Comme tous les lundis matin depuis un mois, j’entame la même routine qu’un certain nombre de Coréens. Une routine qui se conclura, je l’espère, par l’achat de deux masques KF94 (la norme locale équivalente au FFP2), comme nous l’autorisent les règles de rationnement définies par le gouvernement : les lundis, la vente de masques est réservée aux personnes pouvant justifier d’une année de naissance se terminant par 1 ou 6.

Vers 8h du matin donc, j’ouvre sur mon smartphone l’application Naver Map, le Google Maps coréen, et je saisis «pharmacie» dans la barre de recherche de proximité. S’affichent alors sur la carte de mon quartier, non seulement les pharmacies à proximité, mais également leurs stocks actuels de masques, données accessibles en libre accès auprès des autorités publiques qui contrôlent la distribution des masques. 

Queue dans une pharmacie à Séoul. Les habitants de la villes s’y rendent hebdomadairement pour acheter leur stock de masques.

Il y a quelques semaines encore, ce moment était légèrement anxiogène : un petit manque de zèle, et le risque de revenir bredouille après 20 minutes de queue était réel. Mais depuis la semaine dernière, les stocks disponibles semblent avoir augmenté, et lorsque je fais ma recherche aujourd’hui, le résultat est rassurant : la «Pharmacie de l’Avenir Radieux» à 200 mètres d’ici, est pourvue de plus de 100 masques, tout comme la Pharmacie «Le Ciel» à 220 mètres, ou alors la Pharmacie «Amour de Nonhyeon», à peine plus loin.

Il n’empêche : lorsque je me présente devant «L’Avenir Radieux» dix minutes avant son heure d’ouverture, j’ai été devancé par de nombreux voisins plus matinaux. Dix minutes d’attente donc, en compagnie de camarades de quartier qui ne respectent pas la distance d’un mètre comme en France, mais qui, tous, portent un masque. Une attente que je mets à profit pour observer mon bout de Séoul à l’ère de la pandémie : de l’autre côté du carrefour, une petite file s’est formée également devant la pharmacie «Le Ciel» ; mais en dehors de ces quelques regroupements inhabituels, le quotidien de Séoul, mégapole de 10 millions d’habitants frappée un mois avant ses consœurs occidentales par la pandémie du Covid-19, ne semble pas avoir été bouleversé : la circulation est aussi dense qu’à l’accoutumée ; certes aux abords des bouches de métro le flux est peut-être légèrement moins dense, mais, pour le reste, tous les commerces semblent se préparer pour une nouvelle journée de travail, tandis que les restaurants sont ouverts depuis longtemps pour le service du petit-déjeuner.

Un restaurant coréen.
Un restaurant coréen prêt à accueillir les clients pour le petit-déjeuner.

Alors que les regards occidentaux se tournent vers cette moitié de péninsule coincée entre la Chine, la Russie et le Japon, afin d’y puiser quelques enseignements sur la manière de surmonter la pandémie actuelle, je me dis que la plupart des ingrédients de la recette coréenne sont reflétées là, au travers de tous les efforts d’ingéniosité, d’énergie et de bonne volonté qui ont permis cette rencontre entre moi et mes deux masques hebdomadaires censés arrêter au moins 94% des éléments infectieux dont la taille est supérieure à 0,4µm. 

Mon point de vue est sûrement partiel, mais j’en vois cinq.

La chance

Ça n’excuse pas les retards ou lacunes des autres, mais il faut admettre que la chance a joué un rôle décisif dans la réussite de la Corée à surmonter la crise actuelle. Car figurez-vous qu’à la mi-décembre 2019, l’agence coréenne pour la prévention et le contrôle des maladies (KCDC) menait un exercice de préparation à partir d’un scénario on ne peut plus prémonitoire : une famille sud-coréenne revenant de Chine contracte une forme inconnue de pneumonie très contagieuse. C’est ainsi que tous les dispositifs et protocoles testés en fin 2019, serviront en situation réelle un mois plus tard, lorsque le premier cas d’infection au Covid-19 sud-coréen apparaît le 20 janvier 2020.

Si les autorités coréennes ont été incroyablement chanceuses sur le timing, il faut également reconnaître que leur capacité à comprendre les risques liées aux maladies infectieuses n’est pas juste le résultat d’une clairvoyance supérieure, mais du traumatisme provoqué par les épidémies passées : le SRAS bien sûr, mais le MERS surtout, qui, en 2015, sévit tout particulièrement en Corée du Sud, et pour la gestion duquel les autorités sud-coréennes avaient été fortement critiquées. C’est pour cette raison que, par exemple, l’aéroport d’Incheon, porte d’entrée de la Corée, est équipé de caméras thermiques depuis plusieurs années, permettant de détecter tout entrant fiévreux sur son territoire. Point de débat sur l’efficacité de ce dispositif ici : il est déjà mis en place et servira à aplatir la courbe.

