Cet hiver, alors que les musées et les centres d’art étaient fermés suite aux mesures anti-Covid, les galeries ont compté parmi les derniers îlots de culture encore accessibles pendant la pandémie. Du fait de ces circonstances, elles ont accueilli un nouveau public, souvent plus jeune. Cependant, jugées « commerces non essentiels » lors du troisième confinement, elles ont alors dû elles aussi fermer leurs portes.

Aujourd’hui, une galerie sur trois risquerait de ne jamais rouvrir[1]. Sachant également que 90% des artistes dépendent directement de leur galerie pour vivre, la crise sanitaire menacerait ainsi l’intégralité du monde de la création contemporaine[2].

Qu’on fait les galeries ? Quels moyens ont-elles trouvés, quelles stratégies ont-elles déployées pour continuer à travailler ? Comment les confinements ont-ils influé sur la production des artistes ?

A l’approche de la réouverture des commerces annoncée pour le 19 mai, cinq galeristes parisiens et un artiste reviennent sur cette année de pandémie.

Avec plus de quarante ans d’expérience dans la découverte et la redécouverte d’artistes modernes et contemporains, plus de deux cents expositions nationales et internationales, et plus de cent catalogues publiés, la Galerie 1900-2000 est devenue une référence à Paris et dans le monde entier. Nous avons rencontré David Fleiss, qui a succédé à son père Marcel Fleiss à la tête de la galerie en 1991. Il nous fait part de son activité ralentie en cette période de pandémie, des frustrations qu’engendre la crise et des solutions pour y faire face.


Anne-Claire Onillon : Dans les rubriques « expositions » en cours et à venir du site web de la galerie 1900-2000, on trouve des pages blanches !

David Fleiss : Absolument.

Au vu de votre intense activité passée, cela surprend.

Ce sont les conséquences des décisions gouvernementales, qui sont à peu près les mêmes dans tous les pays. Nous ne pouvons pas prévoir quoi que ce soit.

Est-ce que vous avez mis en place des stratégies pour essayer de déjouer les restrictions ?

Pour « déjouer » les restrictions, non. Mais nous avons déployé des stratégies pour tenter de continuer à exercer notre métier. Nous nous sommes inscrits sur des sites de vente en ligne, comme Artsy, par exemple, où nous proposons des expositions réalisées spécialement pour Artsy. Nous faisons l’accrochage dans la galerie, nous le photographions et nous postons les œuvres. Nous participons également à des foires virtuelles.

Ce rapport virtuel à l’œuvre, qui s’est largement développé lors des confinements, vous inquiète-t-il ? Croyez-vous que cela interfère avec la production des artistes ?

Comme je ne vends que des œuvres qui ont plus de cinquante ou cent ans, cela ne risque pas d’avoir un impact sur la production, puisque la production existe déjà ! Et le peu d’artistes contemporains de notre galerie travaillent classiquement.

Vous êtes spécialiste de Marcel Duchamp. Comment un tel artiste aurait-il réagi à la crise que nous traversons ?

Tout dépend de l’époque de sa carrière, parce qu’il a été artiste peintre jusqu’en 1912-13, et qu’ensuite il est devenu le premier artiste conceptuel. Disons que dans sa période de peintre, enfermé dans son atelier, il aurait sans doute peint bien davantage. Dans sa période d’après, tout aurait pu arriver, avec lui… Mais je n’ai pas son génie pour inventer ses œuvres à sa place.

Comment imaginez-vous l’après-crise ?

Les choses devraient reprendre normalement, tout du moins dans notre domaine – et j’’en ai hâte, car actuellement c’est une période vraiment compliquée pour nous. Nos collectionneurs, qui en ce moment ne peuvent plus voyager pour voir physiquement les œuvres que nous vendons, sont très frustrés. C’est une mauvaise période à passer mais je pense que la seule différence visible dans les foires à venir, c’est que la moitié des gens porteront encore le masque.

Les galeries rouvriront ce 19 mai. Qu’envisagez-vous d’exposer ? Êtes-vous prêt à recevoir du public ?

Nous avons une exposition de Hans Bellmer, mise en place en plein confinement : Le jeu de la poupée. Personne ne l’a encore vue « en vrai ». Je l’ai installée comme si tout se passait normalement, et elle est prête à être ouverte au public.

