Il y a un an, Martin Scorcese faisait la Une des media non pas tant pour la sortie de L’Irlandais que parce qu’il dénonçait l’hégémonie des super-héros dans les Multisalles. «Le Cinéma est un art qui offre de l’inattendu», disait-il dans Le New York Times. «Dans les films à super-héros, il n’y a pas de risque.»

J’ai repensé à Scorcese en assistant à la rétrospective des films de guerre de Bernard-Henri Lévyau cinéma Quad à New york, et programmée la semaine prochaine au Landmark’s Nuart, à Los Angeles. Si le danger fait qu’un film est du cinéma, je ne vois guère de plus grand cinéaste que ce philosophe français. 

Le voici dans Bosna! (1994) pataugeant dans un fossé boueux au coeur d’une forêt prise sous le givre, si près de la ligne de front que l’on sent presque l’haleine gelée des tireurs serbes embusqués à quelques dizaines de mètres de là, armes pointées. 

Le voici vingt ans plus tard plongé dans une même épaisseur des lieux, se jetant dans la mêlée aux côtés des Peshmerga kurdes d’Irak, nous faisant vivre un moment émotionnellement terrifiant mais cinématographiquement sublime, quand son opérateur, accompagnant une poignée de soldats partant à l’attaque, lui accroché à la portière du pick-up, saute sur une mine enfouie par Daech. L’explosion est filmée. Suit un grand blanc à l’écran. Puis nous est montrée la caméra totalement déchiquetée, tel un rappel des horreurs de la guerre mais aussi du sacrifice requis par les protagonistes pour rapporter dans un film des histoires vraies et brûlantes.

L’urgence, en effet, est la monnaie émotionnelle la plus précieuse que nous octroie Lévy. Même si les conflits que ponctuent ses documentaires, Bosnie, Libye, Irak, sont derrière nous, il est rappelé aux spectateurs le prix morbide que nous devrons payer à rester à ne rien faire tandis que le monde brûle autour de nous. 

Dans Bosna!, le philosophe fustige les Occidentaux pour leur non-intervention, pointant sur un ton sarcastique le soutien tacite des Européens à la Serbie de Milosevic, sur le mode «Recherche despote désespérément», et montrant le coût de cet assentiment. 

Dans une scène difficilement soutenable, suspendant son récit, les jugements en cours et les effets filmiques, Lévy donne à voir une rue de Sarajevo juste après un bombardement serbe, les pavés couverts de sang, les blessés hagards assis en silence parmi les morts sous la lumière crue du jour. Il n’est plus question là de politique, encore moins de métaphore ; sont congédiées ces approches auxquelles nombre d’intellectuels américains se complaisent, plus accoutumés à Twitter qu’à fréquenter le terrain. C’est un pleur outragé en défense de la liberté. Et c’est, par-dessus tout, un pleur de compassion humaine.

Un pleur que le public américain, surtout dans le contexte actuel, a grand besoin d’entendre. Le journalisme, nous dit-on de toutes parts, mieux il est pratiqué, plus il se doit de ressembler aux données d’un algorithme. La Presse, nous dit-on encore, doit se garder de toute passion et, objective et distante, chasser comme un essaim de mouches sur le mur qui nous inviterait à décider par nous-mêmes des choses que nous devons rapporter. Et quand nos journalistes se montrent rebelles à cette attente inhumaine, nous jugeons qu’ils ont perdu leur vocation. Lévy, lui, propose une approche intellectuellement et émotionnellement plus saine. Même s’il apporte une couverture à chaud et en temps réel de ce qui est en jeu, il reste avant tout un partisan et un participant, haranguant les puissants afin qu’ils rejoignent le bon combat.

Ce qui arrive parfois. Dans Le serment de Tobrouk, l’ex-Président français Nicolas Sarkozy, le Premier ministre britannique d’alors David Cameron et la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton se prêtent à la caméra, évoquent devant Lévy leur rôle et son propre rôle dans la libération de la Libye du joug de Kadhafi. Il y a là un matériau digne de l’adage qui dit que le journalisme est le brouillon où s’écrit l’Histoire. 

