Cet hiver, alors que les musées et les centres d’art étaient fermés suite aux mesures anti-Covid, les galeries ont compté parmi les derniers îlots de culture encore accessibles pendant la pandémie. Du fait de ces circonstances, elles ont accueilli un nouveau public, souvent plus jeune. Cependant, jugées « commerces non essentiels » lors du troisième confinement, elles ont alors dû elles aussi fermer leurs portes.

Aujourd’hui, une galerie sur trois risquerait de ne jamais rouvrir[1]. Sachant également que 90% des artistes dépendent directement de leur galerie pour vivre, la crise sanitaire menacerait ainsi l’intégralité du monde de la création contemporaine[2].

Qu’on fait les galeries ? Quels moyens ont-elles trouvés, quelles stratégies ont-elles déployées pour continuer à travailler ? Comment les confinements ont-ils influé sur la production des artistes ?

A l’approche de la réouverture des commerces annoncée pour le 19 mai, six galeristes parisiens et un artiste reviennent sur cette année de pandémie.

Antoine Levi, de la galerie Ciaccia Levi, plaide – avec son associée Nerina Ciaccia – pour la jeune création contemporaine. Il nous fait partager une vision apaisée de ces temps bouleversés et encourage le monde de l’art à une plus grande conscience collective. Face à la crise, il choisit le parti de la solidarité.


Anne-Claire Onillon : Vous venez de déménager votre galerie dans le Marais, rue de Turbigo. Malgré cette année de restrictions, avez-vous réussi à faire vivre ce nouvel espace ?

Antoine Levi : Rétroactivement, il est vrai qu’en 2020, nous n’étions pas trop inquiets, malgré les flottements de la crise sanitaire, parce qu’en 2020 tous les galeristes ont plus ou moins travaillé sur la lancée des années précédentes et des belles choses qu’ils avaient réalisées jusqu’alors. C’était plutôt l’année 2021 qui nous préoccupait. 2021, c’était l’incertitude quant aux vaccins, aux ouvertures, au stop and go. Alors nous, plutôt que de suivre un programme normal, nous nous sommes dit que nous avions de quoi passer cette année, et en même temps faire du bien. C’est pour cela qu’au cours du mois de mars, nous avons fait une vente solidaire pour l’association L’enfant@l’hôpital.

Cela fait donc partie des actions que vous avez menées cette année pour faire face à la situation. Quelles ont été les autres ?

Nous nous sommes surtout concentrés sur cette manière-là de faire travailler les artistes, mais nous avons également œuvré à maintenir notre réseau de collectionneurs, de musées, le réseau de tous ceux qui nous suivent. Ensemble, nous nous sommes engagés dans un effort collectif pour produire, investir, exposer des œuvres, des éditions, des posters, des objets au profit des associations qui s’occupent d’enfants hospitalisés. Nous avons donc choisi d’affronter la situation non pas d’une manière économique, mais plutôt d’une manière associative, qui est perçue comme généreuse – car c’était l’idée du projet – mais qui en même temps fait marcher le système : les transporteurs, les producteurs, les laboratoires photo…

Est-ce que dans le contexte actuel, vous vous sentez investi d’une responsabilité encore plus grande en tant que galeriste ?

Cela va peut-être vous surprendre, mais en ce qui nous concerne, nous nous sentons avant tout investis d’une responsabilité écologique, car le monde de l’art est un monde de grand gâchis, qui génère beaucoup de déchets d’emballages, de transports… C’est d’abord une conscience écologique qui nous meut – d’autant plus que les origines de cette pandémie sont liées, de manière directe ou indirecte, à notre mode de vie et à nos excès. L’idée mondaine du monde de l’art nous fait oublier la réalité écologique, la réalité économique, la réalité de la planète.

Vous prônez le retour à une conscience responsable.

Oui. Une conscience responsable collective, car je suis persuadé que cela fait partie, plus ou moins adroitement, des priorités des gouvernements de tous les pays. Je crois que tout le monde fait de la politique pour le bien, un bien dont certains, malheureusement, profitent à mauvais escient. Je pense que c’est le moment de faire vivre l’esprit civique et l’esprit d’entraide, là où le monde de l’art donne hélas souvent, et à tort, l’image d’un monde assez nombriliste.

Comment vos artistes, qui sont presque exclusivement de jeunes artistes, réagissent-ils à la situation ? Comment le contexte influe-t-il sur leur production ?

Nous travaillons avec des filles et des garçons vraiment très généreux, qui vivent pour exercer leur métier d’artiste et exprimer leur sens de la poésie, avec de maigres ou grandes retombées économiques. Il est vrai que tous ont connu un ralentissement économique, au même titre que les galeries et comme tout le monde en ce moment. Mais je pense que le plus important pour un artiste – qu’il soit peintre, écrivain ou compositeur de musique –, c’est d’avoir du temps pour penser et créer. D’ailleurs, certains m’ont dit qu’ils étaient contents de vivre à un rythme moins frénétique, d’avoir plus de temps dans leur atelier, plus de temps pour réfléchir, pour se promener… Et tous ont profité de la léthargie internationale pour mettre à jour leurs archives, leurs inventaires, leurs paperasses – tout ce qu’ils n’avaient jamais le temps de faire.