L’autre «chance» des Coréens, c’est celle de vivre dans un environnement saturé de pollution atmosphérique. Qu’elles soient importées de Chine, ou produites localement (le débat fait rage ici), le résultat est le même : Séoul est régulièrement nappée sous une dense couche de particules fines nocives à la santé, contre laquelle la seule protection possible à l’extérieur, est de se couvrir le visage d’un masque. Voilà sûrement pourquoi, indépendamment des choix stratégiques de l’État, la Corée bénéficiait d’un stock et de capacités de productions locales de ces masques qui s’avèrent si précieux dans le contexte actuel.

Masques de protection coréens.
Masques de protection coréens.

Sans dévaloriser ni les efforts déployés, ni les choix judicieux effectués par les acteurs coréens de la gestion de cette crise, il faut admettre que, lorsqu’au début de l’année, le monde apprend l’apparition d’une nouvelle forme de coronavirus en Chine, la Corée était certainement mieux préparée que quiconque pour comprendre que le Covid-19 n’était pas qu’une «grippette», puis mettre en place rapidement les mesures adéquates.

L’Histoire

L’occupation de la Corée par le Japon à partir de 1905, avec la mise sous tutelle du royaume de Chosun jusqu’à la libération en 1945, c’est une parenthèse de quarante ans dans l’histoire moderne du pays qui a laissé un traumatisme profond dans le conscient et l’inconscient des Coréens. Ajoutez à cet épisode douloureux la guerre de Corée, qui éclata à peine 5 ans après la libération et qui, en trois années, tua 10% de la population civile coréenne (moins de 1% pour la France lors de la Première Guerre mondiale, à titre de comparaison), pour finalement couper le pays en deux jusqu’à ce jour. Aujourd’hui encore, le Pentagone estime que toute attaque conventionnelle de la Corée du Nord provoquerait 20 000 morts par jour côté Sud, sans parler de son récent arsenal nucléaire.

Il est difficile de trouver trace de ce passé douloureux dans les déhanchés de Gangnam Style ou dans les artères high techs immaculées du Séoul d’aujourd’hui. Pourtant ce passé est bien présent dans l’esprit de nombreux Coréens. Et il faut l’avoir en tête pour expliquer pourquoi les Coréens ont conscience que toute crise, même aussi peu tangible qu’un virus apparaissant en Chine, puisse poser un risque existentiel à la Nation.

La prospérité est donc tenue pour éphémère et la crise n’est jamais loin. Cet état d’esprit explique pourquoi les Coréens ne sont jamais aussi bons qu’en temps de crise : parce que lorsqu’ils n’y sont pas plongés, ils sont conditionnés à s’y préparer. Ainsi de la crise financière asiatique de 1997 qui provoqua une contraction de l’économie de 5,5% en 1998 et força le pays au bord de la faillite à emprunter 58 milliards de dollars au FMI. Mais un an plus tard la situation était déjà redressée avec une croissance de 11%, et une mobilisation générale qui a conduit 3,5 millions de Coréens à faire don de leurs possessions en or afin de renflouer les réserves de leur banque centrale. La Corée remboursa son emprunt au FMI avec trois ans d’avance sur l’échéancier.

Les tests

C’est cette capacité à se mobiliser collectivement et pousser dans le même sens qui explique pour partie comment la Corée a pu construire sa capacité à mener des tests Covid-19 à grande échelle. Une semaine après le premier cas avéré d’infection en Corée, le gouvernement réunissait plusieurs entreprises biotech autour d’un message clair : mobilisez-vous sur la mise au point de tests covid-19, et nous nous engageons à raccourcir le processus d’autorisation et d’accès au marché à une semaine, au lieu des plusieurs mois de délai en temps normal.

A la réactivité de l’État s’ajoutent l’agilité et l’ingéniosité des entreprises de biotech. Seegene, la première des 5 entreprises coréennes à obtenir l’aval des autorités, a développé son test en faisant tourner un algorithme sur une base de 15 années de données accumulées sur les maladies et pathogènes. Si Seegene avait confié à une équipe de chercheurs la mission de trouver les bons dosages pour développer le test, la démarche aurait pris deux mois. Grâce à sa plateforme d’intelligence artificielle, le test était disponible en deux semaines.  