Pour autant, le moment le plus prenant du film n’a rien à voir avec ces personnalités. Lévy rend une visite de nuit à un homme, à Misrata, dont le frère a été tué d’une balle en pleine tête. Filmée sous une lumière rudimentaire, la scène donne le frisson, son éclat semble émaner des personnages eux-mêmes. Le fantôme de l’électricité hurlant à travers les os de son visage, Lévy, de nouveau, suspend l’action, passe quelques secondes sans prix à serrer dans ses bras cet homme libyen endeuillé. L’expression sur ces deux visages, l’un plein d’angoisse mais aussi de gratitude pour le moment fugace de chaleur humaine, est plus émouvant et en dit plus long que tout ce que vous pourriez voir chez Robert De Niro ou Brad Pitt.

On jugera peut-être injuste de comparer ces deux acteurs d’Hollywood avec un philosophe en politique tel que Lévy. Mais le charme du Français, pour partie, repose sur l’idée que la politique, la guerre, l’art, la liberté et la loyauté ne sont pas des catégories éphémères qui appartiendraient à des compartiments de l’expérience humaine hétérogènes entre eux. Tous ensemble conspirent à rendre notre espèce si frêle, si corrompue et si glorieuse.

Lévy s’est fait le narrateur de chacun de ses films, les scénarios (souvent co-écrits avec Gilles Hertzog, un compagnon de longue date) sont autant truffés de références littéraires que de faits et de chiffres. Les soldats couverts de neige dans l’une des premières scènes de Bosna !, nous dit Lévy, sont  descendus de leur position pour se reposer et faire provision de cigarettes, cette seconde arme des soldats, comme le dit Orwell dans Hommage à la Catalogne. L’allusion au grand chroniqueur de la guerre civile espagnole n’est pas fortuite. C’est un rappel que le combat contre la tyrannie est une affaire éternellement en cours, prendrait-elle un visage autre à chaque décennie et dans chaque région du monde, et que les artistes sont appelés à combattre la tyrannie au même titre que les soldats et au sens littéral du mot combat.

A voir ces quatre films ensemble, les spectateurs se voient conviés à ajouter eux-mêmes une touche d’immersion dans ce qu’on pourrait appeler, clin d’oeil à Marvel et ses super-héros, l’univers cinématographique de Lévy. Les villes de Libye lui font penser à Sarajevo vingt ans plus tôt, et des séquences de Bosna! irrigueront les films qui suivront, comme un rappel que ne pas soutenir les hommes et les femmes qui combattent vaillamment pour leur liberté est trop souvent le réflexe des démocraties occidentales. C’est aussi un rappel de l’engagement si singulier de Lévy pour la cause de la liberté humaine, ce qui peut paraître une formulation simpliste, mais reçoit une confirmation en acier à le voir, film après film, décennie après décennie, mettre sa vie en jeu pour ses principes. Dans Le serment de Tobrouk, de façon émouvante, il rappelle à certains de ses interlocuteurs qu’il est juif, ce que des documentaristes timorés auraient probablement choisi de cacher. Pas Lévy. Il est le personnage central de ses films, non pas par vanité, comme le sussurent des critiques à petit cerveau, mais parce que ses films, quel qu’en soit le sujet, sont aussi un manuel d’être et de présence au monde.

Quand le soleil se couche, croit-il, nous allons vers ce qu’il y a de plus sombre et nous essayons de faire briller une lumière. Quand la plupart ne font rien, vous vous jetez dans l’action. Quand d’autres font commerce de platitudes vides, vous offrez votre secours et votre étreinte. C’est une approche profondément juive s’il en est, et un modèle pour quiconque aspire à être un envoyé spécial engagé, un intellectuel ou simplement un être humain concerné.


Traduit de l’américain par Gilles Hertzog.

