Voilà sans doute un des romans les plus réjouissants de la rentrée littéraire 2020. Et même si à la toute fin du texte le personnage d’une éditrice supplie son personnage d’auteur en ces termes : « par pitié, c’est trop compliqué, tu vas perdre tes lecteurs, simplifie, élague, va à l’essentiel », le lecteur n’est pas perdu. Il se laisse embarquer dans une aventure fantastique et politique, à moins qu’elle ne soit scientifique et philosophique. Dans tous les cas, c’est une aventure. Et embarquer, le bon verbe. Car tout commence dans un avion effectuant la liaison Paris-New-York, un jour de mars 2021. A moins que ce ne soit trois mois plus tard…

L’anomalie qui donne son titre au roman tient du prodige et de l’inexplicable : le vol 006 décolle de Paris en mars, atterrit sans encombres quelques heures plus tard à New-York ; et en juin de la même année, le même vol 006, avec le même équipage et les mêmes passagers, demande à amorcer sa descente sur New-York. On le lui interdit, on le déroute vers une base militaire où passagers et membres d’équipage sont pris en charge par le FBI, le NORAD, la NSA et autres agences et organismes américains bien connus. Les voyageurs ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive, certes ils ont essuyé une énorme tempête de grêle durant le vol, mais tout d’un coup le temps est revenu à la normale. Enfin, le temps météorologique. Parce que pour ce qui est du temps qui tourne, ils se croient en mars et l’on est en juin. Et, chose admirable, ils ont déjà tous débarqué en mars, et ont continué leur vie. Voilà que chaque voyageur possède un double parfait, à moins que ce ne soit lui le double, ou le clone, ou la duplication. Les autorités mettent en place le protocole 42.

Si tout le roman de Hervé Le Tellier est un régal de lecture, l’explication de la mise en place de ce protocole 42 est un festin. Une vingtaine d’années auparavant, on a confié à deux jeunes étudiants brillants le soin de revoir et d’amender les chaînes de commandement en cas de catastrophe. C’était juste après le traumatisme du 9/11. Le Pentagone leur a aussi demandé d’envisager un protocole pour une situation parfaitement inédite. C’est ce protocole 42 qui est appliqué pour l’anomalie du vol 006. Parce que la situation est, effectivement, inédite.

Une telle base de fiction permet à Hervé Le Tellier de bâtir une histoire et des histoires. L’histoire affolante de la duplication suscite des débats religieux, scientifiques, philosophiques et politiques. Les personnages dont nous suivons la trajectoire, eux, coupés de toute interaction médiatique dans un premier temps, trouvent soudain à leur existence une manière de destin. Les débarqués de juin – que l’on va appeler de leur prénom suivi de June – sont plus « jeunes » de trois mois que leur entité de mars – auxquelles on va appliquer le même système de code. Ils sont candides et vont apprendre en face à face avec eux-mêmes qu’en trois mois leur vie a changé de cours, bon ou mauvais cours. Un s’est suicidé mais son alter-ego est toujours vivant, une est aujourd’hui enceinte alors que son double ne l’est pas, un couple s’est séparé en juin mais en mars pas encore, deux petites filles qui sont la même petite fille vont enfin pouvoir parler entre elles d’un secret jamais révélé, un petit garçon se retrouve avec deux mêmes mamans, etc. Peut-on revenir sur ce qui a été fait ? Peut-on défaire et améliorer ce qui a été raté ? Et le veut-on ?

Voilà une trame qui aurait pu sortir de l’imagination d’un Damon Ledelof ou d’un J.J. Abrams. Mais un roman n’est pas une série télévisée. Hervé Le Tellier truffe son texte d’allusions littéraires et de citations détournées, pastiche parfois le roman noir pour le plonger soudain dans l’univers, justement, des séries. Un des personnages se tue et se découpe, enfin, ne se tue pas et ne se découpe pas lui-même, mais son double, ou son image, ou sa duplication, mais enfin, quoi, il se découpe bel et bien, en ayant pris soin de tendre le lieu de l’exécution et de la boucherie de bâches de plastique, comme dans Dexter, et d’utiliser les mêmes instruments chirurgicaux que le héros de la série TV.

Là est peut-être l’intention première de Hervé Le Tellier, qui sait. Montrer, en nous offrant un excellent roman saisissant, que notre addiction aux séries est une anomalie.


Hervé Le Tellier, L’Anomalie, éd. Gallimard, 20 août 2020, 336 pages.