Panique à bord du navire européen : les terroristes de Daech prisonniers de nos amis kurdes syriens vont s’échapper ! Ils s’échappent déjà en masse ! Que dites-vous ? Non ? Si ! Au secours ! Mon Dieu, que faire ? A quel saint se vouer ?
Jour après jour davantage, il s’avère que nos gardiens de prison par procuration ont mieux à faire par les temps qui courent, quand la mort est partout face aux chars turcs et à l’arrivée des sbires de Bachar al Assad, que de continuer à jouer gracieusement, pour nos beaux yeux, les geôliers. Européens, Français, Allemands, nous tous qui n’avons pas voulu récupérer nos sanglants ressortissants, nous voilà bien piégés. Quel est ce sage qui disait que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même ?
Le tragique, l’absurde, le révoltant, est que ce défaut des gardiens kurdes n’est pas advenu comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Tout était parfaitement annoncé, parfaitement clair, absolument limpide. Il était loisible, pour les dirigeants européens, d’anticiper, de se préparer, de prendre la relève. Encore fallait-il le vouloir.
Reprenons : Trump avait martelé il y a des mois qu’il retirerait les 2.000 Américains qui sanctuarisaient le Rojava kurde. Passant outre à toutes les oppositions, au Pentagone, au Département d’Etat et j’en passe, le Fanfaron en chef finit par faire ce qu’il avait dit.
Erdogan, de même, avait annoncé urbi et orbi vouloir s’emparer de la zone syrienne frontalière sur une profondeur de 30 kilomètres, en chasser les Kurdes «terroristes» et y déverser par centaines de milliers les réfugiés syriens en Turquie. Ce qu’il finit par faire.
Les Kurdes enfin n’avaient cessé d’implorer les Européens de reprendre leurs ressortissants, hommes, femmes, enfants de chez Daech entre leurs mains. Ils implorèrent en vain. Nous tentâmes bien, sait-on jamais, de refiler la patate chaude à l’Irak, alors que la peine de mort, bannie en France – mais à la guerre comme à la guerre ! –, y est systématiquement appliquée, afin qu’y soient jugés nos nationaux ; l’Irak nous opposa qu’elle n’avait pas vocation à jouer les procureurs à notre place.
Nous continuâmes à tourner en rond et ne pas savoir sur quel pied danser. Dans le même temps, les Russes qui attendaient leur heure, tissaient à grand renfort de publicité des liens militaires avec la Turquie ottomane bien que membre de l’OTAN.
Tout cela était sur la place publique, s’étalait dans les medias, pour peu que nos dirigeants, nos militaires, nos diplomates s’en avisent et agissent. Gouverner, c’est prévoir disait Mendès-France.
Rien ne fut fait en ce sens. Constituer, ainsi que Bernard-Henri Lévy l’avait proposé ici-même et dans Le Point il y a des mois, une brigade européenne de 2000 hommes pour la Syrie (une tâche proprement surhumaine, vous dis-je !), prendre, en accord avec eux et dans les bases laissées derrière eux, la relève des 2.000 Américains rappelés par Trump, protéger ainsi nos alliés kurdes si précieux hier et aujourd’hui encore contre Daech, assurer par là-même l’étanchéité des camps de prisonniers ? Cela semblait du pur bon sens. Cela paraissait aller de soi. Eh bien vous n’y pensez pas ! Impossible ! Il faut nous excuser. Nous, pauvres Européens, victimes d’une sourde fatalité, nous sommes toujours aussi impuissants à nous unir, soixante-dix ans après notre réunion dans la grande famille européenne.
Pareille prouesse historique de la part de l’Europe est à inscrire dans le grand Livre de l’impuissance volontaire, de Ponce Pilate à Barak Obama se refusant de bombarder Bachar le Chimique, via, avant-guerre, l’abandon de la République espagnole et de la Tchékoslovaquie à Munich.
A l’heure où l’Amérique post-virgilienne se retire des affaires du monde, à l’heure où, partout, les autocrates casqués se sentent des ailes et entendent prendre leur revanche sur l’Occident et ses valeurs démocratiques, l’Europe a, une fois de plus, passé son tour et s’est tirée toute seule une balle dans le pied.
Dernière pirouette en date : la proposition à retardement de la ministre allemande de la Défense, «AKK», d’une zone de sécurité sous contrôle international à la frontière turco-syrienne, quand y patrouillent depuis plusieurs jours déjà forces turques et forces russes. Cette brillante a tout l’air d’une palinodie et, sous ses dehors humanitaires, du dernier coup de pied de l’âne aux Kurdes de Syrie.
On peut toutefois s’interroger sur tant d’irresponsabilité européenne et, presque, de masochisme.
Sans verser dans la paranoïa ou le complotisme, une chose reste troublante. Erdogan ne cessait de menacer l’Europe si l’on s’opposait à ses ambitions, de la noyer sous un tsunami de réfugiés syriens qu’il abrite par millions sur le sol de la Turquie. Le même Erdogan proclame que l’un des buts de l’opération, baptisée, en une antiphrase grinçante et atroce, «Source de paix», est d’installer tout au long de la zone frontalière de 30 kilomètres de large, «libérée» de sa population kurde par les bombardements, plusieurs centaines de milliers de réfugiés syriens et de vider ainsi la Turquie de ses camps. N’y aurait-il pas là, de la part de l’Europe, une sorte de lâche soulagement, un acquiescement muet, «from behind» ?
Simple supposition ? Malignité du commentateur? Peut-être. Peut-être pas.