Comme l’immense majorité d’entre nous, vous en avez assez, sous l’impératif de s’entre-protéger (impératif que vous ne contestez pas), de vivre dans une société anonyme composée de milliers d’êtres sans visage, sans identité, sans beauté ni laideur, sans grâce naturelle ou affichée. Vous en avez assez de vivre sans pouvoir saisir l’humanité courante des traits de vos semblables, leur (fausse) hiérarchie. Vous avez dit adieu à la morphopsychologie au débotté, ce péché mignon de bonne, sale ou belle gueule prêtée, sur sa seule mine, à autrui et à soi. Vous avez, plus sérieusement, renoncé à cette reconnaissance de l’Autre, ce commerce du regard et des âmes qui passe par le visage d’autrui. Il n’y a plus d’étranger puisque tout le monde l’est in abstentia. Plus de semblables qui, tel un miroir, direct ou inversé, nous font nous connaître et reconnaître en eux, nous y perdre, nous en rapprocher, nous en inspirer, nous en garder, nous en méfier ou tout simplement nous en ficher. Plus, ou presque plus, de comédie humaine. Plus, ou presque plus, de paraître. Plus de ces mille et un petits gestes et parades inconscients qui faisaient notre vie au quotidien à destination de nous-mêmes et d’autrui. Plus d’acteurs spontanés ou affectés de nous-mêmes.
Et la politique !
Imagine-t-on Jaurès haranguant la foule au Pré-Saint-Gervais, à la veille de 1914, porteur d’un masque ?
Imagine-t-on Hugo écrivant à Guernesey les Châtiments avec un masque ?
De Gaulle au 18 juin 40, a l’Hôtel de Ville en Août 44 ?
Malraux au Panthéon lors des cendres de Jean Moulin ?
Vous voulez tuer l’éloquence ? Tuer Démosthène ? Au bord des flots, les domptant par la parole, Cicéron et ses Catilinaires, Martin Luther King et ses rêves ? La Pasionaria et son No Pasaran ?
Masquons, Masquons !
Qu’un sang impur abreuve nos bâillons.
La faute à qui ? A un petit morceau de tissu opaque porté sous le menton jusqu’à mi-nasal.
C’est tout ? Oui, c’est tout. Et ce n’est rien, ou pas grand-chose.
Que faudrait-il pour que le monde d’avant, le monde de nos visages, renaisse ? Que ces fichus masques aveugles soient transparents. En plastique, en je ne sais quoi, mais transparents ! C’est aussi simple que cela, et personne ou presque n’y a pensé. Sauf les Instituts de sourds-muets, car il fallait bien que les malentendants communiquent en lisant les mots sur les lèvres de leurs semblables.
Il paraîtrait que de tels masques coûteraient un peu plus cher que les bouts de tissus bavoirs d’aujourd’hui.
Mais nos visages de frères et sœurs humains n’ont-ils pas de prix ?
Nos visages de femmes et hommes libres et fraternels ne sont-ils pas hors prix ?
Fabricants français, encore un effort : inventez le masque transparent !