Y a-t-il pour vous une œuvre qui pourrait être représentative de la période que nous traversons ?

Toutes. Toutes les œuvres qui ont été créées depuis le mois de mars dernier jusqu’à aujourd’hui, en peinture ou en sculpture, portent en elles le virus. Je pense que toutes les œuvres composent ce paysage. Aucun artiste ne peut aujourd’hui prétendre y échapper. Même ceux qui, maintenant, créent des Bitcoins et des NFT [Non-Fungible Tokens : jetons non fongibles] sont des personnes qui empruntent un circuit économique et bancaire parallèle. Nous ne pouvons plus travailler ni voyager, et ils espèrent gagner de l’argent de cette façon-là. Mais je ne vois pas une œuvre qui soit vraiment un manifeste, bien que l’art ait parfois des aspects politiques et qu’il y ait des artistes activistes – pas des fondamentalistes, mais des libertaires. Je crois d’ailleurs que ce serait une erreur, aujourd’hui, de créer une œuvre qui soit un clin d’œil au Covid, à la pandémie. Si l’on réfléchit bien, il n’y a pas énormément d’œuvres, de tableaux sur le thème de la grande peste noire. Quelques manuscrits liturgiques en parlent un peu, mais de manière générale, l’art a tendance à surfer au-dessus de cela.

Pourrait-il y avoir un art d’après-crise, comme il y a un art d’après-guerre ?

En théorie, il y a forcément un art « d’après », puisque l’art a toujours une avant-garde. L’art est visionnaire ; c’est une prévision, une avant-première sur le monde, quelle que soit la forme d’art : la peinture, la musique, la bande dessinée, le cinéma… Même Les Simpson – une série que j’adore – ont vu le ridicule du futur que nous vivons aujourd’hui. Je ne crois pas qu’il y aura un art lié au Covid – de toute façon, je ne pense pas que ce serait d’une grande pertinence grammaticale, car cela rappellerait de mauvais souvenirs. Aux informations, on parlait justement de faire un monument aux morts du Covid, et c’est très mal perçu. C’est un thème d’une grande violence clinique, qui diffère de la violence militaire des grandes guerres, donc ce n’est pas simple. Le Covid a été représenté d’une manière très ironique par certains artistes durant les confinements – des artistes qui faisaient des autoportraits en pantoufles, par exemple. Mais je pense que nous avons tous conscience que c’est éphémère et qu’on en sortira.

Il y a un an, dans une interview sur FOMO-VOX, vous donniez l’impression que vous n’étiez pas très convaincu par l’expérience digitale. Est-ce que l’année qui vient de s’écouler a fait évoluer votre position ?

Pas du tout. Mais d’un autre côté, je ne veux pas être trop critique, car cela fait quand même maintenant une quinzaine d’années que toutes les galeries ont des sites web, qu’elles travaillent sur Facebook et Instagram, qu’on envoie des documents en PDF avec des photos d’œuvres – donc ceux qui disent que le numérique ne marche pas crachent dans la soupe. Nous avons besoin de ces outils-là, chaque époque a ses instruments de communication. Mais il est vrai que personnellement, pour tout ce qui est des expositions virtuelles, moi, en tant que spectateur, j’ai du mal – et je ne vois pas bien comment, en ayant du mal, je pourrais convaincre les gens si je le faisais moi-même.

Avez-vous peur que cet accès virtuel engendre un nouveau rapport du public à l’œuvre ?

Cela ne me dérange pas forcément. Étant donné que nous serons tenus de voyager un peu moins qu’auparavant et que l’activité commerciale artistique ne va pas s’arrêter, on continuera donc à proposer des œuvres de manière digitale – et cela ne me pose pas problème. C’est la présentation d’expositions en mode virtuel qui me préoccupe. Par exemple, un jeune collectionneur asiatique avec qui nous sommes en contact nous a acheté une pièce d’Amber Andrews, une jeune peintre belge qu’il ne connaît pas encore. Il a vu les œuvres ; nous avons fait des vidéos des peintures, avec des close-up. Mais nous travaillons toujours dans l’espoir qu’un jour ou l’autre, ce collectionneur viendra nous rencontrer ou que nous irons le rencontrer, et que nous pourrons avoir une conversation informelle autour de l’œuvre de ce jeune peintre. Je n’ai eu aucun retour négatif des collectionneurs qui ont acheté de manière digitale. Il est vrai que je ne m’attendais pas à ce que les œuvres ne corresponde pas du tout, et puis il faut dire que nous prenons soin de travailler avec des photographes professionnels, qui sont très scrupuleux sur tous les équilibres de couleurs, les tons, les nuances, les volumes… Mais au mieux, cela ne représentera toujours que 90 % de l’œuvre, et l’on n’aura jamais les 10 % de poésie, d’ineffable et de tout ce qu’apporte d’irremplaçable la rencontre physique.

