C’est l’histoire d’une fratrie. Posons ce postulat. Trois parties dans le roman, chacune consacrée – avec incises et retours en arrière – à un membre de cette fratrie. Thomas, Jean et Pauline. Le petit frère, informaticien ; le grand frère, berger dans les Pyrénées ; la sœur cadette, médecin humanitaire au Cameroun. On ne les verra jamais ensemble tous les trois, les membres de cette fratrie. Leurs relations sont faites de silences et de secrets, de fuites et de mensonges, de signes à décrypter dont la clé de déchiffrement remonte à l’enfance, qui ne sera donnée que bien plus tard, mais avant qu’il ne soit trop tard. Luc Lang bâtit, avec ce Commencement du septième jour, un roman à suspense dans lequel Thomas, trente-sept ans, est le détective de sa propre histoire, quand il croyait et voulait démêler les fils des causes de l’accident de voiture de son épouse.

Reprenons dans l’ordre : l’épouse de Thomas, Camille, est grièvement blessée dans un accident de voiture, donc. Elle se trouvait sur une route de campagne, en Normandie, roulant à tombeaux ouverts sur un tracé rectiligne. Personne ne peut expliquer pourquoi, et comment, elle a versé dans le fossé. La première partie du roman est centrée sur les interrogations de Thomas, sur les visites à l’hôpital et le quotidien à assurer. Les galères au boulot, les pressions du boss et les nouveaux cadres qui lorgnent la place de l’informaticien en détresse ; les deux enfants à rassurer et à préserver, à confier à la nounou camerounaise et parfois à la grand-mère maternelle. Camille est dans le coma, et dans ce temps suspendu la vie s’organise, déjà, sans l’épouse et la mère. Camille avait des secrets, c’est vrai. Un amour de jeunesse non révélé à son mari, un ami cher avec lequel elle travaillait mais dont elle n’avait jamais parlé. Cela n’explique pas les circonstances de l’accident.

A partir de la tache aveugle de l’accident de Camille, la trajectoire somme toute sage et linéaire de Thomas prend un cours plus sinueux. De Saint-Mandé et la Normandie, passons aux Pyrénées. Le frère aîné de Thomas, Jean, est resté sur les terres d’enfance, reprenant le métier de son père mort d’une chute dans la montagne. Jean a une dizaine d’années de plus que Thomas, il a fait des études, aime la musique et la littérature, surtout Cormac McCarthy. Mais il a choisi de retourner aux troupeaux, aux estives et à la pierraille. Il est un oncle bienveillant, émancipateur et éducateur pour les enfants de son frère. La mère de Jean, Pauline et Thomas est remariée, elle joue les grandes dames et salue de sa main gantée à la portière du 4×4 de son nouveau mari, comme une reine. Jean ne la supporte pas. Il va dormir ailleurs lorsqu’elle leur rend visite.

Le roman de Luc Lang est un savant mélange de dilatation et d’ellipse. Sans dialogues apparents – ils sont intégrés au texte par des sauts de ligne, ou parfois par une majuscule surgissant en milieu de phrase, sans point avant-coureur – et sans monologue intérieur, le roman dessine une courbe de dévoilement qui évite le psychologisme en feignant de s’en tenir aux faits, mais ce n’est pas si simple. Au commencement du septième jour est bien un roman à suspense, et même un roman policier, sans flics et sans sirènes hurlantes. Si le lecteur est happé, dès le début, par le mystère entourant l’accident de Camille, il comprend peu à peu que Camille n’est pas au centre de l’énigme. Et comme dans tout bon roman policier, le lecteur est à même d’anticiper sur la résolution des mystères : pourquoi Jean ne supporte-t-il pas la présence de sa mère ? Pourquoi Pauline, enfuie au Cameroun, ne revient-elle jamais en France, même pour des obsèques ? Pourquoi Jean ne veut-il pas que ses neveux, les enfants de Thomas, se retrouvent seuls en présence du nouveau mari de sa mère qu’il fuit ? Les indices sont flagrants, et le lecteur avance plus vite dans la résolution que le personnage de Thomas. Et c’est bien ça qui le tient en haleine. Quand Thomas acceptera-t-il d’ouvrir les yeux ?

La troisième partie se déroule au Cameroun. Thomas est allé retrouver sa sœur Pauline. Les retrouvailles sont différées : la corruption ambiante et la menace de Boko Haram sont les écueils qui empêchent Thomas d’accéder à la résolution non de son enquête – on ne saura rien des causes de l’accident de Camille, ces causes n’auront eu que des effets – mais à celle de son énigme propre, qu’il ignorait vouloir résoudre. Thomas, candide dessillé, aura dû en passer par le deuil, la chute en montagne et la prison africaine. Un parcours géographique et mental durant lequel le lecteur l’accompagne, et parfois le précède.

L’un des motifs principaux de ce roman haletant et déroutant – au sens où l’on dévie, où l’on est dévié, de sa route, comme Camille dans sa Mini sur une ligne droite normande – est peut-être l’innocence à préserver. Thomas a été préservé, dans son enfance, par son frère et sa sœur, qui ont gardé pour eux un secret terrible. Les enfants de Thomas sont préservés du malheur de la perte par la nounou, la grand-mère maternelle, et leur père. Qui leur rapportera, comme un cadeau, un enfant que lui-même aura accepté d’arracher à son destin. Parce qu’enfin, les yeux ouverts, Thomas sait qui il est, d’où il vient et où il veut aller.

Au commencement du septième jour est un roman violent, souterrainement violent. Le cataclysme du deuil annoncé. La rudesse de la pierraille pyrénéenne, ces roches qui roulent sous le pied et font chuter, ou au mieux obligent à tendre muscles et tendons jusqu’à la brûlure. Le chaos d’un pays en presque guerre, où la misère côtoie une opulence de pacotille, éphémère et tape-à-l’œil. Tout finit sur une plage, comme au premier jour d’un monde à réinventer, ou réinterpréter. Le premier bain d’un enfant dans les vagues, la voix d’autres enfants par-delà l’océan, sur une plage eux aussi, et les retrouvailles prochaines. C’est l’histoire d’une fratrie, restons sur ce postulat : fratrie de l’enfance – Jean, Pauline et Thomas – et fratrie à venir et construire, toujours un grand frère, une sœur cadette et un petit frère. Une nouvelle famille à bâtir. Luc Lang signe ici un roman d’envergure, inscrit à la fois dans le monde contemporain et la voie intemporelle des hommes, qui suit celle de la tragédie : le crime à élucider et l’histoire personnelle à construire à partir de l’élucidation.

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