Est-ce qu’elle est en lien avec la situation actuelle ?

Aucunement.

Avez-vous vécu d’autres crises comparables au sein de la galerie ?

Pas de ce genre, non ! Nous n’avons jamais eu à faire face à une telle situation, qui plus est mondiale. C’est très nouveau et chaque pays gère cette crise à sa façon, ce qui rend les choses encore plus compliquées pour une galerie internationale…

Pensez-vous qu’il pourrait y avoir une sorte d’art d’après-Covid, comme il y a un art d’après-guerre ?

Techniquement, cela se profile déjà. De nombreux artistes ont créé des « œuvres confinées », des œuvres de confinement. Un artiste comme Xavier Veilhant, par exemple, un sculpteur assez intéressant qui expose chez Emmanuel Perrotin, a réalisé toute une série de dessins – alors qu’il ne faisait plus beaucoup de dessins – pendant le confinement. Cela s’intitule « Les dessins de confinement ». J’imagine que beaucoup d’autres ont fait de même.

Les moyens de production changent…

En effet, tout change. Mais je pense que ce sera seulement une époque particulière dans la vie des peintres, et j’espère que cela ne durera pas aussi longtemps qu’a duré la guerre. Et puis, franchement, malgré ces restrictions, on vit quand même plutôt bien. En ce qui me concerne, je n’achète pas des œuvres différentes de celles que j’achetais avant.

Vous arrivez à garder vos ventes stables ?

Je fais évidemment beaucoup moins de ventes qu’auparavant : nous enregistrons une baisse du chiffre d’affaires de plus de 50 %. Mais j’ai également moins de frais, puisque je ne participe pas aux foires. L’un dans l’autre, on s’en sort…

Quid de la différence entre la situation des galeries et celle des maisons de vente ? Trouvez-vous que c’est injuste ?

C’est plus qu’injuste, c’est plus qu’infondé, mais c’est une règle locale propre à la France. Les maisons de vente sont restées ouvertes aux États-Unis, en Angleterre également. Et comme de toute façon elles avaient une activité online bien avant nous, même si leurs locaux étaient fermés ils continueraient à travailler aussi bien. Ils étaient préparés sans le savoir.

Est-ce que dans le contexte actuel, en tant qu’acteur du marché de l’art, vous vous sentez investi d’une plus grande responsabilité ?

J’essaie d’agir comme quelqu’un de responsable et de ne pas ouvrir ma galerie clandestinement. Je fais attention, je porte mon masque.

Et en tant que défenseur de l’art moderne ?

Oui, je le diffuse comme je peux en ligne, partout. J’envoie des courriels à mon fichier. Mais je ne peux pas faire plus sans sortir de chez moi. En fait, ce qui me manque, et ce qui manque à mes collectionneurs à l’étranger, c’est de voir les œuvres physiquement. Donc tant qu’il n’y aura pas de foire et que je ne pourrai pas voyager en les transportant dans mes bagages, ce sera très compliqué. Je l’ai fait en Europe pendant le premier confinement : je suis allé voir mes collectionneurs là où je pouvais, en Belgique et ailleurs, avec les œuvres dans ma voiture, et j’ai fait des ventes de cette façon. Mais je ne peux pas le faire au-delà des frontières européennes. Lorsqu’on travaille, on a le droit de se déplacer, mais cela reste seulement l’Europe, qui n’est qu’une petite partie de ma clientèle.

Et pour terminer sur une note d’espoir ?

Vivement l’année prochaine ! Le programme des foires est maintenant repoussé à septembre. Les foires européennes devraient avoir lieu, mais ce ne seront sans doute pas des foires internationales, car même si les Américains ont un taux de vaccination très élevé, je ne crois pas qu’ils se déplaceront aussitôt en Europe. La première grande foire internationale devrait être la foire Basel Miami, en décembre – j’ai en tout cas cet espoir.


Galerie 1900-2000, 8 rue Bonaparte, 75006 Paris

https://www.galerie1900-2000.com/

[1] Museum tv  18/05/2020

[2] Connaissance des arts du 14 janvier 2021