Cela vous semble-t-il injuste que les galeries aient été fermées tandis que les maisons de vente sont restées ouvertes ?

Je ne sais pas. Les maisons de vente, c’est un système lié aux commissaires-priseurs et au ministère de la Justice. Et puis, le gouvernement en a décidé ainsi. Je n’ai pas envie de jeter la pierre aux maisons de vente, ni aux cavistes, ni aux maîtres chocolatiers… Il faut être honnête : l’année dernière, nous, les galeristes, nous avons quand même reçu pas mal d’aides de l’État ; le CNAP a lancé une campagne pour aider à payer les loyers, il a apporté son soutien pour acquérir des œuvres… Les artistes français – pas tous, certes – ont tout même touché un petit peu d’argent. Nous avons été aidés, alors on ne peut pas toujours tout avoir, il faut que ce soit chacun à son tour. Mais je suis bien conscient que lorsqu’une galerie est ralentie, tout son staff – les employés, les directeurs, les créanciers – est au ralenti.

Mais symboliquement, n’y a-t-il pas malgré tout quelque chose d’un peu choquant à être classé dans la catégorie des « biens non essentiels » ?

Non. Je considère cela d’une manière très terre à terre, et même très débonnaire : s’il en est ainsi, eh bien qu’il en soit ainsi. Les polémiques ne datent pas d’aujourd’hui, ni le sentiment d’injustice. Mais combien de temps les cavistes ont-ils été fermés, alors que nous, nous étions ouverts ? Pendant combien de temps les maîtres chocolatiers ont-ils dû jeter toutes leurs matières premières, alors que nous avons pu être ouverts pendant quelques mois l’année dernière ? Surtout que nous, les galeristes, nous pouvons quand même travailler en ligne. Il faut toujours regarder les choses d’une manière horizontale, sinon on ne voit plus que son nombril. Les galeristes ont tous un peu d’ego, parce que nous croyons à ce que nous faisons, aux grands artistes ; mais tant de professions ont souffert que si les restaurants ouvrent avant les musées, pourquoi pas ? Dans les musées, il y a quand même pas mal de gens qui sont des fonctionnaires de l’État et qui ont donc été payés malgré tout, alors que les restaurateurs n’ont rien touché du tout, ou presque – d’ailleurs, beaucoup ont fermé. Toute cette constellation de fournisseurs qui aident les galeries, les hôtels, les cavistes, les fleuristes, etc., c’est important. Je pense qu’il faut partir d’une vision extrêmement égalitaire et se dire que si c’est comme ça, c’est que le conseil scientifique et le gouvernement ont leurs raisons.

Vous faites preuve d’une belle sérénité.

Il le faut, nous n’avons pas le choix. Si nous commençons, entre corps de métiers et corporations, à nous jeter la pierre, on n’en a pas fini. C’est comme si les infirmiers jetaient la pierre aux médecins, aux chirurgiens et aux dentistes : on ne s’en sortirait pas. Il faut pacifier les relations, c’est tout ce dont nous avons besoin ; et j’espère que ce sera la morale que nous tirerons de cette crise sanitaire.

Alors que les galeries pourront bientôt rouvrir, quel artiste avez-vous envie de montrer ?

Nous rouvrirons notre galerie avec une exposition personnelle du jeune peintre américain Louis Fratino. Le vernissage aura lieu le 29 mai et l’exposition se poursuivra jusqu’au 10 juillet.

Puis, ce sera au tour de notre nouvelle artiste, qui est notre première artiste française : Chalisée Naamani, dont nous avons dû repousser l’exposition au début septembre.

Pourquoi ?

D’abord, parce qu’elle sort de l’École des Beaux-Arts et qu’elle a besoin d’exposer ; et nous, nous avons besoin de confronter son travail à un public de critiques d’art, d’institutions, de collectionneurs, et même d’amateurs, de curieux. Nous sommes donc impatients d’exposer ses œuvres, que nous trouvons absolument géniales. Le fait qu’elle soit française mais d’origine iranienne et que son travail touche beaucoup aux vêtements, aux couvertures, aux habitudes comportementales, ainsi qu’à l’image touristique – notamment autour des objets touristiques : la tour Eiffel, la statue de la Liberté… –, dans une période où il n’y a pas de tourisme – tout cela est très intéressant. Nous l’avons fait travailler intensément, et puis avons dû reporter. Mais elle a compris que c’était pour son bien, que c’était partie remise en septembre. Dommage, car j’aurais adoré voir la galerie transformée en une espèce d’image de carte postale touristique de Paris, alors qu’il n’y a pas de tourisme !


Galerie Ciaccia Levi, 34, rue de Turbigo 75003 Paris

ciaccialevi.com

Louis Fratino, du 29 mai au 10 juillet 2021

tableau de Louis Fratino
The Sleepers, 2020 oil on canvas, cm. 165,1 x 241,3