3 Commentaires

  1. P(ostcaution)S : Je me souviens d’un haut gradé peshmerga s’adressant, devant un parterre de Kurdes francophones, à celui qu’il appelait le général Lévy. Cela en dit long sur le rôle que put
    jouer ce philosophe de renommée mondiale dans quelques batailles-clés contre Daech dont il a eu la modestie de se présenter comme l’un des grands reporters de guerre. Mais, aussi décisif que fût un appui de ce poids, l’échec des Kurdes au casting de la scène diplomatique internationale ne saurait être totalement compensé avant que l’on ne corrige le tir. Un documentaire, roi du genre cinématographique selon le dieu Godard, est un moment de l’Histoire qui, par la justesse du ton, par la lisibilité des visages, par l’exactitude imparable des gestes qu’il saisit au vol, émerge d’un fleuve tonitruant d’informations et va réveiller les esprits engourdis des spectateurs de leur propre déluge ; il est parfois tout ce qu’il reste aux générations à venir d’un angle mort ou d’une séquence surexposée du siècle qu’elles achèvent. Il est impératif que ce micro miraculeux soit de nouveau tendu aux principaux acteurs de la démocratisation du Proche-et-Moyen-Orient. Nul mieux qu’eux, j’allais dire nul autre qu’eux n’a les moyens, dans un contexte géopolitique profitant à leurs diffamateurs, de renverser la situation en leur faveur. La voix enracinante du philosophe doit permettre cela. Elle devrait être l’occasion donnée au peuple kurde de graver sa vérité incontestable dans le marbre du droit international public.

  2. P(récaution)-S : Je tiens à dissiper tout malentendu concernant cet espoir que je nourris moi-même d’une réconciliation des otages du populisme avec les seuls libérateurs qui se soient jamais penchés sur leur cas, espoir dont je suis le premier à regretter que les moqueurs du grand Lévy l’assimile à une espèce de dévotion candide confinant à la niaiserie chauvine.

  3. « Sur le pont d’Arcole / On s’est élancé à l’assaut des grandes nécropoles / À idoles / Jingo à la gomme / Tu mobilises a priori moins d’apprentis surhommes / Qu’un pur homme »
    Je crains, comme Lévy depuis son essai sur la pureté, qu’en chaque occasion qui nous est offerte de délimiter la ligne de partage entre, d’un côté, ce qui aurait toutes les chances de représenter un bienfait pour l’humanité et, du côté opposé, ce pour quoi les Pères de l’Anation avaient forgé la notion juridique de crime contre l’humanité, nous soyons mis en demeure de choisir notre camp retranché.
    Aussi nous ne serons pas surpris qu’inscrivant son parcours dans les traces aériennes des héros malruciens, le personnage bowienien ne parvienne à atteindre sa cible qu’après la mort, la sienne bien sûr, mais aussi celle de ses ennemis.
    Car quand bien même devrions-nous une fière chandelle à ce monarque démocrate élevé dans le respect de la doctrine fasciste, Juan Carlos d’Espagne n’aurait jamais trahi son mentor-dictator sans le coup de jus qu’avait asséné à l’histoire qu’il allait incarner, cette injectrice de mauvaise conscience que fut l’armée de sépultures résurrectionnelles des Brigadas Internacionales.
    « And the guns shot above our heads / And we kissed, as though nothing could fall / And the shame was on the other side »
    Cela signifie-t-il que nous sommes condamnés à nous contenter d’un hypothétique triomphe des valeurs pour lesquelles la génération de l’enfer fut contrainte de sauter à pieds joints dans la gueule de l’Immonde ?
    Est-il naïf d’alimenter, contre vents faussement libertaires et marées fanatiques, l’espoir que le coup de projecteur du grand intellectuel sur telle ou telle zone d’ombre d’une Histoire en cours d’écriture, soit en mesure de réorienter la politique intérieure de la Supranation, de raffermir son instinct de conservation face aux démons nihilistes retournant les Lumières contre leur horizon fossile, que le poids de son aura jouisse, auprès des leaders du monde libre, d’un crédit proportionnel à l’opprobre que jettent sur elle tout ce que les scènes de jalousie littéraire peuvent contenir de rebuts du réel, de détourneurs de mémoires ultratombales, de déshydrateurs conceptuels, de transgresseurs invétérés de la très-haute justice ?
    « Les hommes ne naissent pas égaux en ego / Mais quel est donc le propre du héros ? / De l’être rien qu’un jour / Ou de l’être toujours ? »