Lorsqu’à la fin du mois de février, le premier cluster coréen apparaît à Daegu, troisième ville de Corée en population, entraînant 909 nouveaux cas le 29 février, le pays est déjà doté de la capacité de tester à grande échelle afin d’identifier suffisamment d’infectés, y compris les asymptomatiques, puis de les isoler pour que, en deux semaines, le nombre de nouveaux infectés par jour soit divisé par 4, puis se stabilise entre 60 et 100 nouveaux cas par jour depuis la mi-mars.

Le traçage et la surveillance

La Corée du Sud est le seul pays à avoir pu aplatir la courbe de nouveaux infectés sans avoir recours au confinement général. Rappelons quand même que d’autres pays tels que Taïwan s’en sortent même mieux en n’ayant pas de courbe à aplatir, et que, surtout, il n’est pas dit que la situation ne puisse dégénérer. Mais pour l’instant, la stratégie choisie semble payer grâce à un dispositif permettant de détecter, puis isoler rapidement tous les nouveaux infectés.

Pour atteindre ce niveau de réactivité et de quasi-exhaustivité, il ne suffit pas seulement de pouvoir tester à grande échelle. Il faut également pouvoir identifier rapidement qui sont les personnes à risque ; puis il faut pouvoir s’assurer que toutes ces personnes restent isolées du reste de la population. Bref, il faut donc pouvoir enquêter, et surveiller.

C’est là que nous entrons en terrain légèrement polémique, car sans aller dans le détail des dispositifs mis en place en Corée, il serait tentant de les écarter au prétexte qu’ils seraient trop coercitifs pour nos valeurs européennes. Détaillons donc les dispositifs mis en place en Corée.

Effectivement, les autorités coréennes se donnent les moyens d’obtenir de manière intrusive les données sur les itinéraires et contacts de tout individu qu’elles considèreraient potentiellement infecté. Ainsi chaque enquêteur de la KCDC peut avoir accès aux données des trois opérateurs mobiles coréens, des vingt-deux sociétés de cartes de crédit, ainsi que des enregistrements des caméras de surveillance, pour reconstituer les itinéraires passés et les interactions de son patient. 

Jusqu’au 16 mars dernier, cette procédure était manuelle et nécessitait une journée d’emails ou d’appels des enquêteurs de la KCDC aux organismes ou entreprises concernées pour obtenir toutes les données nécessaires à la reconstitution. Aujourd’hui, elle dure 10 minutes, grâce au lancement d’une plateforme en ligne (lien en coréen), la «Smart City Data Hub» co-développée par le Ministère de l’infrastructure et des transports et le Ministère des sciences et technologies, qui donne accès en ligne à toutes les bases de données utiles à la reconstitution des itinéraires des patients.

Il faut reconnaître que ceux qui apparenteraient un tel outil à un instrument redoutable d’une logique totalitaire n’auraient pas entièrement tort. Mais en Corée, il a fallu gérer une menace sanitaire imminente et potentiellement catastrophique : le premier cluster à l’origine de l’explosion des infections était localisé au sein d’une secte, dont les quelque vingt mille membres sont tenus de cacher leur appartenance. La KCDC n’avait donc pas d’autre solution pour identifier les cas d’infections que des méthodes intrusives, et l’opinion publique l’a accepté.

Le système de contrôle du confinement des patients ou des personnes potentiellement infectées peut également s’avérer source de fantasmes orwelliens. En fait, il peut se résumer à une application développée par le Ministère de l’intérieur et disponible ici (Android) ou ici (Apple). Chacun pourra le constater : il ne s’agit pas de surveiller en temps réel les mouvements des patients confinés, mais d’une obligation pour ceux-ci de communiquer deux fois par jour à leurs fonctionnaires attitrés quelques informations sur leurs conditions de santé : température, toux, maux de gorge et difficultés à respirer. Si ces deux rendez-vous quotidiens ne sont pas honorés, le fonctionnaire peut contacter le patient en question afin de s’enquérir de sa situation. Enfin, si le patient le choisit, il peut activer l’option de localisation liée à l’application et, dans ce cas, le fonctionnaire pourra être averti si le smartphone du patient est localisé hors-limite.

La communication proactive et transparente

Cette application du Ministère de l’intérieur est finalement assez révélatrice des facteurs de succès de la méthode coréenne : la méthode marche parce qu’elle repose avant tout sur la participation des citoyens. 

