; deux jumelles infernales et nymphomanes jouent les prêtresses dans la boîte de nuit ; les garçons s’affrontent dans des rodéos automobiles, au volant de bolides volés et trafiqués. Benoît Brisé évolue dans ce monde étrange et pourtant quotidien avec la sensation de flotter : il ne comprend pas grand-chose à ce qui se joue, à ce qui va se jouer. Sa vie sera transformée radicalement à la fin du roman, mais il sait à peine qui il est, et il subit plus qu’il ne savoure la condition qui lui sera offerte.

L’Autre Rive est un roman exceptionnel qui rassemble les motifs les plus forts et les plus obsédants de nos interrogations éternelles. Roman profondément, archéologiquement humain. L’organisation de la société et la psyché y sont magistralement déployées, sur le mode allégorique et réaliste à la fois. Cette faculté à mêler le merveilleux, l’ontologique et le contemporain est un des talents – et non des moindres – de Georges-Olivier Châteaureynaud. Dans L’Autre Rive, il retravaille des personnages apparus dans des nouvelles antérieures et leur donne une ampleur, un souffle nouveaux. Les noms des personnages, surprenants et incroyables – Fille-de-Personne, Géli Loiseau, Krux, Onagre, Bénigno, Alcyonne, Bételgeuse… il faudrait tous les citer – dessinent un monde symbolique imaginaire, culturel et signifiant. Jusqu’à Benoît Brisé lui-même, dont les initiales, BB, renvoient au bébé abandonné par sa tragédienne de mère.
Avec une ironie malicieuse et une tendresse sans concession, Georges-Olivier Châteaureynaud porte sur notre petite condition de mortels un regard affuté, bienveillant, et désespérément humain. L’Autre Rive est un des grands romans français de ce début de siècle.