Ceci est le dernier volet de la gestion plutôt réussie de la crise par les autorités coréennes : elles ont obtenu l’adhésion des Coréens à l’effort collectif nécessaire pour lutter efficacement contre le Covid-19. On l’a vu plus haut, l’Histoire du pays a joué un rôle, mais la communication proactive et transparente adoptée par les autorités également, car elle a contribué à faire comprendre la logique derrière les mesures appliquées, notamment celles d’incitation au port de masque et de distanciation sociale, pour in fine obtenir l’adhésion du public à ces mesures. 

Toutes les audiences ont été ciblées : la presse d’abord, que la Directrice de la KCDC, dont les cheveux ont blanchi depuis son premier point presse le 20 janvier, rencontre une à deux fois par jour, selon l’intensité de la crise, lors de points de 45 minutes, dont les deux tiers sont souvent consacrés à répondre aux questions des journalistes. 

Le grand public n’a bien sûr pas été négligé. Chacun est averti pratiquement en temps réel sur l’évolution du nombre de nouveaux cas d’infectés à proximité. Car dès qu’un nouveau cas et l’historique de son itinéraire sont constitués, ils sont immédiatement communiqués par la KCDC à la mairie du district concerné. Celle-ci met alors à jour les informations reçues sur son site web, puis alerte l’ensemble des personnes à portée des antennes relais des trois opérateurs mobiles couvrant la zone en question. C’est ainsi qu’à raison de plusieurs fois par semaine, voire par jour, je reçois au gré de mes déplacements, des alertes SMS m’indiquant qu’un nouveau patient a été confirmé positif à proximité, et m’invitant à cliquer sur le lien me redirigeant vers le site de la mairie concernée pour avoir le détail de l’itinéraire du patient en question. Ces alertes sont-elles anxiogènes ? Oui. Mais contribuent-elles à sensibiliser les gens sur la réalité d’une menace peu tangible ? Oui.

Enfin, ces informations sont à l’attention du grand public, mais également mises à disposition des acteurs de l’industrie numérique, afin que ceux qui voudraient les exploiter pour contribuer à lutter contre la pandémie puisse le faire facilement. C’est ainsi que de nombreuses applications mobiles permettent aux Coréens d’identifier les pharmacies avec masques disponibles ou les centres de diagnostics à proximité, ou les lieux de passage récents de patients infectés.

Quels enseignements

«En Europe, c’est des sauvages quand même…» Telle fut la réaction d’un chauffeur de taxi à l’écoute de l’actualité en Espagne, où les résidents vivants et morts d’une maison de retraite infectée par le covid-19 auraient été abandonnés par le personnel. Le chauffeur ne se serait sûrement pas permis cette remarque si mon apparence avait trahi ma nationalité. Mais vexation mise à part, comment lui donner complètement tort si effectivement l’Europe en est là ?

Je suis mal placé pour juger les drames qui se déroulent en Europe, et j’imagine l’agacement que susciteront chez ceux qui se battent en ce moment pour combattre la pandémie, les remarques qui se limiteraient à rabâcher à quel point les Coréens font tellement mieux que nous. 

Mais évitons également le réflexe inverse : celui de balayer d’un revers de main des mesures appliquées ailleurs, sous prétexte qu’elles ne seraient pas compatibles avec nos cultures ou nos valeurs, surtout si cet ailleurs est un pays partageant nos valeurs démocratiques. 

Car faut-il le rappeler ? La Corée du Sud est une démocratie. Dont l’histoire est moins longue certes, mais qui fonctionne bien, et à laquelle les Coréens sont profondément attachés. Bien sûr, les différences culturelles entraîneront des approches peut-être différentes sur le respect de la vie privée. Mais non, les Coréens n’en ont pas fait fi pour combattre la pandémie. Ils ont simplement tenté de trouver le meilleur compromis entre la protection de la vie privée et la nécessité de préserver une autre liberté fondamentale : celle de circuler. 

Alors que nous aurons aussi à considérer ce type de compromis lors de la sortie du confinement, ne perdons pas le même temps précieux qui a été perdu sur la nécessité du port des masques et adoptons un état d’esprit plus asiatique : l’humilité de penser que peut-être, des solutions meilleures se trouvent ailleurs, pour s’en inspirer.

2 Commentaires

  1. Bel article, très bien écrit et, je suis a 100% d’accord avec l’avis de celui qui l’a écrit. C’est là la toute grande différence entre le communautarisme coréen (et asiatique en général) et l’individualisme européen. Tout en rappelant tout de même que, toute médaille a son revers dans les deux cas.